#psPlaisir – Laurent Flutsch : le plaisir chez les Romains

La chronique de Laurent démarre à 7:13
» écouter sur Soundcloud

Billet diffusé dans le cadre de l’émission radio-dessinée #psPlaisir le 16 janvier 2016 à Lausanne

 

LE PLAISIR CHEZ LES ROMAINS

Vaste sujet. A l’évidence, il est aussi foisonnant, aussi variable, aussi complexe et aussi vague que la notion de « plaisir chez les Occidentaux des temps modernes ». Avec au moins trois difficultés supplémentaires et cumulées:

Premièrement, « les Romains », c’est flou. Une telle dénomination amalgame des variables chronologiques (on n’a pas forcément la même définition du plaisir dans la Rome du 3e siècle avant et celle du 3e siècle après J.-C.), des variables géographiques (Rome, l’Italie, les provinces avec leur mixité culturelle entre traditions indigènes et apports romains), des variables sociales (système de castes, phallocratie).

Deuxièmement, il subsiste nombreuses inconnues liées à la nature à la fois lacunaire et biaisée des sources.

  • Les sources littéraires sont: exclusivement masculines, généralement métropolitaines et toujours limitées aux élites.
  • Les sources archéologiques sont lacunaires, aléatoires, souvent délicates à interpréter. Bien que plus « démocratiques » que les textes, elles sont elles ussi faussées par le fait que les nantis laissent davantage de traces matérielles que les autres. Sans compter que le plaisir ne se sédimente pas directement dans le terrain, et qu’il ne peut donc être abordé que par des traces indirectes.

Troisième difficulté, la distance culturelle entre l’Antiquité et nous. La notion de plaisir relève de structures sociales, de modes de pensée, de bagages intellectuels, de codes moraux, de mentalités qui, dans l’Antiquité, sont différentes, et qui en bonne partie sont impossibles à cerner. Comment un artisan potier de Lousonna, une matrone, un esclave, un enfant percevaient-ils le plaisir ? On ne sait pas.

Et sur des sujets comme celui-là, l’interprétation des rares témoignages est évidemment empirique et subjective. Elle est déformée par des prismes culturels et moraux postérieurs, et aussi bien sûr par le regard et les références personnelles de l’observateur. Difficile d’aborder le plaisir chez les Romains sans engager, consciemment ou non, sa propre perception intime du plaisir.

Tentons tout de même d’aborder le sujet, en commençant par un repère philosophique, donc par la Grèce et par Epicure, qui en 306 avant notre ère un jardin où il fonde une école philosophique. Il enseigne que tout est fait d’atomes, y compris l’âme. Dès lors, tout est fait de sensations. Et le but de la vie est de cultiver les sensations agréables.

« Le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. Il est notre bien premier, inné et congénital, et c’est lui qui oriente nos choix et nos rejets » (Epicure, 342-270 avant J.-C.).

L’épicurisme se distingue de l’hédonisme par une forme de mesure dans la quête des plaisirs. Cette quête s’inscrit dans une pondération permanente entre les plaisirs et leur contraire, à savoir la douleur, le manque, les angoisses, les efforts, bref, tout ce qui produit des sentiments et des sensations désagréables. L’épicurisme vise avant tout à l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de troubles. Aujourd’hui, on dirait peut-être zénitude.

« Ne bondissons pas sur n’importe quel plaisir », disait Epicure ; « mieux vaut oublier ceux qui impliquent trop de difficultés. » Etre épicurien, c’est d’abord goûter la simple joie de vivre. C’est moins rechercher le maximum de plaisir à tout prix que savoir profiter au mieux de celui que procure l’existence.

Epicure cultive la satiété. En substance : si le sage rejette le désir du toujours plus, c’est qu’il crée un manque continu. Or le manque est l’opposé du plaisir. L’épicurisme rejoint ainsi, avant la lettre, la mise en cause du dogme de la croissance. Savoir être satisfait du minimum, en revanche, apporte la tranquillité de l’âme, donc le plaisir, si l’abondance fait défaut. Et si l’abondance survient, c’est alors un plaisir supplémentaire !

Pour être épicurien, il y a deux conditions :

  • Premièrement, ne pas craindre les dieux : selon Epicure, ils existent mais ils ne s’occupent pas de nous. Ils n’agissent pas sur ce qui se passe ici bas. Dès lors, s’imposer des contraintes pour obtenir leurs faveurs ou éviter leur colère est idiot : c’est de la pure superstition.
  • Deuxièmement, ne pas craindre la mort, qui n’a rien à voir avec nous : quand on vit, elle n’existe pas. Quand elle est là, on n’existe pas. Il faut donc savourer la durée de la vie, sans penser à la fin.

Dans le monde romain, la pensée d’Epicure est relayée est diffusée par plusieurs penseurs et poètes, comme Amafinius, Lucrèce et Horace, avec son fameux Carpe diem.

Evidemment on ignore la portée réelle de ces préoccupations philosophiques sur le commun des mortels. On imagine bien que l’artisan potier de Lousonna ne lisait pas Epicure, ni Lucrèce ni Horace.

 

Plus concrètement, et en gardant à l’esprit les remarques formulées en introduction, que peut-on dire à propos du plaisir chez les Romains ?

D’abord, il faut rappeler qu’on parle d’une société esclavagiste. La recherche des plaisirs est donc plutôt réservée aux gens libres. Rappelons aussi, à cet égard, que le calendrier romain compte environ 150 jours fériés, et que l’antiquité romaine a introduit, dans nos régions du moins, ce qu’on appelle aujourd’hui la civilisation des loisirs.

Au plan collectif, on peut citer les plaisirs des thermes, du délassement, du fitness, les jeux de société et les jeux de hasard, et les spectacles. Les Romains goûtaient comme chacun sait à des plaisirs qu’on tendrait à réprouver aujourd’hui, comme les spectacles violents qui déchaînaient les foules : massacres, chasses, combats de gladiateurs… De nos jours, on transpose ce genre de divertissement violent sur des supports fictifs, jeux vidéo, cinéma, télévision, ou sport parfois.

Ensuite, il y a les plaisirs corporels. Ceux de la table, pour commencer. D’abord, il faut récuser les clichés. On imagine volontiers que les Romains cultivaient une gastronomie délirante et multipliaient les festins et les orgies… Faux. La société romaine réprouvait les excès de toute nature. Les banquets orgiaques étaient le fait de quelques nababs, des caprices et de la frime de milliardaires, vertement dénoncés. Paradoxalement, c’est par les textes de ceux qui condamnaient ces dérives qu’elles ont été rendues célèbres, et qu’elles ont été associées à tort au mode de vie romain. L’empereur Auguste, par exemple, répétait que son plus grand plaisir, à table, c’était de manger du pain et du fromage, ou de la soupe.

Mais ce sont sans doute les plaisirs charnels qui sont à la fois les mieux documentés et les moins dépendants de contraintes économiques.

On croit souvent que les Romains étaient des jouisseurs invétérés, perpétuellement vautrés dans la luxure. Faux, là aussi. Tout repose sur une interprétation erronée et anachronique des sources.

Les turpitudes de Tibère, Caligula ou Néron crûment détaillées par les auteurs antiques, les satires salaces de Juvénal ou de Martial, les poèmes érotiques de Catulle, les conseils d’Ovide sur l’art d’aimer… : bien des textes latins ont pu heurter les sensibilités plus récentes.

S’y ajoutent les graffitis lubriques, les phallus en érection figurés sur les murs ou portés en pendentif, les effigies du dieu Priape au mieux de sa forme, des scènes très explicites sur les fresques, sur les lampes ou même la vaisselle, la nudité des statues… Tout cela, dans une morale chrétienne où le sexe est un péché et où les parties sexuelles sont honteuses, relève du vice et de l’obscénité. Les moeurs romaines ont dès lors été jugées scandaleuses, répugnantes, asservies au charnel et pourries de luxure.

En réalité, quand les auteurs latins dépeignaient des débauches, c’est pour les dénoncer. Et les images de phallus érigés, loin d’être érotiques, protègeaient contre le mauvais oeil. Hostile aux excès, la mentalité romaine prônait la vertu et la famille.

A l’époque, les relations sexuelles s’inscrivaient simplement dans une culture différente : celle d’une société patriarcale, affreusement phallocrate, où tous les êtres humains n’étaient pas égaux, où les uns pouvaient disposer à leur gré du corps d’autrui. Une culture qui ignorait les notions « homo » et « hétéro ». Une culture, enfin, où la chair n’était pas honteuse et où le plaisir n’était pas un péché.

Dans le monde romain, la vertu (virtus) n’est pas un vain mot. Référence morale officielle, elle englobe les principes qui font les bons citoyens.

Loin d’être un jouisseur invétéré, le Romain digne de ce nom cultive avant tout la discipline et l’endurance, les qualités militaires et agricoles, l’engagement civique et politique, les valeurs matrimoniales et familiales. Fonder un foyer et engendrer de futurs citoyens, tel est son devoir envers la collectivité et l’Etat.

Dans un système patriarcal, la virilité est ainsi primordiale. La vertu est d’abord masculine : le terme latin virtus est formé sur le mot vir, l’homme (au sens mâle).

Chef de famille, le mari honore son épouse pour procréer. Mais comme il n’en est pas moins homme, il est normal et admis qu’il épanche hors mariage son trop-plein de virilité, pourvu que ce soit avec des partenaires de rang inférieur.

L’épouse, quant à elle, se doit d’être féconde, bonne mère, bonne intendante, dévouée, pudique, et fidèle. Son corps n’est pas un objet de désir : en public, elle cache ses appâts sous des vêtements longs et enveloppants, et porte un voile. En privé, elle couche avec son époux pour tomber enceinte.

Sa libido à elle n’est pas prise en compte. L’adultère ou l’usage sexuel des esclaves lui sont interdits : elle pourrait enfanter des bâtards de basse filiation qui usurperaient celle du mari, et morcèleraient l’héritage des enfants légitimes.

Côté sexe récréatif (pour Monsieur, en principe), celui qui rechigne à engrosser les servantes et autres amantes peut recourir à des moyens contraceptifs, le plus efficace et le plus naturel consistant à passer par derrière : sodomiser un homme ou une femme est donc la méthode la plus usitée.

Pour une femme, recourir au pénis d’un eunuque offre le même degré de sécurité. Mais si certains esclaves sont castrés, de même que les prêtres de la déesse Cybèle, les eunuques restent une denrée assez rare.

A défaut, les Romains prônent divers gestes censés prévenir la fécondation : qu’un serviteur jette un seau d’eau froide sur les amants au moment de l’éjaculation ; que la femme bouge en cadence pendant l’acte, qu’elle se fasse éternuer juste après, qu’elle procède à un rinçage vaginal approfondi.

D’autres précautions interviennent avant le rapport sexuel. On conseille aux femmes de s’enfoncer dans le vagin des tampons de laine imbibés de substances jugées spermicides : miel, ail écrasé, chair de concombre, résine de cèdre, vieille huile d’olive, blanc de céruse, alun… Gardé en place deux ou trois heures, le tampon est retiré juste avant l’acte.

En cas de grossesse non désirée, le recours à l’avortement est admis, bien qu’il suscite un débat éthique chez les médecins. Certains y opposent leur vocation à protéger la vie ; d’autres, comme Soranos au 2ème siècle de notre ère (on peut l’entendre dans l’alcôve voisine), réprouvent l’avortement par coquetterie ou pour adultère, mais l’acceptent voire le préconisent pour raisons de santé.

 

Qui couche avec qui, et comment ?

Schématiquement, le sexe extra-conjugal obéit aux principes suivants :

  1. homme et femme ne sont pas égaux ; lui peut s’épancher hors mariage, elle est censée être chaste et fidèle.
  2. un mâle digne de ce nom domine et pénètre. Tout autre rôle est infamant.
  3. les pratiques sexuelles suivent la hiérarchie sociale ; le rôle soumis est réservé aux gens de rang inférieur.
  4. les notions « homo » et « hétéro » n’existent pas.

Dans la vraie vie, ces normes sont évidemment élastiques, avec variantes et transgressions multiples que relatent les témoins antiques.

Une femme n’a pas le droit de tromper son époux, de se dévergonder avec des gladiateurs ou des artistes, ni d’user sexuellement des esclaves ; mais certaines le font quand même.

Un citoyen libre ne devrait pas coucher avec une femme mariée et cocufier ainsi un autre citoyen ; mais certains le font quand même.

Les hommes sont friands de mignons, esclaves adolescents que la puberté, avec ses poils râpeux, n’a pas encore abimés. Les sodomiser n’exclut pas la tendresse, ce qui parfois fâche les épouses.

Autre palliatif sexuel pour hommes, la prostitution est perçue comme un service utile à la société. Mieux vaut assouvir ses besoins ainsi plutôt qu’avec la femme d’un autre ou avec une maîtresse attitrée, encombrante et souvent plus coûteuse. Sans compter que les prostituées satisfont des goûts ou des fantasmes auxquels les amantes, sans parler des épouses, ne consentent pas forcément. Idem pour le sexe entre mâles, même si la prostitution masculine semble plus marginale.

Exercé à titre indépendant, parfois occasionnel, ou en tant qu’esclave pour le compte d’un propriétaire maquereau (activité mal vue voire prohibée selon les périodes), le sexe tarifé englobe un vaste éventail de prestations et de qualités : courtisanes de luxe à domicile, filles en bordel cossu ou sordide, serveuses d’auberges qui montent en chambre, tapineuses dans la rue, les parcs et les cimetières (en bas de gamme).

Enfin, les esclaves peuvent bien sûr servir d’objets sexuels. Mais il est défendu d’utiliser le bien d’autrui sans demander l’accord du propriétaire.

 

Quant aux pratiques, mentalité phallocrate et structure sociale régissent, on l’a vu, les pratiques sexuelles romaines. Le mâle dominant pénètre par devant ou par derrière, il reçoit des caresses manuelles ou buccales, il éjacule. Il est en revanche indigne de lui de se faire sodomiser et de prodiguer les mêmes caresses. Résumé limpide de ces codes à la fois phallocrates et sociaux : s’il est très infamant pour l’homme de faire lui-même une fellation, il est plus honteux encore de pratiquer un cunnilingus.

S’ils sont citoyens, les suceurs et les lécheurs sont donc copieusement moqués, de même que les sodomites passifs.

C’est qu’un homme digne de ce nom ne s’abaisse pas à songer au plaisir de l’autre, encore moins à y oeuvrer. Fait révélateur, le poète Ovide (43 avant – 18 après J.-C.) est le seul à aborder l’orgasme féminin et à s’en soucier. Il dit aimer que sa partenaire jouisse avec lui. Mais c’est d’abord pour aviver son plaisir à lui : il prescrit d’ailleurs à celles qui n’atteignent pas l’orgasme de simuler, et que ce soit crédible !

Côté préliminaires, les paroles, les baisers avec la langue et les caresses variées sont appréciés. Les positions sexuelles varient, mais par principe c’est l’homme qui agit.

La panne d’érection, ou l’impuissance chronique, suscitent bien sûr la honte et les sarcasmes. Il n’est pas rare que l’homme en rejette la faute sur la femme, pas assez désirable ou pas assez active, ou qu’il invoque un sort jeté contre lui. Des aphrodisiaques (roquette, sarriette…), des talismans, des rites magiques et religieux sont supposés remédier aux déficiences viriles.

Courante sans doute, la masturbation est jugée stérile pour l’homme, lubrique chez la femme (qui peut en outre user de godemichés).

Au registre des déviances et des tabous évoqués par les auteurs latins figurent l’amour lesbien, l’exhibitionnisme et le voyeurisme, la libido des femmes âgées et la gérontophilie, la pédophilie (sur enfants en bas âge), le fétichisme sur statues, la zoophilie (parfois infligée à des condamnées dans l’arène)…

Enfin, l’inceste est un interdit, parfois transgressé notamment au sein de la famille impériale.

A la fin de l’époque romaine, l’imposition du christianisme va changer radicalement les perceptions. Rappelons le début de la bible : dès qu’Eve et Adam eurent goûté au fruit de l’arbre de la connaissance, « les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures » (Genèse 3,7).

Condamnant la nudité, la bible mue les sexes masculin et féminin en parties honteuses. Elle dicte aussi nombre de tabous, bannissant la sodomie et le sexe pour le plaisir, déclinant globalement l’érotisme en péchés mortels.

La doctrine chrétienne prône par ailleurs le rejet du charnel au profit du spirituel : l’appel des sens éloigne prêtres et fidèles de la contemplation de Dieu. Et bien sûr, elle considère la femme comme un être impur, inférieur, éternellement coupable du péché originel

En s’imposant au 4e siècle à Rome, puis dans nos régions, la chrétienté a donc changé la mentalité et les moeurs sexuelles. Les papes et les conciles ont interdit les fêtes et les coutumes romaines jugées licencieuses, décrété le célibat et la théorique chasteté des prêtres, sacralisé le mariage et banni le divorce, réduit le sexe à la fonction conjugale et procréatrice.

Par la suite, le protestantisme ajoute sa touche d’austérité et de pruderie.

Selon les régions et les périodes, la pudeur et la morale restrictive en matière de sexe régentent jusqu’à nos jours le quotidien et les arts, de la fermeture des maisons closes en France aux condamnations papales du préservatif en passant par la longueur des jupes et les censures diverses.

Tout récemment aux Etats-Unis, les auteurs de la BD Murena, dont l’action se déroule à l’époque romaine, ont été contraints d’ajouter des pagnes aux gladiateurs dessinés nus : les choses n’ont guère évolué depuis Botticelli !

 

Voilà qui illustre le décalage entre les perceptions romaines et celles d’aujourd’hui. Le plaisir, en particulier le plaisir sexuel, est un phénomène fondamentalement naturel ; mais chez l’espèce humaine, à l’époque romaine comme aujourd’hui, il est profondément culturel.

Derniers épisodes