#psPlaisir – Séverine André : la sociologie de la tyrannie du plaisir

La chronique de Séverine démarre à 41:39
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Billet diffusé dans le cadre de l’émission radio-dessinée #psPlaisir le 16 janvier 2016 à Lausanne

PLAISIR ET SOCIOLOGIE

Cadre théorique : appréhender le plaisir en sociologie

Le plaisir n’est pas vraiment un objet de prédilection de la sociologie : en effet, il est très récent que des affects positifs soient envisagés comme des moteurs possibles du changement social. (Je caricature. Nombre de branches de la sociologie, comme la sociologie du corps ou la sociologie de l’art ont pris en compte ce paramètre, mais il est rarement central).

Dans les grandes lignes, le plaisir fut l’objet de la philosophie, hédoniste ou morale, et plus tard l’affaire de la psychanalyse, de la psychologie, de la sexologie : des disciplines plus directement en prise avec les individus et leurs affects.

Il y avait bien une raison à cela : le plaisir, dans son acception traditionnelle, est à la mesure de l’homme, juge suprême de son ressenti. En philosophie, on appelle ça « autorité de la première personne » : est plaisir ce que l’individu ressent et qualifie comme tel.

Les sciences dures ont pour leur part trouvé des substrats biologiques au plaisir, qui permettent de l’envisager de façon « technique » : sous forme d’influx, de connexions, de libération d’hormones, d’allumages de zones cérébrales : le plaisir devient localisable et quantifiable.

Mais pour la sociologie, qui implique un changement d’échelle, de l’individuel au collectif, un problème se pose : il n’y a ni substrat physique, ni instance de perception : qui, dès lors, serait habilité à dire ce qu’est le plaisir à l’échelle d’une collectivité entière ? On est bien forcé de partir d’une convention, et prendre pour objet ce qu’une société, à un moment donné, désigne par ce terme. On peut alors observer les contextes de pertinence de cette notion, et s’intéresser au forme que le plaisir peut prendre dans les contextes en question.

Pour autant, le plaisir peut-il être considéré comme un fait social ? Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie moderne, proposait qu’un phénomène peut être considéré comme un fait social s’il répond à ces quatre critères :

  1. la généralité : que ce fait soit assez fréquent ;
  2. l’extériorité : que ce fait soit extérieur aux individus, c’est-à-dire qu’il se situe dans la sphère collective et non privée ;
  3. Le pouvoir coercitif: le fait social s’impose aux individus, il ne résulte pas d’un choix individuel. Il est le fruit d’une combinaison de différents facteurs sociaux, économiques, historiques, géographiques, politiques… Cette combinaison impose des contraintes à l’individu ;
  4. Le critère historique: pour qu’un fait devienne social, il faut qu’il se généralise et donc, un fait nouveau ne peut être social avant une certaine période.

 

A première vue, le plaisir ne semble pas remplir idéalement toutes ces conditions. Il arrive pourtant que le plaisir, prérogative de la sphère privée, rejaillisse dans la sphère collective, pas tant sous la forme de sensation, mais plutôt d’enjeu ou de revendication. Il suffit de penser à la condamnation du plaisir dans certains contextes religieux, au « droit au plaisir », revendiqué par les manifestants de mai 68, à la privation de plaisir imposé aux femmes dans certaines cultures par le biais de l’excision, ou plus récemment, au plaisir porté en étendard par le Parisiens contre, je cite, « le terrorisme et la barbarie ».

Le plaisir revêt, dans chacun de ces exemples, des enjeux différents. Il peut figurer un ensemble de valeurs, autour desquelles on se fédère pour contrer, soit un système oppressant, soit une idéologie à laquelle on ne souhaite pas se soumettre. Etre du côté du plaisir, c’est l’être contre quelque chose : la religion, le productivisme, le paternalisme, l’exploitation, etc. (faire primer l’individuel sur le collectif)

Mais le plaisir peut aussi, lorsqu’il est contrôlé par un groupe dominant, servir de moyen de coercition, comme dans l’exemple de l’excision. Dans ces situations, il y a friction entre les sphères privée et publique, puisque ce qui devrait appartenir en propre à l’individu fait l’objet d’un contrôle social.

Une illustration : plaisir marchand et marchandisation du plaisir

J’ai choisi de m’intéresser à la notion de plaisir telle qu’elle est utilisée par la société de consommation, véhiculée par les médias, et conditionnée par l’industrie du divertissement et des loisirs.

En effet, il semble que le plaisir soit partout :

« Le plaisir de conduire », « hurlez de plaisir », « le plaisir du goût », « le plaisir au cœur léger », « rugir de plaisir », « le plaisir à l’état brut », « habillez-vous de plaisir », « goûtez au plaisir de la légende », ou encore, « du plaisir à tartiner ».

Depuis son avènement au milieu du 20e siècle, la société de consommation est devenue le plus grand et le plus puissant pourvoyeur de ce qu’on identifie aujourd’hui comme « le plaisir ». L’émergence de cet état de fait est complexe, et mériterait à elle seule une enquête. Je propose de retenir ici quelques éléments qui je pense furent déterminants.

Première étape, les loisirs :

Les loisirs, en tant que contrepartie agréable au travail, accordée par les patrons aux employés des industries, font lentement leur apparition au début du 20ème siècle. Les ouvriers bénéficient dès lors de temps libre, et parfois de moyens, que l’industrie de masse va s’évertuer à combler par la production de biens propres à satisfaire cette nouvelle réalité sociale. L’industrie des loisirs fait progressivement son apparition.

Deuxième étape, mai 68 :

Les manifestants, lorsqu’ils revendiquent « le droit au plaisir », ne font pas référence qu’à la liberté sexuelle. Leur critique porte aussi sur cette organisation rationnalisée du loisir, et donc, du plaisir. Dans ce système capitaliste, l’offre est en effet excessivement homogène, et les contestataires y voient surtout un moyen de contrôle du système sur les individus. Pour eux, ce sont au contraire « l’autonomie » et « la créativité » qui sont garantes d’un plaisir vrai.

En dépit de sa force, cette contestation n’aura pas raison du système. L’industrie de masse récupère même ses revendications, pour les incorporer à l’offre marchande, qui devient alors plus ciblée, diversifiée. Le marché prend cependant une furieuse distances avec les idéologies, qui risqueraient de créer des camps : il s’agit que le plaisir tel qu’il est vendu s’adresse au plus grand nombre, toutes classes, sexes, et âges confondus. Le plaisir devient le moteur principal du nouveau capitalisme. Il en est même la condition, selon les termes d’une économiste citée par l’hebdomadaire La Décroissance.

Comment expliquer qu’aujourd’hui, le système capitaliste, par définition inhumain, et donc insensible, continue de faire du plaisir son cheval de bataille ? C’est bien pour nous, mais on aimerait comprendre.

Le mécanisme est en fait assez simple : la société de consommation, c’est un système qui repose sur la stimulation d’achat de produits et de services en quantité toujours plus importante.

L’humain a des besoins, et le fait de les satisfaire lui procure du plaisir. Le seul problème c’est que ces besoins sont foncièrement limités, et qu’il est très compliqué de créer des besoins.

« Vendons-lui directement du plaisir », doit s’être écrié un quelconque publicitaire il y a de ça un siècle !

L’idée n’était pas mauvaise. En somme, il s’agissait de sortir le plaisir d’un processus limitant et de se rendre compte que, même quand on n’a pas soif, c’est quand même agréable de boire (surtout des boissons énergisantes et des sodas qui ne désaltèrent pas).

Par chance, en effet, cette densification du plaisir rencontrait une disposition préalable de l’humain, qui consiste à « jouir le mieux possible des plaisirs et commodités de la vie », selon les termes du sociologue Patrick Pharo.

Sans compter que ce procédé marchait pour tout : alimentation, habitat, textile, mais aussi conduite automobile ou téléphonie. Et aucun risque de se voir accuser de publicité mensongère : qui pourrait bien intenter un procès à une marque pour n’avoir pas eu le plaisir escompté?

Le plaisir vu par la publicité n’a plus d’autre limite que les possibilités qu’il offre. Devenant à la fois fin et moyen, accomplissement ultime et condition minimale, il mêle à l’envi toutes les représentations jusqu’à la contradiction. Entre conformisme et distinction, économie et flambe, discrétion et frime tapageuse. Devenu synonyme de tout, et surtout de rien de précis, on ne retient du plaisir que sa connotation positive, agréable, inoffensive. Le plaisir n’est plus qu’un levier. Tout repose sur ce seul pouvoir de polarisation, entre agréable et désagréable. (conduire-le plaisir de conduire)

Dans ce contexte, on ne choisit plus le plaisir contre quelque chose : on choisit le plaisir tout court. Le plaisir marchand, c’est l’illusion que l’individu et ses affects sont au centre du système.

Par ailleurs, cette forme de plaisir est présentée comme une véritable libération pour l’individu : dirigé par des logiques marchandes, le plaisir n’est plus l’aboutissement d’une recherche, d’un quête. On dit à l’homme ce qu’il désire, en dans le même mouvement, on le lui vend. Les pervers n’ont alors qu’à se retrouver autour d’activités telles que le sport, la culture cultivée ou les films d’auteur, dans lesquelles le plaisir ne s’acquiert qu’au terme d’efforts, de patience et de discipline.

Dans la logique marchande, le plaisir est aussi présenté comme le lieu d’une affirmation de soi, selon l’idée que « ce dont j’ai envie est nécessairement le reflet de mon moi profond ». C’est un leurre. L’écrivain Pier Paolo Pasolini souligne à quel point, dans ce contexte, ce qu’on identifie comme du plaisir correspond toujours aux standards de la société de consommation. Et j’ajouterai, aux standards de la société en général :le plaisir est question d’âge, de sexe, de classe sociale. Le plaisir est toujours formaté par des valeurs morales, voire religieuses. Le plaisir est réservé à certains lieux et circonstances. Le plaisir repose enfin sur des normes éthiques, esthétiques, judiciaires. On ne cherche le plaisir que dans le cadre où il est socialement admis qu’on le trouve.

« Bilan »

Cette société de consommation, et la conception du plaisir sur laquelle elle repose, aurait colonisé nos imaginaires (selon l’expression de l’économiste Serge Latouche)au point que l’impératif de se faire plaisir a envahi l’ensemble de la vie sociale. Même les choses les plus contraignantes sont prétexte au plaisir, comme en témoignent ces titres d’ouvrages : « apprendre l’allemand avec plaisir », « maigrir avec plaisir », « le plaisir, nouvel enjeu du management ».

À tel point que parfois, le plaisir peut être vécu comme un idéal difficile à satisfaire, une source de pression, de compétition, voire de frustration, ce qui est contradictoire. L’humain continue pourtant à alimenter cette « religion », ce « diktat », cette « tyrannie du plaisir ».

De l’autre côté, les partisans de la décroissance, le représentants de la culture, de l’éducation, les autorités, entre autres, se demandent quel argument ils vont pouvoir opposer à ce plaisir marchand, immédiat, puisque même les désastres environnementaux et humains résultant de ce système ne semblent effrayer personne. Le plaisir des uns devient le péril des autres, et il est alors synonyme d’irresponsabilité, de passivité, d’absence de valeurs et de citoyenneté.

La dissidence s’organise, sans pour autant remettre en cause l’importance du plaisir dans les sociétés humaines. La définition du plaisir, devenue enjeu communautaire, redevient synonyme de valeurs capables de garantir un vivre ensemble durable.

Cette redéfinition se joue principalement autour de quatre axes :

  1. de réinscrire le plaisir dans un processus, qui implique d’accepter que l’humain n’est pas conçu pour avoir du plaisir tout le temps, et que le plaisir est en fait un sentiment de « récompense », parmi d’autres sentiment qui ont aussi leur rôle à jouer.
  2. de sortir le plaisir des logiques marchandes, en redécouvrant ce qu’on appelle alors, par opposition, des plaisirs « simples » ou « authentiques »
  3. de réinscrire le plaisir dans le présent, en arrêtant de le conditionner au sempiternel prochain achat
  4. De se réapproprier les moyens de son propre plaisir, c’est-à-dire de se fier non plus au matraquage publicitaire, mais à ses propres sensations

 

Conclusion

Envisagé à l’intersection de l’individuel et du social, il semble que le plaisir fasse l’objet de « luttes de définition » : à une période où la société, les institutions, un système, détient le pouvoir (financier, symbolique), de donner une définition du plaisir, succède une période où l’individu revendique sa compétence à en donner une autre définition, avant que la sphère collective se réapproprie ce pouvoir, et ainsi de suite.

Tout cela, bien sûr, ne dit pas grand-chose du plaisir effectif des individus, mais on entrevoit, je l’espère, à quel point le plaisir peut être un enjeu central à l’échelle d’une société. C’est dire si l’émergence d’une sociologie des affects, comme elle est aujourd’hui développée par certains auteurs, a visiblement tout son sens.

 

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