Dossier – Bactériophages (phages) : le futur des antibiotiques?

Dossier d’Alan dans l’épisode #27.

Si on plaçait “infections nosocomiales” dans une conversation il y a 10 ou 20 ans, on passait presque forcément pour un extra-terrestre pédant ou un fou. Aujourd’hui, malheureusement, tout le monde ou presque sait ce qu’est une infection nosocomiale: c’est une infection par un germe qu’on “attrape” à l’hôpital. On y entre avec une maladie et on en ressort avec une autre (heureusement pas systématiquement!) en raison de la résistance de plus en plus efficace des bactéries face aux antibiotiques. Pas plus tard que le mois dernier, en février, le service de chirurgie de l’hôpital de Broye, en Suisse, puis le prestigieux Centre Universitaire Hospitalier Vaudois, le CHUV, à Lausanne, toujours en Suisse, ont été touchés par une bactérie contagieuse résistante à l’un des derniers antiobiotiques qui fonctionnaient encore jusque-là, la vancomycine. Idem à Marseille, en France, où la terrible bactérie Acinetobacter baumannii, résistante à tous les antibiotiques, découverte pour la première fois en 2001 a fait un retour fracassant chez un patient hospitalisé à l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille (APHM) comme nous le rappelait Futura-Sciences.

La fin du miracle des antibiotiques

Depuis la découverte de la pénicilline en 1928 par l’écossais Alexander Fleming (en fait, loi de Stigler oblige, la découverte a été faite 32 ans plus tôt par le français Ernest Duchesne, mais Alexander Fleming a été le premier à en comprendre le potentiel pour la médecine), depuis la pénicilline, donc, les antibiotiques ont fait des miracles, sauvé des millions de vies (en 1900, la pneumonie, la tuberculose, la gastroentérite et la diphtérie étaient à elles seules la cause d’un tiers de la mortalité humaine). Mais le miracle a ses limites. Les bactéries se sont adaptées par les mécanismes de l’évolution aux environnements les plus improbables depuis 2.5 à 3.5 milliards d’années! Ce ne sont pas quelques champignons habilement manipulés par l’homme pendant quelques dizaines d’années qui allaient stopper le mouvement. Nos moyens sont dérisoires à cette échelle-là. D’autant plus que, si la recherche était extrêmement prolifique à ses débuts, les laboratoires ont de plus en plus de mal à sortir de nouvelles classes d’antibiotiques. Si entre 1935 et 1968, on découvrait une nouvelle classe tous le 3 ans en moyenne, on n’en a en revanche découvert aucune entre 1968 et 2000, soit 32 ans! Et encore, selon un article du Times de l’année dernière qui relayait l’annonce de la découverte d’une nouvelle classe d’antibiotiques fin 2009, la dernière découverte d’une classe d’antibiotiques remontait à 1962 (les autres molécules découvertes en étaient dérivées). D’un côté: 90 ans de recherche, dont 50 passées à pédaler dans la choucroute. De l’autre: plusieurs milliards d’années d’adaptations selon les mécanismes de la sélection naturelle. A votre avis, qui a le plus de chance de gagner la bataille? Les recherches sur les antibiotiques continuent, évidemment, et il faut qu’elles continuent. Nous ne sommes de loin pas encore prêts à nous en passer. Mais il est temps de commencer à réfléchir à d’autres solutions.

Déjà entendu parler des bactériophages et de la phagothérapie?

On va commencer par poser le décor. Les bactériophages, c’est quoi? Wiki à la rescousse!

Un bactériophage (ou phage) est un virus n’infectant que des bactéries. En grec, phageton signifie nourriture/consommation. On les appelle également virus bactériens. Ce sont des outils fondamentaux de recherche et d’étude en génétique moléculaire. Les bactériophages servent entre autres, de vecteurs de clonage de gènes.

Bactériophage (wikipedia)

Les bactériophages sont présents dans l’ensemble de la biosphère. En effet, ils sont présents partout, mais en quantité plus importante dans les excréments, le sol et les eaux d’égout. La découverte des bactériophages se fait en 1915 par Frederick W. Twort (à Londres) qui remarque que des colonies de microcoques prenaient parfois un aspect vitreux, dû à une destruction des cellules bactériennes, et que cette caractéristique était transmissible à des colonies normales par simple contact. Puis Félix d’Hérelle fait la même observation dans des selles de malades atteints de dysenterie bacillaire (maladie du colon). Le support génomique des bactériophages peut être un ADN ou un ARN.

On résume: un bactériophage est un virus qui ne s’attaque qu’aux bactéries. On voit tout de suite en quoi les phages peuvent être intéressants! D’ailleurs, historiquement, jusqu’à la découverte des propriétés antibiotiques de la pénicilline par Fleming, les recherches dans la lutte contre germes infectieux portaient plutôt sur les bactériophages, mais ce volet a été complètement abandonné aux Etats-Unis et en Europe occidentale tant la piste des antibiotiques était prometteuse. Et on a un peu oublié de s’y remettre… Alors que ce ne serait pas bête du tout de s’y intéresser d’un peu plus près…

Parlons un peu phagothérapie

Mais pour commencer, nous allons suivre une histoire vraie, dénichée sur le site du magazine Popular Science, Popsci.com:

Cela n’avait l’air de rien au premier abord. La tache rouge apparue sur la cuisse de Roy Brillon aurait pu être une morsure d’araignée. Mais les semaines passant, la tache n’a cessé de grandir. En décembre 2004, la petite bosse aux airs innocents était devenue une plaie ouverte de la taille de la palme de sa main. Le médecin de Brillon, Randy Wolcott, lui a prescrit successivement tous les antibiotiques qu’il connaissait pour traiter l’infection, mais la lésion ne faisait que s’aggraver. “C’était vraiment terrible” dit Brillon, un peintre en bâtiment retraité, de 62 ans, de Lubbock au Texas. “J’ai dû arrêter le travail parce que je ne pouvais plus monter sur des échelles.”

Brillon avait le sentiment de se faire littéralement dévorer de l’intérieur. Et c’est effectivement ce qui était en train de se passer. Si on ne parvient pas à les maîtriser, des bactéries comme les streptocoques et les staphylocoques dévorent les tissus mous environnants pour se maintenir en vie, creusant un peu plus la plaie chaque jour, avec une efficacité terrifiante. La douleur était insupportable et même la morphine n’y faisait rien.

Wolcott connaissait bien le pronostic pour les patients souffrant d’une infection résistante aux antibiotiques comme celle de Brillon: la gangrène, l’amputation puis, pour quelque 100’000 américains chaque année, la mort. Wolcott ne supportait plus cette barbarie et dévorait toutes les revues médicales qui lui tombaient sous la main pour essayer de trouver quelque chose, n’importe quoi de plus efficace face à ce type d’infections.

Lorsque Brillon se présenta à son rendez-vous de suivi, trois semaines plus tard, Wolcott entra dans la pièce avec une pipette dans une main et une fiole de liquide dans l’autre, liquide qui ressemblait à s’y méprendre à l’eau d’un étang. Wolcott tenait en fait dans sa main le “quelque chose”, le “n’importe quoi de plus efficace” qu’il était prêt à tenter: une mixture dégoûtante de virus mangeurs de bactéries, des bactériophages.

Wolcott expliqua à Brillon que les médecins d’Europe de l’est utilisaient les bactériophages (ou phages) sans risques depuis les années 1920 pour soigner les affections contre lesquelles les antibiotiques ne pouvaient plus rien, de la tuberculose aux plaies infectées ouvertes comme la sienne. Même les groupes pharmaceutiques américains les vendaient jusqu’au début des années 1940. Mais la pénicilline, plus efficace, plus propre et plus rentable a fini par être préférée et généralisée. “Ces virus ne vont peut-être pas aider” s’est dit Wolcott, “mais s’ils ne font pas de mal, pourquoi ne pas essayer?”

Ce ne fut pas difficile de convaincre Brillon. Par contre, convaincre la FDA, (la Food and Drug Administration, l’autorité de régulation des denrées alimentaires et des médicaments aux Etats-Unis), était une autre histoire. Depuis 1963, chaque médicament vendu sur le territoire américain est soumis à un processus très strict d’approbation. La phagothérapie (c’est-à-dire le traitement via des bactériophages) n’ayant pas encore été soumise à ce processus, Wolcott a dû convaincre les instances compétentes de son Etat de l’autoriser à administrer le traitement aux seuls patients pour lesquels toutes les autres options avaient échoué. Ensuite, comme on ne trouve pas de bactériophages dans les pharmacies américaines, il a dû se rendre jusque dans une ex-république soviétique caucasienne, la Géorgie, pour trouver les précieuses bébêtes. Là, on les trouve en ventes libre, comme des collyres ou des sprays nasaux. Wolcott s’en est procuré 3 bouteilles en verre, pour 2$ chacune, contenant toutes des centaines de types de bactériophages.

Le hic, c’est que l’une des caractéristiques qui rend les bactériophages si efficaces, c’est leur capacité à changer de forme, ce qui n’aide pas  à soigner leur réputation auprès des autorités de régulations américaines. Bien qu’aucun effet secondaire n’ait été constaté en lien avec leurs mutations, les bactériophages ne se trouvent pas naturellement dans le corps humain et on a peur qu’ils puissent échanger des gènes avec d’autres micro-organismes et affecter d’une manière ou d’une autre le système immunitaire. Il est impossible de prévoir comment les bactériophages vont se comporter et évoluer en fonction de leur exposition à telle ou telle bactérie.

Pour la FDA, le sérum dont Randy Wolcott allait asperger la jambe de son patient, était nouveau et n’avait pas fait ses preuves. Mais pour les scientifiques travaillant à l’Institut George Eliava de bactériophages, microbiologie et virologie à Tbilissi, en république de Géorgie, il s’agissait-là d’un médicament aussi sûr que l’aspirine. Depuis 1923, quand l’Institut fut fondé, les scientifiques qui y travaillent ont traité avec succès des millions de patients et ont présenté plus de 100 recherches dans des conférences internationales attestant de l’efficacité clinique de la phagothérapie.

“C’est tout?” demanda Brillon après que Wolcott eut fait couler quelques gouttes du liquide jaunâtre sur sa plaie. Pas grand chose ne se produisit pendant les jours suivants et Brillon s’attendait à une nouvelle désillusion. Mais plus les jours passaient et plus la plaie rosissait. Un premier îlot de peau saine fit son apparition, puis d’autres… Au final, en trois semaines, la plaie était complètement guérie. “Vous devriez prendre des photos” dit Brillon à Wolcott “ou personne ne va le croire!”

Le rétablissement de Brillon fut étonnant, mais il ne fut pas unique. Wolcott avait également donné sa solution de bactériophages à 10 de ses patients les plus atteints, et beaucoup d’entre eux présentèrent des résultats similaires. Si les phages ont marché pour eux, se dit Wolcott, ne pourraient-ils pas fonctionner également pour les millions de patients aux Etat-Unis vivant avec une infection résistante aux antibiotiques? Ses patients en étaient la preuve vivante. La vraie question était: pourrait-il ou non convaincre la FDA?

A ma connaissance, Wolcott n’a toujours pas convaincu la FDA et Brillon avait, au moment de la rédaction de l’article cité, en 2009, d’autres problèmes de santé, indépendants de sa plaie et des phages.

Mais cette jolie histoire nous donne une bonne idée du potentiel formidable de l’approche. Les bactériophages sont partout dans la nature, ce serait même les organismes les plus nombreux sur la planète. Et l’équilibre phages / bactéries (selon wikipedia)  est stable depuis des milliards d’années alors qu’elles évoluent dans les mêmes environnements (partout où on trouve des bactéries, on trouve des phages…), laissant supposer que leurs stratégies d’évolution sont synchronisées: les bactéries n’arrivent pas à prendre d’avance comme elles en ont pris dans leur lutte contre les antibiotiques.

La phagothérapie, contrairement à l’antibiothérapie, est extrêmement bien ciblée: on peut sélectionner très finement la bactérie à traiter sans rien affecter dans les alentours et sans effets secondaires.

Panacée donc?

Pas forcément… Les législations vont mettre du temps à s’adapter car réglementer l’utilisation d’un organisme vivant en perpétuelle mutation est un vrai casse-tête technico-administratif…

Des problèmes éthiques apparemment insolubles sont également à mentionner: comme on l’a vu dans l’exemple de Wolcott et de Brillon, on expérimente sur des sujets humains. Certes condamnés mais tout de même!

D’autre part, on ne sait pas trop dans quelles conditions les recherches  soviétiques ont été conduites…

Il faut savoir aussi que les bactériophages sont utilisés dans un autre contexte, celui de la thérapie génique: ils ont la capacité d’utiliser la bactérie attaquée pour répliquer leur propre matériel génétique (c’est même leur mode d’attaque!) Dans le cadre des thérapies géniques, on se sert de bactériophages comme véritables seringues à ADN. Enormément d’espoirs sont placés dans ces recherches et on peut déjà imaginer qu’énormément de business risque d’en découler. Pour la petite histoire, lorsque le très controversé Craig Venter a annoncé avoir mis au point l’année dernière la première cellule vivante dont l’ADN, plus ou moins synthétique, qui contenait notamment des citations littéraires, c’est avec un bactériophage qu’il a transféré l’ADN.

Enfin, je me demande si on ne risque pas de finir par reproduire avec les bactériophages, les mêmes bêtises que nous avons faites (et continuons de faire!) avec les antibiotiques. Jusqu’en 1999, en Europe, on gavait “préventivement” les animaux d’élevage en batterie d’antibiotiques, tellement leur condition épouvantable les expose aux maladies! La pratique est désormais interdite, mais rien que pour la France, en 2009, plus de 1000 tonnes d’antibiotiques ont été vendues pour soutenir la production animale (voir un excellent article du Point sur le sujet). Si on fait les mêmes conneries avec les phages au nom de la rentabilité, je crois qu’on n’est pas sorti de l’auberge.

Je suis très heureux que Lia ait pu apporter sa perspective de scientifique dans le podcast. Si nous mettons la main sur une retranscription de son intervention, elle apparaîtra ici.

Bactériophages en action:

Pour aller plus loin:

Amazon.fr: Des virus pour combattre les infections : La phagothérapie : renouveau d'un traitement au secours des antibiotiques

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