Dossier – Comment un coquillage donne naissance à un poisson

 

Dossier de Marco dans l’épisode #56.

 

Tout naturaliste a son exemple favori d’adaptation surprenante. Pour Stephen Jay Gould, il s’agit du “poisson” que l’on trouve chez certaines espèces de moules d’eau douce, les Lampsilis.

Lampsilis vit comme presque tous les coquillages, à demi enfouis dans le sable avec la partie postérieure qui émerge. Au sommet de cette partie se trouve une structure qui a la forme d’un tout petit poisson, avec des nageoires latérales bien apparentes, une queue et même un œil. Plus incroyable encore, les nageoires ondulent en rythme, imitant les mouvements de la nage.

Presque tous les coquillages se reproduisent en libérant leur œufs dans l’eau, où ils seront fécondés puis où se déroulera le développement embryonnaire.

Mais les femelles de moules d’eau douce gardent leurs œufs en elles, où ils seront fécondés par le sperme que les mâles voisins laissent échapper dans l’eau. Les œufs se développent alors dans les branchies et forment une poche, nommé le marsupium  (en langage technique les moules d’eau douces forment la famille des unionidés, qui se divise aujourd’hui en 2 genres: les anodontes avec généralement des coquilles fines et vivant en eaux calmes. Et les Unios avec une coquille épaisse et résistant aux eaux plus vives)

Chez les Lampsilis, le marsupium des femelles est gonflé et forme le corps ce poisson-fake. Des 2 côtés du poisson se trouvent des extensions du manteau (le manteau est ce qui englobe le corps entier de la moule et forme un sorte de peau qui protège les organes de l’animal, en ne dépassant généralement pas les bords de la coquille)

Par leur forme et leur couleur, ces extensions ressemblent à un poisson avec une queue. Cette structure complexe (qui est donc formée du marsupium et des extensions du manteau) ne se contente pas seulement d’avoir l’apparence d’un poisson, mais elle en a également les mouvements. Un ganglion spécial  situé à l’intérieur du manteau,  innerve les nageoires. Pendant que les nageoires bougent rythmiquement, une pulsation, naissant à la queue, se propage le long du corps.

Vidéo sur Lampsilis:

Pour comprendre pourquoi ce coquillage donne naissance à ce leurre de poisson, il faut s’intéresser à la biologie de la reproduction de la Lampsilis.

Les larves d’unionidés (donc des moules d’eau douce) ne peuvent se développer si elles ne se fixent pas à un poisson au début de leur croissance.

Presque toutes les larves d’unionidés possèdent deux petits crochets. Une fois sortie du marsupium de leur mère, elles tombent au fond de l’eau et attendent le passage d’un poisson.

Mais les larves de Lampsilis n’ont pas de crochet et ne peuvent donc pas se fixer d’elles-mêmes aux poissons.

Pour survivre, il leur faut pénétrer dans la bouche d’un poisson et se frayer un chemin jusqu’aux branchies.

Lorsqu’un poisson approche, attiré par les mouvements du leurre, la Lampsilis propulse des larves hors du marsupium. Le poisson en avale quelques-unes et celles-ci se fixent sur les branchies.

On ne peut pas vraiment mettre en doute la fonction adaptative du poisson-leurre, mais comment est-il apparu? Comment le manteau et le marsupium se sont-ils réunis pour produire ce trompe-l’œil?

Il n’est pas très intuitif de répondre que cela s’est fait par une évolution progressive en passant par des étapes intermédiaires qui ne devaient guère ressembler à un poisson, et le “bon sens” nous amènerait à croire que cela faisaient partie des plans d’un grand Designer

En effet le poisson complexe de la Lampsilis est l’illustration parfaite de l’un des problème fondamentaux de la théorie Darwinienne: “Peut-on mettre en lumière la valeur adaptative des étapes intermédiaires de cette structure?” (Cela ressemble en quelques sorte à une question souvent posée par les créationnistes: “A quoi sert une demi-aile?”)

Pour résoudre ce problème, les évolutionnistes s’appuient sur une idée, appelé “préadaptation”, qui est un terme très mal choisi, puisque ce terme laisse suggérer que les espèces s’adapteraient en prévision d’une future évolution, alors que c’est exactement le contraire que veulent décrire les évolutionnistes.

La préadaptation permet de résoudre le problème de la fonction des stades intermédiaires en admettant que ces formes ne jouaient pas le même rôle que leur descendantes.

Par exemple, les premiers poissons étaient des agnathes, c’est à dire qu’ils ne possédaient pas de mâchoire (comme la lamproie de nos jours) Mais les os qui donneront un peu plus tard les premières mâchoires de poisson existaient déjà, ils avaient simplement une autre fonction: ils servaient de support à une voute de branchies situées à l’arrière de la bouche. Ils étaient alors parfaitement adaptés à cette fonction et ne savaient rien du rôle qu’ils seraient un jour amenés à remplir. La structure était déjà là, mais elle intervenait dans le mécanisme de respiration et ne servait pas à manger.

On y reviendra dans un autre podcast que je ferai certainement plus tard où on abordera l’évolution de cette structure qui forme également la mâchoire des reptiles, mais qui forme les os de l’oreille moyenne chez les mammifères (marteau et enclume).

Bref, d’après le principe de la préadaptation, une structure peut changer radicalement de fonction. Il devient alors possible de résoudre le problème des étapes intermédiaires en affirmant que les fonctions antérieures subsistent pendant que les nouvelles se mettent en place.

La préadaptation peut-elle nous aider à comprendre comment la Lampsilis a donné naissance à son poisson?

C’est possible à 2 conditions: D’une part, il faut découvrir une forme intermédiaire, comprenant au moins quelques éléments du “poisson” et ayant une autre fonction. Et d’autre part il faut mettre en évidence le rôle joué par le “poisson” pendant que se perfectionnait progressivement sa ressemblance.

La Ligumia nasuta, une proche parente de la Lampsilis, remplit la 1ere condition. Dans cette espèce, le manteau n’a pas d’extension chez les femelles enceintes. En revanche, elles présentent des membranes de couleurs foncées entre les deux parties de la coquille, lorsque celle-ci est entrouverte. La Ligumia se sert de ces membranes pour produire un mouvement rythmique assez étrange. Les bords opposés des membranes se séparent, laissant libre un espace long de quelques millimètres au milieu de la coquille. On aperçoit alors l’intérieur blanc de l’animal se détachant nettement sur la couleur foncée des membranes. Ce point blanc semble reculer vers l’arrière de la coquille, pendant qu’une onde de séparation se propage le long des membranes. Il semble que ce mouvement se produise environ une fois toutes les deux secondes.

Vidéo sur Ligulia nasuta:

Donc chez cette espèce de moule, nous retrouvons le même type de mouvement du manteau, mais sans les extensions de celui-ci. Cette structure attire également les poissons, mais d’après la meilleure spécialiste du sujet, Louise Russet Kraemer, les mouvements du manteau n’ont pas pour fonction première d’attirer les poissons, mais ces pulsations seraient destinées à aérer les larves qui se trouvent à l’intérieur du marsupium. La ressemblance avec les mouvements d’un poisson peut donc être considérer comme une préadaptation. Ainsi la ressemblance très imparfaite à l’origine, pouvait être améliorée par la sélection naturelle.

Et voici une vidéo montrant différentes formes plus ou moins intermédiaires du “poisson”

Pour conclure sur ce sujet, Gould nous ramène à notre supposé “bon sens”, en disant une phrase à laquelle j’adhère totalement: “Le bon sens ne peut servir de guide à l’analyse scientifique car il relève davantage des préjugés culturels que de l’honnêteté naturelle de l’enfant devant ce qu’il ignore”

qui rappelle la conclusion de Darwin sur son chapitre consacré à l’œil, qui dit plein de sagesse:

“Quand on a affirmé pour la première fois que le soleil était immobile et que le monde tournait autour, le bon sens s’est élevé contre cette doctrine; mais comme le savent tous les philosophes, le vieux proverbe Vox populi, vox dei n’a pas sa place dans la réflexion scientifique”

source: Darwin et les grandes énigmes de la vie – Stephen Jay Gould

Lien vers l’excellent blog de Pierre Kerner sur le dossier des unionidés:  http://ssaft.com/Blog/dotclear/index.php?post/2009/04/23/[Le-mercredi-on-converge]-L-attaque-des-moules-parasites!#comments

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