Phéromones, pas la guerre

Mini-dossier publié dans le cadre de la soirée radio-dessinée “L’Amour est dans la Pipette“, enregistrée en public à Paris, à l’Espace des Sciences Pierre-Gilles de Gennes avec le collectif Strip Science le 23 mars 2013 et publié en crossover sur le site de son auteur, Pierre Kerner: l’excellent Strange Stuff and Funky Things

Ah l’Amour! L’Amour et ses moments magiques! Ce moment où la femelle Mante religieuse, affamée après ses rapports sexuels, dévore la tête de son partenaire…

La femelle mante religieuse dévore la tête de son partenaire
Cet instant merveilleux où le mâle de l’araignée du Malabar se brise les organes génitaux pour boucher ceux de sa femelle.

Les pédipalpes de l'araignée mâle Nephilengys malabarensis sont restés dans les voies génitales de la femelle

Cette pratique poétique de la punaise mâle d’inséminer sa partenaire en lui perforant l’abdomen pour l’infuser d’une myriade de spermatozoïdes qui navigueront dans son sang à la recherche de ses ovaires…

Insémination traumatique du mâle de la punaise des lits Cimex lectularius
Ah l’Amour, y’a pas à dire, c’est puissant! Si puissant d’ailleurs que c’est bien souvent l’Amour qui est à l’origine de l’émergence de nouvelles espèces. En effet, la définition la plus communément admise de la notion d’espèce est qu’il s’agit d’une population dont les individus peuvent potentiellement se reproduire pour donner une descendance viable. Et qui dit reproduction, dit amour. Et si une partie d’une population décide de ne plus faire l’amour avec une autre, on peut parier qu’au bout de plusieurs générations, on aboutira à deux espèces.
Prenez le cas de la grenouille d’Afrique occidentale Conraua alleni (comme ça, au pif…).

Conraua alleni, Rödel
Jusqu’il y a peu de temps, on pensait qu’elle était la seule à peupler des régions comme la Côte d’Ivoire. Et puis des herpétologues de renom ont découvert des grenouilles qui, de prime abord identiques, étaient différentes sur un point crucial : leur chant… Ca peut paraitre anodin, mais vous allez voir que c’est hyper important!

Conraua sp., Rödel
En effet, ces chercheurs ont remarqué que certains mâles émettaient un chant un peu différent que les autres. Comparez un peu dans cet enregistrement audio, le chant nuptial successifs de deux mâles :



On dirait pas comme ça, mais c’est trèèèèèèèèès différent! Et après une batterie de tests génétiques, ces chercheurs ont d’ailleurs pu confirmer que chaque population, avec son chant spécifique, correspondait en réalité à une espèce différente! La première garde le nom de Conraua alleni et la seconde porte le nom temporaire de Conraua sp. Et il est très probable que, si ces populations se sont scindées en deux espèces, ce soit justement à cause de cette histoire de sérénades. Imaginons-nous par exemple dans la peau gluante d’une femelle Conraua alleni. Soudain, un mâle de notre espèce nous fait la cour. Transposé en musique des 80’s, ça nous donne ça:


Vous conviendrez que c’est plutôt pas mal pour mettre l’ambiance, avant que le mâle vienne nous presser les flancs pour nous faire lâcher nos ovules et nous arroser le derrière de sa semence.
Si par contre un mâle Conraua sp. venait s’égosiller près de nous, ça ressemblerait plutôt à ça:


Moué… Niveau Sex-Appeal, va falloir repasser. Et bien pas pour tout le monde! Car Madame Conrau sp., elle, elle kiffe ce coassement rauque! Elle le préfère! Comme on dit, tous les gouts sont dans la nature!

Voilà donc un bel exemple du phénomène de spéciation, c’est à dire de la scission de deux espèces à partir d’une seule, très probablement causée par une histoire de séduction. Pour faire plus scientifique et carrément moins sexy on peut parler d’un isolement reproductif sympatrique: cela signifie, pour le commun des mortels, que, juste parce que elles se kiffent plus et donc ne se reproduisent plus ensemble, toutes ces grenouilles quasi identiques et qui vivent sur le même territoire se sont finalement séparées en deux espèces.

Mais quand même, moi, je me pose une question: comment ça a commencé ce bazar? Est-ce que ce sont certains mâles qui se sont mis à chanter faux? Est-ce que ce sont certaines femelles qui ont fait la fine oreille? Il semblerait que dans un cas comme dans l’autre, la variation mène à une impasse! Je m’explique: on a l’impression que dès qu’un individu essaie de faire l’original en terme de technique de drague, il risque de pas choper et donc de condamner ses possibilités de transmettre ses gènes. Dans cette histoire, le mystère n’est pas résolu et on est toujours à chercher qui, du mâle ou de la femelle, a commencé à mettre le souk.

Sans définitivement permettre de résoudre le dilemme, on peut trouver des éléments de réponse avec un autre exemple… chez les guêpes parasitaires!

La guêpe parasitaire, Nasonia vitripennis
Alors pourquoi prendre des guêpes parasitaires pour investiguer la question plutôt que de rester avec nos exotiques grenouilles? Et bien c’est parce que ces insectes ont un moyen de communication sexuelle très pratique à étudier: les phéromones! Les phéromones, ce sont des substances chimiques volatiles avec une composition bien spécifique et qui permettent à certains animaux ou plantes de communiquer et notamment, d’attirer des partenaires sexuels. L’avantage avec les phéromones par rapport au chant, c’est qu’il s’agit de molécules dont on peut déterminer précisément la composition. Prenez les guêpes parasitaires du genre Nasonia: pour se reproduire, les mâles attirent les femelles en émettant un cocktail de deux phéromones: le 4(R),5(S)-5-hydroxy-4-decanolide et le 4-methylquinazoline (qu’on va contracter en RS et MQ pour pas trop compliquer l’affaire).
4(R),5(S)-5-hydroxy-4-decanolide 4-methylquinazoline

Avec de la chance, une femelle perçoit les phéromones, rapplique et se fait féconder par le mâle:

Copulation de NasoniaEnsuite la femelle cherche une larve de mouche et va perforer sa peau pour lui pondre ses œufs directement dans son corps. Elle réalise ceci grâce à un ovipositeur, une sorte d’appareil ménager à tout faire: perforateur, injecteur d’œuf et inoculateur de venin pour diminuer les défenses immunitaires de la larve. Ensuite elle boit un peu du sang de la larve pour reprendre des forces et elle s’en va vaquer à ses autres occupations:

Quelques temps plus tard, c’est une dizaine de petites Nasonia qui éclosent, dévorent les entrailles de la larve, puis jaillissent de sa carcasse pour vivre de nouvelles aventures:
Nasonias en stade pupal dans la carcasse d'une pupe de mouche Calliphoridé
Ne plaignons pas trop ces larves de mouches cependant puisque les guêpes Nasonia ont une préférence pour les mouches du type Calliphoridé qui sont elles-même souvent parasitaires et donc réalisent exactement la même chose, mais dans la chair de mammifères, et parfois même des humains, ce qui donne des myases

Trêve de myases, revenons à nos phéromones.

Pour que tous ces évènements miraculeux de la nature aient lieu, il faut que le mâle réussisse à attirer vers lui des femelles. Pour ce faire, tous les mâles Nasonia émettent leur cocktail de RS et MQ. Tous? Non! Car une espèce peuplée d’irréductibles mâles émet non pas 2 mais 3 phéromones. La troisième phéromone, le 4(R),5(R)-5-hydroxy-4-decanolide (RR pour faire plus court) est très proche de la molécule RS. C’est une des spécificité de cette espèce: Nasonia vitripennis.

4(R),5(R)-5-hydroxy-4-decanolide
A vrai dire, cette molécule est identique d’un point de vue de la composition atomique, mais sa configuration dans l’espace est différente. En chimie, on parle de molécules stéréoisomères. Comment se fait-il que les mâles de cette espèce aient pu acquérir au cours de l’évolution cette nouvelle phéromone? Est-ce que cela ne compromet pas leur chance de se reproduire?
Pour en avoir le cœur net, des chercheurs ont isolé des femelles vierges appartenant à deux espèces de Nasonia, Nasonia vitripennis et Nasonia giraulti, et ont réalisé des tests avec un olfactomètre, c’est à dire un appareil à deux chambres permettant de diffuser des odeurs et de déterminer dans quelle chambre les femelles allaient rester le plus longtemps. Leurs résultats sont assez surprenants: d’une part, le cocktail RR, RS, MQ est tout aussi efficace que le cocktail RS, MQ pour attirer des Nasonia giraulti. Ensuite, la molécule RR seule, celle qui est spécifique à Nasonia vitripennis, est totalement inefficace pour attirer une guêpe de l’une ou l’autre espèce. C’est uniquement combinée avec les deux autres phéromones que RR permet d’attirer plus spécifiquement les femelles Nasonia vitripennis.
Qu’est ce que ces résultats laissent supposer? Et bien pour répondre à notre question du chant et de l’oreille, ou bien de la phéromone et de l’antenne, il est probable qu’ici la phéromone se soit modifiée avant l’altération de la perception à cette phéromone. Le scénario est le suivant: une nouvelle phéromone est générée, mais elle n’interfère pas avec les deux autres phéromones et elle est assez proche en structure pour que, par la suite, de nouveaux récepteurs évoluent facilement pour s’en accommoder.
Bien sûr, il est certain qu’il s’agit là d’un exemple et non d’une règle, mais c’est assez rare de pouvoir arriver à reconstruire des scénarios évolutifs complets et donc il faut savoir apprécier les fois où on y parvient.

Comme je vous le disais, c’est puissant l’amour! Mais parfois, est-ce que la phéromone peut-être plus puissante que l’amour?

Et bien les orchidées ont certainement intérêt à ce que ce soit le cas! En effet, bon nombre d’entre elles dépendent d’insectes pollinisateurs pour pouvoir se reproduire, le principe étant qu’elles doivent disséminer leur pollen d’une fleur à l’autre. La plupart des plantes offrent une récompense, comme du nectar, pour attirer les insectes pollinisateurs, mais un groupe d’orchidées européennes, les Ophrys, réalisent plutôt de la publicité aguicheuse… et mensongère! La cible? Les mâles en ruts! Si on observe ces orchidées, ont peut déjà remarquer qu’elles ressemblent grosso-modo à des insectes (mais bon faut vachement plisser les yeux… ou bien avoir des myriades de facettes pour se laisser berner par un tel déguisement):

Ophrys insectifera
Ophrys speculum

Ophrys splendida

Ophrys insictifera

Là où par contre, elles semblent exceller, c’est pour se parfumer comme une femelle guêpe ou une femelle abeille. En effet, normalement, les mâles ont tendance, quand ils sont en ruts, à s’écarter de leur colonie à la recherche de femelles prêtes à s’accoupler. Pour les aider, les femelles laissent, derrière leur passage, un sillage de phéromones aux notes envoutantes pour les guider jusqu’à elles. Quand ils se retrouvent, ils peuvent enfin copuler tout leur saoul, comme ce couple de Colletes cunicularius copulant:

Couple de Colletes cunicularius copulant
Les malignes orchidées émettent donc des phéromones qui attirent les mâles. Dupés, ceux-ci se ruent sur les fleurs et tentent désespérément de copuler avec elles. Dans le remue-ménage qui suit, le mâle à tôt fait de se frotter à la paire d’étamines de la fleur qui vont s’attacher à sa tête. Le mâle, penaud, n’aura plus qu’à chercher ailleurs si l’amour lui sourit… Mais il est maintenant orné de belles cornes de pollen. Avec de la chance, il va rencontrer une nouvelle fleur et, dans son nouvel essai, il déposera le pollen tout partout sur sa fausse-femelle. En gros, on peut considérer que ces mâles servent de pénis volants aux fleurs d’orchidées…

Un mâle Colletes cunicularius copulant avec une fleur d'Ophrys exaltata
Vicieux comme stratégie, non? C’est un peu comme si une banque de sperme déposait des poupées gonflables à chaque coin de rue pour obtenir des dépôts gratuits…
Voilà en tout cas à quoi ressemble le jeu de dupe dans cette vidéo de la BBC:

Traduction:
Certaines plantes par contre, ne donne aucune récompense à leurs pollinisateurs. Dans les parties les plus chaudes d’Europe vit un groupe entier de plantes qui embobinent leurs pollinisateurs en leur faisant croire qu’ils vont gouter à une récompense sensationnelle: une récompense sexuelle. Il s’agit de petites orchidées, et leurs fleurs reproduisent très fidèlement le signal qui permet au mâle abeille ou guêpe de reconnaitre une femelle de sa propre espèce. Plusieurs ont des tâches bleues. Une autre est bordé de ce qui ressemble à de la fourrure. Des ailes de guêpes, sous un éclairage particulier, brille d’un reflet bleu et son abdomen est recouvert d’une épaisse fourrure brune. Une femelle guêpe émet également un parfum qui l’identifie. Mais l’orchidée fait de même, et le résultat est irrésistible. Alors que le mâle avance en essayant de copuler, il bute contre les étamines qui vont se coller à sa tête, telles des cornes jaunes. Il semble avoir bien compris que quelque chose lui est arrivé, mais il ne peut rien y faire et il vole au loin pour tenter sa chance ailleurs. C’est d’ailleurs ce dont l’orchidée a besoin puisque cette fois-ci, il dépose le pollen sur une autre fausse-femelle. Les poils sur la plupart de ces orchidées sont orientées vers le bas, comme si la femelle est posée avec sa tête orientée vers le haut. Mais d’autres imitent la femelle en l’orientant avec la tête en bas. Le mâle doit atterrir dans ce sens là s’il veut copuler. Il aura alors le pollen accroché à son arrière-train. Celui-ci aussi semble conscience qu’il a obtenu autre chose que ce qu’il désirait. L’imitation de l’orchidée est si convaincante et enivrante que des fleurs peuvent attirer une entière mêlée de mâles en ruts! Certains, voulant copuler avec l’orchidée, vont en fait délivrer leur pollen. D’autres mâles, qui se trouvent sans fleur disponible, essaient de s’accoupler avec d’autres mâles…

On y apprend que la stratégie est si efficace qu’il n’est pas rare de voir un groupe de fleurs envahi par une horde de mâles en manque de sexe, qui, s’ils n’arrivent pas à accéder à la source de l’entêtant parfum, n’hésitent pas à calmer leurs pulsions en tentant de copuler avec leurs petits camarades. Une vraie débauche!
On s’attend dans cette histoire à ce que l’orchidée développe un parfum de phéromone le plus similaire possible à celui émis par les femelles. Encore une fois, des chercheurs ont malmené nos idées reçues. En effet, un groupe de biologistes qui voulaient étudier la question s’est rendu compte que dans le cas de l’orchidée Ophrys exaltata, les phéromones émises par la fleur ne ressemblaient pas totalement à celles émises par la femelle de l’abeille Colletes cunicularius. Il y a les mêmes ingrédients du cocktail, trois phéromones aux noms barbares: (Z)-7-heneicosene (Z)-7-tricosene and (Z)-7-pentacosene. Mais par contre les proportions sont drastiquement différentes. Et en parfum, les proportions, c’est crucial! Pourquoi l’orchidée se parfume-t-elle d’un cocktail si imparfait? Et bien tout simplement parce que son cocktail de phéromones est plus efficace que celui des femelles. Oui, oui: chez cette abeille, l’orchidée est plus irrésistible que la femelle! Quelle blagueuse l’évolution!
Pour mieux comprendre il faut savoir que chez la plupart des abeilles, les mâles ont tendance à vouloir s’éloigner le plus possible de sa colonie d’origine, afin d’éviter la consanguinité. Du coup, ils sont souvent plus sensibles à un parfum légèrement différent que celui qu’émet ses sœurs. Avec le parfum de l’orchidée, il se confronte à une sensation totalement étrangère : c’est l’appel de la nouveauté, de l’exotisme! Du coup la pression de sélection sur l’orchidée n’est pas d’obtenir des phéromones les plus semblables aux femelles qu’elles tentent d’imiter, mais bien de réaliser des formules inédites! C’est la course à l’originalité…

Ce qui est original en tout cas, c’est que par désir amoureux, ces mâles puissent dorloter des végétaux. L’amour rend bel et bien aveugle…

Mais toutes ces informations que je vous procure ne concerne-t-elle pas uniquement des bestioles de quelques cm au mieux? En quoi cela pourrait-il avoir un quelconque intérêt pour nous, humains? Tu te demandes si, nous humains, avons des phéromones? Et bien je peux te répondre car, oui, j’ai explication!

Si tu veux, mon gaillard, lâcher tes phéromones
Afin de t’attirer les faveurs de Simone
Il parait que tes poils garnissant tes aisselles

Et qui fleurent moins bon que l’haleine de Marcel
Seraient totalement imbibés de substances
Qui démultiplieraient ainsi ton attirance…
Seulement il y a un problème essentiel!
Pour décoder l’odeur, il faut le matériel!
Un organe précis, le voméro-nasal
Confère au rat, au chien ce pouvoir primordial

Mais chez nous, les humains il parait vestigial
Les phéromones humaines sont un mythe proverbial
Pour conquérir un cœur, tu vas devoir séduire
Oublie donc tes pratiques qui la poussent à s’enfuir
Et célèbre plutôt la nature bienveillante
Qui t’ôte le besoin, de renifler ses fientes

Liens:

Référence:

  • Daiqin Li, J. Oh, S. Kralj-Fišer and M. Kuntner, 2012. Remote copulation: male adaptation to female cannibalism. Biology Letters, 01 Feb 2012
  • Hillers, A., Loua, N. S., & Rödel, M. O. (2008). A preliminary assessment of the amphibians of the Fouta Djallon, Guinea, West Africa. Salamandra, 44(2), 113-122.
  • Niehuis et al. (2013). Behavioural and genetic analyses of Nasonia shed light on the evolution of sex pheromones. Nature 494 345-348.
  • Vereecken NJ, Schiestl FP: The evolution of imperfect floral mimicry. Proceedings of the National Academy of Sciences 2008, 105(21):7484-7488.
  • Trotier D: Vomeronasal organ and human pheromones. European Annals of Otorhinolaryngology, Head and Neck Diseases 2011, 128(4):184-190.

Derniers épisodes