Alterscience: retranscription de l’interview d’Alexandre Moatti


Interview réalisée dans l’épisode #146. Retranscription réalisée par notre auditeur Sylvain (@slyv1), un immense merci à lui!


 

Nico : On reçoit ce soir Alexandre Moatti, membre du café des sciences, et auteur d’alterscience, un livre qui parle d’un sujet assez fou. Comme il le définit, vers la fin du bouquin, l’alterscience peut s’entendre comme une autre science, comme une science altérée, voire comme une science tournée vers autrui, c’est-à-dire non vers les pairs scientifiques, mais directement vers le grand public, vers le plus grand nombre, auprès duquel une légitimité directe est recherchée.

C’est une science faite par des gens qui ne font plus vraiment de la science, qui ne sont pas acceptés par le monde scientifique parce qu’ils n’ont pas la bonne démarche, refusent d’accepter les faits ou font des théories qui ne sont pas observables, mais cherchent, par contre, un accord du grand public pour diffuser au maximum leurs idées, parfois assez farfelues.

Ce sont des histoires d’hommes, de femmes, la plupart du temps scientifiques, qui sont passés du côté obscur, qui ont perdu la rigueur caractéristique de ce domaine pour aller vers autre chose.

D’un culte idéologique à une nostalgie du passé, on va parcourir, au fil de l’interview, quelques-uns des thèmes qui ont alimentés ce bouquin assez dense. Le livre se termine par une tentative de définition, ou une justification de la non-définition de ce qu’est l’alterscience, dont je viens de parler, et de ce que peut nous apporter une étude de l’alterscience pour étudier le monde et les sciences contemporaines.

Avant cela, Alexandre présente de nombreux exemples d’ « alterscientifiques » (pour peu que ça veuille dire quelque chose), il y en a une douzaine, c’est ça ?

Alexandre Moatti : Oui, c’est ça, une douzaine de cas.

Nico : Et ça passe par plein de choses : un peu d’idéologie, de la religion, de la politique, de la nostalgie et on
découvre pourquoi des gens ont pu glisser de l’autre côté. Le livre commence par des réflexions plus personnelles, où tu donnes ton avis, tu analyses, pour synthétiser ce que sera dit dans la suite du bouquin. Vous l’aurez compris, on a, ce soir, de quoi beaucoup discuter, et on va commencer tout de suite par des questions assez générales d’Alan sur le bouquin.

Alan : Oui, je voulais te demander, Alexandre, si tu peux nous dire deux mots sur la genèse du livre : pourquoi as-tu écrit sur un tel sujet ?

A.M. : En fait, c’est surtout dans le milieu des ingénieurs et des polytechniciens, dont je fais partie, que j’ai eu affaire, il y a quelques temps déjà, à des choses bizarres, à des remises en cause de la théorie de la relativité par quelqu’un comme Maurice Allais, prix Nobel d’économie, ingénieur polytechnicien de formation.

Ma première étape a été d’écrire le livre Einstein, un siècle contre lui qui est un travail portant sur les ennemis de la relativité, de 1905 à 2005. Ce qui peut se comprendre en 1920, au moment où la relativité générale vient de sortir, se comprend nettement moins en 2005. Et c’est en approfondissant ces aspects « ennemi de la relativité » en 2005, année mondiale de la physique puisque centenaire des articles d’Einstein, que j’ai trouvé un certain nombre de mouvements, d’individus, par exemple la revue Fusion de Lyndon Larouche, un pan-scientifique et un techno-fasciste représenté en France par Jacques Cheminade, candidat à l’élection présidentielle. Cette revue, Fusion, accueillait des articles de Maurice Allais, ou d’un autre polytechnicien, géologue plutôt créationniste qui s’appelle Guy Berthault et qui avait essayé de faire des comptes-rendus à l’Académie des Sciences. Donc, en voyant tout ce mouvement, puis un site de la fédération anarchiste qui citait la revue Fusion qui est plutôt de l’autre bord, j’ai trouvé tout un réseau de choses assez bizarres concernant la relativité, et ça m’a amené à approfondir. Qu’est-ce que c’était que cette remise en cause des théories scientifiques ? Notamment en physique avec la relativité, un peu moins la physique quantique, et en biologie, la théorie darwinienne, qui est souvent critiquée car confondue avec une espèce de vague darwinisme social, et on en arrive à des positions aberrantes chez certains créationnistes, chez certains anti-science aussi, qui voient en Darwin, le valet du libéralisme anglais. Cette critique va assez loin, sur certains points, elle est justifiée, mais l’ensemble de ces contre-théories m’est apparu très peu digne d’analyse et valant la peine d’être regardé et critiqué.

Alan : OK, on comprend bien comment, de fil en aiguille, tu as trouvé la matière qui n’attendait qu’à être réunie. Je me posais une autre question : d’où vient le terme alterscience ? J’ai pensé que tu l’avais inventé, avant de me souvenir que j’en avais parlé il y a 2-3 ans dans l’épisode 25 de PodcastScience qui parlait de dénialisme scientifique, et avant de m’apercevoir que l’auteur que je citais n’était autre que toi !

A.M. : On ne se connaissait pas à l’époque, ou peut-être au Café des Sciences…

Alan : Effectivement ! Les anglo-saxons disent « crank » pour ce que regroupe le concept d’alterscience. En français, on avait « pseudo-scientifique », « négationniste de la science », « dénialiste », « anti-science » ou « anti-scientifique ». Aucun de ces termes ne te convenait précisément pour circonscrire l’idée ?

A.M. : J’avoue que c’est la première fois que j’entends ce terme, « dénialiste », qui ne doit pas être très répandu, mais je vais le retenir. Nico a dit, un petit peu, ce qu’on pouvait mettre derrière ce terme. Encore une fois, il n’y a pas forcément de définition de la science, alors je serais bien en peine de faire une définition précise de l’alterscience. Mais ce qu’on peut dire, c’est qu’on est aux marges de la science.

Qu’est-ce que ça peut être ? Le point le plus neutre serait : une autre science. Par exemple Maurice Allais n’a pas d’idéologie, il imagine une autre physique, sans la relativité, mais bien sûr, totalement infondée. C’est une science altérée parce qu’elle est privée de ses théories, s’il n’y a plus la relativité, on peut considérer que c’est une science altérée.

Rapidement, chez ces ingénieurs, il y a de l’idéologie qui arrive. René-Louis Vallée, ingénieur Supélec antirelativiste est dans ces mêmes cercles de polytechniciens, centraliens, Supélec, du cercle de physique Alexandre Dufour qui se réunit de 1945 à 1980. C’est toute une génération qui n’a pas du tout été formée à la relativité. Cette idéologie qui arrive chez René-Louis Vallée est représentée par le grand complot, par ces hommes en noir de la science qui nous cachent tout, il existerait même une autre science qui nous serait cachée par ces hommes en noir. Il y a un peu de tout dans l’alterscience, en particularité, comme rappelait Nico, une science en priorité tournée vers autrui, diffusée par la radio, la télé, mais sans passer par la validation scientifique, on va dire par exemple, directement à la radio, que le réchauffement climatique, c’est n’importe quoi.

Guillaume Lecointre, qui est, comme moi, contre le créationnisme, dit que c’est la bataille de l’argumentation, que nous, scientifiques, essayons de mener contre la bataille de la communication. Et c’est difficile de gagner la bataille de l’argumentation contre celle de la communication à la radio, et encore plus à la télé.

Bien sûr alterscience peut ressembler à des mots avec le même préfixe comme altermondialisme qui peut être vu positivement parfois. Mais ça peut aussi être vu négativement si on fait référence à des théories du complot, ce grand complot des élites mondiales, etc… qu’on retrouve dans certains aspects, comme par exemple chez Beppe Grillo, le politicien italien, qui a quand même eu 25% des voix aux législatives italiennes, fait ce qu’on appelle du populisme scientifique, en disant « le virus du SIDA n’existe pas », « une tomate OGM a fait 60 mort dans les cantines scolaires italiennes », si c’était vrai, ça se saurait ! Il dit aussi « la prix Nobel Rita Levi-Montalcini s’est fait acheter son prix Nobel par l’industrie pharmaceutique » . Bon, ce HIV qui servirait juste aux firmes pharmaceutiques à vendre cher ses vaccins… Que l’industrie pharmaceutique vende cher ses vaccins, je veux bien, mais de là à dire que le virus a été inventé, c’est n’importe quoi.

Nico : Ou ça voudrait dire qu’on est très avancés scientifiquement !

A.M. : Oui, effectivement, si on est capables de faire ça !

Nico : Mais par contre, tu expliques à la fin du bouquin, que tu voyais une différence suffisante avec « pseudo-science » pour ne pas l’appeler pseudo-science.

A.M. : Oui, c’est vrai, mais il m’a semblé que les pseudo-sciences ne veulent pas forcément prendre la place de la science. Je ne suis pas sûr que l’astrologie veuille remplacer l’astrophysique ! Je suis même sûr que non. Les pseudo-sciences ne cherchent pas une onction scientifique. Je ne suis pas spécialiste des pseudo-sciences, mais ceux qui les ont étudiées proposent d’appeler ça « para-science », ce qui veut dire « autour de la science ».

Moi, je parle vraiment de scientifiques qui essaient de contrer des théories en vigueur, comme celles de Darwin, d’Einstein…

Nico : Ils rêvent de devenir les nouveaux scientifiques.

A.M. : Oui, c’est sûr. Ils s’estiment comme les nouveaux Galilée incompris. On est dans une démarche qui ressemble à une démarche scientifique, tandis que les pseudo-sciences couvrent quelque chose de tellement vaste (magnétisme, para-psychologie, etc…)

Dans ce que j’ai étudié, on est vraiment au cœur de l’attaque des théories contemporaines (physique, biologie, etc…). On n’est pas sur des baguettes de sourciers ou des choses comme ça. On a plus affaire à des théoriciens, des gens qui montent des théories par eux-mêmes.

Martin Gardner (j’adore ce type), mathématicien qui faisait la rubrique jeux mathématiques du Scientific American et de Pour La Science, a été un des premiers à étudier ça. Il appelait ça « in the name of science » pour signifier que ces balivernes sont dites au nom de la science. Ce n’est pas forcément le cas des pseudo-sciences qui ont peu de références scientifiques.

Nico : Dans l’approche « se prenant pour Galilée », il y a par exemple une citation de Fourier dans ton livre (pas celui dont on a parlé avec la transformée de Fourier, c’est important de préciser [Charles, pas Joseph]) qui disait : « le génie est toujours méconnu quand il devance son siècle », ça résume pas mal l’idée de ce dont on va parler. Ils sont persuadés d’avoir l’idée du siècle que les autres refusent de voir.

A.M. : Oui, Fourier, c’est ce philosophe. Je peux te citer aussi le paradoxe de Groucho Marx illustrant le mimétisme de la science chez ces gens-là. Le paradoxe de Groucho Marx c’est « je ne voudrais jamais faire partie d’un club qui m’accepterait comme membre » et mérite que je le détaille. C’est par exemple quelqu’un qui veut rentrer à l’Académie des Sciences, comme par exemple Marat, le révolutionnaire, dont on ne sait pas qu’il a été physicien, vitupérait contre l’Académie des Sciences avec cette suite logique : elle ne m’accepte pas, donc elle ne fonctionne pas normalement, donc je la dénonce, et elle ne m’accepte pas car je la dénonce. C’est un cercle qui s’auto-entretient, illustrant ce paradoxe.

C’est des gens qui veulent aussi s’intégrer profondément dans le système. Il  ne font pas seulement appel à autrui, au grand public. Il écrivent au Président de la République…

Nico : Il y en a un qui a écrit à Einstein, (cet exemple est tiré du bouquin) en lui expliquant : « vous ne pouvez
pas, avec votre intelligence, ne pas ouvrir les yeux sur ma théorie, d’autant qu’elle est antérieure à la vôtre ».

 A.M. : Il n’avait pas froid aux yeux celui-là ! Edouard Guillaume, qui avait connu Einstein à l’office des brevets en 1904-1908, lui écrit en 1948 « ne pensez-vous pas qu’il y a une terrible erreur dans la théorie de la relativité ? » Et Einstein répond…

Nico : Gentiment, en plus !

A.M. : Oui. Il lui dit « que vous vous intéressiez encore à ça, alors que nous mangerons bientôt tous les deux, les
pissenlits par la racine, m’étonnera toujours », avec humour. C’est ce genre de « crank » qu’illustre cet exemple.

Alan : Pour rester un peu dans les questions généralistes rapides, avant de passer la parole à Nico qui conduira l’interview à proprement parler, j’ai l’impression qu’il y a un gigantesque travail de documentation derrière le livre. Je me demandais : combien de temps t’a pris cette recherche ? Ça doit se compter en années.

Nico : Et pour situer les auditeurs, chaque chapitre se termine par 4 ou 5 pages de références bibliographiques, reflétant le travail de documentation.

A.M. : Il ne faut pas trop décourager les lecteurs ! Les références bibliographiques sont à la fin du livre.

Nico : Oui, je parlais des notes de bas de page.

A.M. : Ah oui, bon, pour répondre à la question, ça fait à peu près 5 ans que je travaille là-dessus. J’ai sorti mon livre sur Einstein en 2007 et puis j’ai fait un cours à l’école des hautes études en sciences sociales sur l’alterscience en 2008-2009. Mais sans faire des attaques, je décris des personnes en pointant le côté aberrant de ce qu’elles proposent, donc tu as intérêt à être sérieusement référencé quand tu fais ça. Je ne peux pas me permettre d’aller en terrain découvert.

Alan : Bien sûr. Ma question était : combien de temps ça t’a pris ?

A.M. : Ecoute, je travaille sur ce sujet depuis 2006, mon premier bouquin est sorti en 2007. Je fais aussi des bouquins de vulgarisation, mais ça c’est la suite d’Einstein, un siècle contre lui . Après tu fais 2-3 versions successives des bouquins, et puis je ne fais pas que ça. J’ai dû commencer celui-là 2 ans avant sa publication et j’ai pas mal travaillé dessus.

Encore une fois, le titre alterscience, c’est vraiment les marges de la science, comme je l’ai dit tout à l’heure. C’est un peu un magma, j’en suis conscient, mais c’est aussi pour ouvrir le débat. Je pense que la science est de plus en plus utilisée dans diverses radicalités, surtout dans notre période contemporaine.

Nico : Pour compléter cette histoire de documentation, tu suggères à un moment dans le bouquin que tu es allé voir physiquement des conférences de ce type de mouvement, tu les as approchés ?

A.M. : Oui, je suis allé dans un cercle créationniste intégriste, des catholiques intégristes, sans me cacher, je donnais mon nom, je payais même avec un chèque. On y entend « la science c’est comme la cabale, c’est une nouvelle religion, autant garder la nôtre ».

Je suis allé à des conférences du fondamentaliste turc, Harun Yahya , au théâtre des variétés, à Paris, un dimanche soir par an, 2 fois de suite. Harun Yahya avait envoyé le dictionnaire de la Création à tous les lycées et collèges !

Et puis j’ai vu ce mouvement de Lyndon Larouche-Jacques Cheminade, dont le discours très séduisant touche pas mal de jeunes. Un rapport de la Commission sur les sectes avait considéré que c’était une secte. Ils étaient venus perturber un de mes cours à l’EHESS, sans me mettre la salle à sac, mais en apportant une espèce de contradiction.

En effet, j’ai donc été confronté, et c’est toujours intéressant d’ouvrir le dialogue. Bon, pas n’importe où ni n’importe quand, il faut être sur le terrain aussi.

Alan : Je pense que ce n’est pas toujours possible.

A.M. : Non.

Alan : C’est courageux. Je me demandais : à qui le livre s’adresse ? Tu avais un lecteur en tête ? Tu t’adresses
à un public particulier ?

A.M. : Ça s’adresse à tous ceux que le rapport science/société intéresse, pour comprendre quelques ressorts de certaines oppositions à la science contemporaine. J’illustre le climatoscepticisme, avec des gens très radicaux comme Larouche-Cheminade, c’est-à-dire l’industrie über alles , ces vieux mouvements anti-écologistes.

C’est des mouvements très radicaux que j’étudie, mais il percolent de manière édulcorée au plus près de nous, et je veux donner à mes lecteurs des grilles de décryptage des rapports science/société contemporains. N’importe qui s’intéressant aux rapports science/société contemporains ou aux idées contemporaines assez radicales, du point de vue de la science. C’est un livre d’histoire des idées. C’est un livre où je me suis amusé à raconter des histoires, ce n’est pas qu’un livre à thèse.

Nico : Le gros du bouquin, c’est quand même les 12 exemples principaux qui en contiennent souvent d’autres. C’est construit autour de beaucoup d’exemples.

Alan : J’aurais voulu qu’on démarre l’interview, avant de laisser Nico poser les questions qu’il a préparées, en nous racontant une des histoires que tu racontes dans le livre, et que je trouve très intéressante parce qu’elle montre comment des gens sérieux et intelligents peuvent se laisser embarquer dans des histoires complètement abracadabrantes.

Nico : C’est même un exemple du bouquin où il y a des gens qui y ont cru et qui se sont perdus dans ces histoires-là, c’est des cercles un peu fermés.

Alan : C’est l’histoire des avions renifleurs.

Nico : La deuxième à laquelle je pensais est l’histoire de Lyssenko, où des gens y ont cru, et sur lequel on a déjà fait un dossier.

A.M. : Alors, les avions renifleurs. Ça a beaucoup été vu comme une escroquerie, mais vu du côté de la science, c’est assez amusant. C’est de l’alterscience, mais c’est même une alterscience double face. Les escrocs en question étaient un tandem italo-belge : il y avait un grand aristocrate belge qui avait une fortune personnelle mais il la dilapidait dans des trucs comme des usines de dessalement d’eau dans le désert…
L’italien était un technicien qui réparait des télévisions dans un magasin d’électro-ménager, le Professeur Bonassoli, c’était ça ! Ce tandem a proposé à Elf un procédé, soit-disant, où, depuis un avion, on envoyait une particule, évidemment elle avait la vitesse de la lumière, qui était réfléchie par les couches pétrolifères grâce à la géophysique, pas la géophysique sismique. Cette particule reviendrait chargée d’information, à la vitesse de la lumière, et aurait aussi permis de détecter les sous-marins, et auraient été une arme militaire extraordinaire. C’était une toute nouvelle physique.

Ce qui est étonnant dans cet exemple, c’est qu’ils n’étaient pas totalement de mauvaise foi, mais le sont devenus quand ils ont été poussés dans leurs retranchements. Ces deux escrocs baignaient dans une sorte d’alterscience, dans de l’ésotérisme, par ailleurs. Le technicien de télévision bidouillait sur ses écrans, ce n’étaient pas des escrocs de haute volée comme on peut en trouver beaucoup plus maintenant. C’était un drôle de tandem.

Je dis alterscience à double face parce que les polytechniciens d’Elf-Aquitaine étaient le public rêvé pour accepter une théorie physique totalement nouvelle, car ils étaient intéressés par la science. De plus, ils étaient fiers d’avoir trouvé une théorie physique que l’université n’avait pas trouvée, dans un esprit de rivalité entre industrie privée et recherche publique. Ils avaient même baptisé leur nouvelle particule, qui n’était que du bluff, il aura même fallu à un autre polythechnicien, Mr Horowitz, au moins 3 réunions pour leur démontrer que c’était n’importe quoi, comme le rayon N. Ils l’avaient baptisée Aldino, pour le prénom du professeur Aldo Bonassoli, comme on dit des neutrinos. Même si on n’en voit pas beaucoup, on arrive à capter quelques neutrinos. Des aldinos, personne n’en a capté, ni pendant l’affaire des avions renifleurs, ni depuis non plus.

Nico : Mais justement, ce n’était qu’une théorie, il n’y avait aucune preuve expérimentale quelconque. Et ce qui est fou, c’est qu’il y ait eu autant de gens qui y ait cru aussi longtemps, comme ces ingénieurs, sans aucune preuve.

A.M. : C’est ça qui est intéressant dans cette théorie. Il y a des gens qui disent : « un fait est un fait »,
« la relativité, c’est très spéculatif », « les chercheurs trouvent bien des particules qui vont de Bangkok à San Francisco » , même si ce sont des extrapolations largement erronées de ce que fait la physique des particules. Mais contradictoirement, leurs théories à eux ne sont pas vérifiables non plus. C’est facile, comme Louis Vallée qui dit qu’il fera les expériences quand ils auront assez avancé dans la théorie, ou bien que cette théorie est très difficilement vérifiable, car elle porte sur des pouillèmes de la vitesse de la lumière (10^-10c). Ces gens se complaisent dans une sorte d’irrationalité. Ils dénoncent à la fois les mathématiques et la théorie de la relativité, disant qu’il faut en rester aux faits, alors qu’ils ne s’y soumettent pas, aux faits.

Nico : Effectivement, il y a pleins d’arguments très intéressants et des critiques constructives de la science. Mine de rien, ils sont parfois obligés d’en faire, car des fois ils attaquent la science avec des critiques constructives, quand on a enlevé les critiques de la relativité, etc. Typiquement, c’est la police de Fourier, ce qu’il propose étant relativement sain, mais s’il se l’appliquait à lui-même, il finirait dans la prison de la police de Fourier. Il demande juste de respecter qu’un fait est un fait, qu’on ne doit pas critiquer avant de vérifier, etc., des choses assez saines, qui existent plus ou moins dans le monde scientifique, je dis plus ou moins, car il y a quand même des modes comme la relativité ou la mécanique quantique qui sont largement critiquées quand elles arrivent.

A.M. : Tout à fait, et par exemple, tu cites Charles Fourier et l’opposition à l’Académie des Sciences, c’est comme Marat et son bouquin Les charlatans modernes, 1791, contre l’Académie des Sciences qui sont les charlatans modernes. Tu prends les diatribes de Fourier contre l’Académie des Sciences vers 1830, tu prends Auguste Lumière, 1942, en plein Vichy, dont il était sympathisant et qui parlait des fossoyeurs du progrès, tu prends Maurice Allais et son livre contre l’Académie, c’est en gros toujours le même livre avec les mêmes arguments, malgré les contextes historiques très différents, c’est toujours les mêmes critiques contre l’Académie des Sciences. Bon, je ne dis pas que l’Académie des Sciences soit le nec plus ultra, mais voir toujours ces mêmes arguments qui reviennent, à travers les périodes historiques, c’est ça qui m’a frappé. Par exemple l’argument de l’apparence de vieillesse chez les créationnistes, sans m’étendre trop dessus, qui dit que Dieu a créé la Terre il y a 6000 ans, mais comme si elle avait déjà 13 milliards d’années, pour tenter de se conformer au Big Bang.

Nico : L’argument d’apparence de vieillesse est de dire qu’elle a été fabriquée il y a 6000 ans, mais que Dieu a laissé des traces de vieillissement.

A.M. : Oui, pour correspondre à 13 milliards moins 6000 ans, théorie totalement délirante. Théorie que tu trouves aussi dans des sites créationnistes américains, qui s’appelle la théorie de light in transit (lumière en transit), mais tu la retrouves en  1935 où Russell la critique chez un scientifique de 1880. Tu retrouves Châteaubriand dans sa défense de la religion qui parle de cette apparence de vieillesse aussi. C’est toujours les mêmes arguments qui reviennent. On peut dire que l’alterscience bégaie, se répète en permanence alors que la science avance, heureusement d’ailleurs.

Nico : Une anecdote du bouquin sur ce sujet d’avoir créé la terre déjà vieille montre que ça crée des paradoxes chez les alterscientifiques qu’ils doivent résoudre : Dieu étant bon, pourquoi a-t-il créé la Terre en mettant de faux indices qui, du coup, leur font perdre du temps, les trompe, alors qu’il n’est pas censé faire ce genre de choses. Ce qui est amusant, c’est que même dans leur délire, ils ont des problèmes à résoudre pour avancer. C’est quand même rare.

A.M. : Ah mais oui, mais c’est des scientifiques. Cet américain-là, c’est un astro-physicien. Russell Humphreys fait de l’épistémologie créationniste. Il dit qu’il est bon qu’une théorie créationniste en chasse une autre, comme dans le monde séculier, c’est-à-dire la science séculière. Bon, quand on met un adjectif à « science », il faut dresser l’oreille, que ce soit science allemande, science juive, science citoyenne, on peut en parler ; science séculière, je dresse l’oreille ! Il dit donc qu’il est bon qu’une théorie créationniste en chasse une autre, c’est de l’épistémologie. Tu as aussi un mathématicien français qui est dans des cercles assez durs (fraternité de Saint Pie X, etc) qui croit au Saint Suaire, se présente comme mathématicien épistémologue, contestant la radioactivité sur le linceul de Turin, il détient les preuves que c’est bien le linceul du Christ et donc la preuve de l’existence du Christ.

Nico : On va parler de diférentes thématiques. Une des premières thématiques qu’on voit revenir très souvent est la notion de bon sens, de rejet des théories en disant qu’elles contredisent le bon sens. Ça passe par Copernic et l’héliocentrisme : pourquoi la Terre tournerait autour du soleil, puisque je vois le soleil tourner autour de la Terre ?, elle est donc au centre, jusqu’à Einstein, pour lequel on parle de dissonance cognitive puisqu’on ne peut imaginer que les dimensions puissent se réduire, etc.

Je me pose une question, cette terre qui tourne autour du soleil est une question de référentiel, de point de vue, et certains pouvaient dire que les planètes ont des trajectoires bizarroïdes, mais considérons qu’elles tournent autour de la terre. La mode existe dans la science où des théories sont préférées, parce que, soit elles sont plus simples, soit mieux communiquées. Ça doit toucher aussi certains alterscientifiques, même si la démarche scientifique n’est pas là.

A.M. : Là tu fais référence au système de Copernic qui est une révolution scientifique par rapport au système de Ptolémée. La relativité est une révolution par rapport à la théorie de l’éther de Fresnel. Aussi bien dans le système de  Ptolémée ou de Fresnel, on essayait de faire entrer des faits aux forceps dans la théorie, qui a fini par craquer.
Copernic et Galilée sont arrivés, et puis Einstein et d’autres, évidemment. Il y a effectivement des ruptures épistémologiques. On en est très loin avec ce dont on parle. La relativité est à l’heure actuelle, une des théories les mieux vérifiées de la physique, voire de la science, même si elle n’est pas éternelle, mais ce n’est pas avec les arguments que donnent les alterscientifiques que je cite, que je serai convaincu qu’une nouvelle théorie va sortir.

Ils disent que la relativité a fait perdre un siècle à la physique, alors qu’elle a apporté plein de choses comme des outils tels que le GPS, mais c’est également la boite à outils de l’exploration spatiale. Ces gens ne s’intéressent même pas aux applications que peut avoir la relativité.

Nico : Et même parfois ils les méconnaissent.

A.M. : Oui, ils ne les connaissent pas, ne s’y intéressent pas

Nico : Ou alors ils les acceptent en partie. Je me souviens d’un exemple dont tu parleras mieux que moi, où ils disent : « d’accord pour la relativité des planètes et leurs mouvements, mais pas pour la terre, elle reste au centre » !

A.M. : Ou bien ils mettent Einstein sur un piédestal, mais disent que ce sont les einsteiniens qui ont déformé sa pensée. Pareil pour Darwin, pour lequel ce sont les darwiniens qui disent n’importe quoi. Lyssenko disaient que les darwiniens ont altéré la pensée de Darwin.

On n’est pas à un paradoxe près dans leurs arguments ! On a du mal à suivre le fil de leurs raisonnements très foisonnants, et ils ne sont pas à une contradiction près lorsqu’ils considèrent qu’un fait est un fait et que les faits priment sur la théorie, mais que leur théorie n’est pas soumise à l’épreuve des faits et à l’épreuve de la critique.

Nico : Cette notion de bon sens et le fait de rajouter aux forceps les éléments font raisonner énormément de choses sur la science contemporaine. Quand on parle d’énergie noire, de constante cosmologique, et même dans une certaine mesure, même si c’est une preuve, du boson de Higgs au sens où c’est une chose pour laquelle il faut multiplier les expériences, mesurer statistiquement pour réussir à mesurer un pouillème. Je me pose la question de savoir où est la frontière entre science et alterscience.

A.M. : En effet, il y a un phénomène de mode. Il y a peut-être trop de gens qui travaillent sur la théorie des cordes ou l’énergie noire.

Nico : Alan voulait citer la théorie des cordes comme exemples de théorie étrange où l’on sent qu’on cherche beaucoup, peut-être qu’on en rira plus tard, l’énergie noire sera peut-être un nouvel éther.

A.M. : Oui, d’accord. Je n’ai pas dit que l’éther était de l’alterscience. C’est vraiment des critiques contemporaines par des gens qui ont une certaine idée de la science et qui critiquent, de manière totalement désordonnée, la science contemporaine. Tu cites de bons exemples, c’est des effets de mode, il peut y avoir beaucoup de gens sur la théorie des cordes, sur l’énergie noire, etc., mais ils soumettent leurs théories à l’évaluation des pairs. Bon, parfois certains veulent à tout prix continuer à faire travailler leur labo, ce ne sont peut-être pas de grands scientifiques dans ces cas-là.

On parle de gens qui sont tout le temps dans la vitupération, la revanche, l’attaque permanente. On trouve peut-être ça aussi dans la science actuelle… Citons l’experience OPERA du CERN à Genève : on a dit qu’elle remettait peut-être en cause les théories d’Einstein avec des vitesses supra-luminiques (les neutrinos qu’on croyait aller plus vite que la vitesse de la lumière). C’est un bel exemple du fonctionnement scientifique : ces gens ont su se remettre en cause, tandis que chez mes gugusses, quelqu’un comme Lucien Romani qui défend les rayons N, 80 ans après, sont des gens qui persistent dans l’erreur, qui ne soumettent pas aux autres, qui fonctionnent en circuit fermé.

Un autre exemple de colloque où je suis allé sont ces colloques de Maurice Allais, quand il était encore en vie, ou d’autres, et chacun y allait de sa propre théorie scientifique, sans construction scientifique commune. D’ailleurs, aucun ne s’intéresse à la théorie de l’autre. C’est une mise en valeur de chacun d’eux. C’est donc assez différent des effets de mode, qui sont autre chose, un autre sujet.

Nico : Comme tu l’as dit au début, quasiment tous refusent les mathématiques, ce qui fait qu’ils n’écrivent pas tellement d’équation, et ils ne peuvent donc pas vérifier ce qu’ils racontent et cela semble plus de la parole, du bla-bla. Ils en arrivent à se demander si c’est un progrès de rapprocher la physique à la géométrie, il y a une vraie peur du calcul. C’est étonnant, car, comme tu le disais, beaucoup d’alterscientifiques sortent de grandes écoles, comme Polytechnique, Centrale, et qui rejettent complètement les mathématiques dans leurs théories.

A.M. : Ça c’est un paradoxe apparent. Je reviens plus généralement sur ce que j’ai appelé le rejet du signe et le désir du tout. C’est-à-dire que c’est vraiment très frappant de voir, dans des discours qui rejoignent ce concept de grille de lecture, et sans dire qu’il faut mettre des maths partout, de voir ce rejet du signe et une critique permanente du signe mathématique. L’alterscientifique est quelqu’un qui fait appel, également, à une science unifiée, même si beaucoup de chercheurs cherchent une physique unifiée, ils le font avec des méthodes valables. Là, on parle de gens qui, systématiquement, rejettent le signe et font appel à ce qu’on appelle le holisme, c’est-à-dire la science du tout, l’unification de toutes les sciences entre elles, mais ce sont des vœux pieux, des we should think this, sans l’ombre d’un commencement de quelque chose.

Sur le paradoxe que tu décris, on peut parler de la relativité générale. La relativité restreinte est relativement simple à comprendre, alors que la relativité générale, c’est plein d’équations, comme les tenseurs de Levi-Civita,etc. , c’est pas très simple à comprendre. Ils disent « ça ne peut pas être aussi compliqué, au point que je ne le comprenne pas », « ce n’est pas possible que je ne comprenne pas quelquechose ». D’un autre côté, Einstein a quand même mis 10 ans à faire cette théorie de la relativité générale. Et il a été aidé par des mathématiciens comme Grossmann, Mikowski. C’est une prétention suprême que de dire que c’est faux parce que même bons en mathématiques, ils n’y comprennent rien.

Nico : Sur ce thème de « moi, je ne comprends pas, ce n’est pas normal »il y a des rapports différents. A une époque certains prétendaient qu’il n’était pas possible de théoriser le monde parce que c’était d’une prétention immense par rapport à Dieu, qui lui, a écrit les équations, et l’homme ne peut pas comprendre les équations de Dieu.
Inversement, tu décris ceux qui disent « on a trouvé l’équation de Dieu, donc il faut l’appliquer partout »

A.M. : Dans les deux cas que tu cites, on se prive de la capacité de raisonnement. Dire que tout a été écrit par Dieu fait partie de l’alterscience. J’étudie par exemple un certain fondamentalisme islamique où on trouve cette notion encore assez présente : la science a été écrite dans le Coran. Mais on se prive ici de la capacité de réflexion, et la science a été l’émancipation de l’homme envers la religion, et bien sûr la connaissance également.

Une chose incroyable m’a frappé chez tous ces créationnistes : ils aiment tellement la science qu’ils essaient d’expliquer la religion par la science. Si je peux me permettre de citer une phrase de Vercors, l’écrivain, l’auteur du silence de la mer et d’un très beau livre de science-fiction les animaux dénaturés en 1954, qui est une expédition à la recherche du maillon manquant dans l’évolution.

Nico : Typiquement le genre de phrase qui fait tilter notre ami Taupo.

A.M. : Vercors fait dire à un de ses personnages, en parlant de l’orthogénisme, théorie qui prétend que l’évolution a un but. Alors que dans la théorie darwinienne actuelle, l’évolution n’a pas de but.

Donc ce personnage est un scientifique qui fait partie de l’expédition dit « ce n’est pas parce que Pop croit en Dieu qu’il est orthogéniste, mais c’est parce qu’il est orthogéniste qu’il croit en Dieu. » C’est une phrase très forte. Il va chercher dans la science les preuves de sa foi. C’est étonnant, au-delà du concordisme. Ces gens de formation scientifique qui ont la science tellement chevillée au corps qu’ils veulent démontrer Dieu, en étant écartelés entre leur foi et la science. On trouve comme ça plusieurs personnages dans diverses religions.

Nico : De plus, si on intègre Dieu à la science, on obtient une science parfaite, qui ne peut plus évoluer puisqu’on ne peut pas se permettre de corriger Dieu ou de l’améliorer. Là-dessus, il y avait un passage qui disait que la science escompte toujours une réponse différente alors que le bricoleur alterscientifique ne fait que se conforter dans des réponses qu’il a déjà, des codes pré-appris, des réponses répétées à l’avance. C’est intéressant car cela caractérise la différence entre scientifique et alterscientifique. Comme on en a parlé sur notre émission sur l’évolution, la science n’est jamais parfaite, elle n’attend qu’à avoir des résultats. On l’a vu avec les neutrinos, le but n’ayant pas été de dire « regardez, j’ai réussi à tuer Einstein ! » mais de dire « j’ai un résultat que je ne comprends pas ».

A.M. : Oui, cela revient une idée de la pensée sauvage, très beau livre de Levi-Strauss de 1962 où il parle de « la pensée sauvage, cette bricoleuse » qui peut s’appliquer à l’alterscience, aux résultats connus d’avance, comme on retrouve dans le créationnisme : c’est Dieu qui peut tout expliquer. On le retrouve aussi chez ces ingénieurs cranks qui ont leur théorie sans construction scientifique commune. Ils ont leur théorie, arrivée généralement sur le tard, vers 45 ans, et ils la maintiendront telle quelle jusqu’à 90 ans, sans la modifier. C’est amusant chez Allais, dans les années 50, on ne parle pas tellement d’Einstein mais de l’étiage de la relativité, comme le dit son historien Jean Eisenstaedt, Allais dit donc « j’ai remis en cause la théorie de Newton ». En 2000, année mondiale de la physique, Allais dit « j’ai remis en cause la théorie d’Einstein » pour se mettre en opposition. Et ces théories sont totalement figées, et plutôt que des théories, ce sont juste des propositions figées.

Nico : Parfois même basées sur des bouquins que les gens qui suivent la théorie n’ont pas lus. On va passer à une thématique qui représente à peu près tout le bouquin. C’est ce que tu disais en introduction à propos des combats idéologiques, réseaux de pouvoir, théorie du complot, monde qui refuse de publier, etc. Bon, ce n’est pas la même démarche du tout, mais quand on a reçu ici Nicolas Gisin sur la mécanique quantique, il nous parlait de la théorie de l’intrication en nous disant qu’ils avaient des équations qui marchaient mais qu’ils n’arrivaient pas à raconter la bonne histoire pour l’instant. C’était bon pour les maths, mais ils n’arrivaient pas à expliquer avec les mains ce qui se passait. Et c’est vrai qu’en physique il fallait trouver la bonne histoire, et une histoire a gagné par rapport aux autres qui n’ont pas pris car soit plus complexes, soit moins bien présentée, etc. J’ai l’impression que ces histoires de réseaux de pouvoir, de théorie du complot font partie, dans leur critique d’un fond intéressant et constructif sur le monde de la science, mais bien sûr, ensuite, noyée dans une pratique un peu délirante.

A.M. : Il me semble qu’il y a deux choses dans ce que tu dis. Il faut distinguer la façon dont on présente le résultat scientifique, et le résultat scientifique lui-même. Tu peux raconter ou vendre les choses comme tu veux pour obtenir des budgets…

Nico : C’est ce qui peut faire avancer la science, et notamment quelque chose qui est très peu traité, dont je reparlerai dans PodcastScience, c’est l’ergonomie des sciences. Il y a des moments où la science a avancé parce qu’elle a été mieux présentée, et les gens arrivaient à s’y mettre. Par exemple, pour la mécanique quantique, on a eu des notations qui simplifiaient beaucoup la façon de la faire. Et même pour la relativité, si on utilisait toujours les notations d’Einstein, on avancerait beaucoup moins parce que c’était des notations que seul lui utilisait.

A.M. : Je souhaite vraiment, y compris au sein de matières comme la sociologie des sciences qui voit la science comme un enjeu de pouvoir, ce qui n’est pas faux parfois, mais n’oublions pas ce qu’est le résultat scientifique. Entre la présentation du résultat, la façon dont on vulgarise, la façon dont on obtient les budgets, etc. et le résultat lui-même, faisons un distingo. Je pense que Gisin serait d’accord, lui avait les équations et savait qu’il tenait le bon bout, mais si ce n’était pas le truc éternel…

Nico : Justement, il savait que ça ne lui suffisait pas. Moi, je viens du monde des maths appliquées où quand on a l’équation, c’est fini. Lui, avait besoin de la bonne histoire, la bonne façon de raconter son résultat, d’expliquer pourquoi deux éléments très éloignés peuvent être liés, soit en passant par une  dimension supérieure, ce qui ne le convainquait pas, soit en disant que quelque chose va plus vite que la lumière, mais il a démontré que ce n’était pas possible, plusieurs possibilités…

A.M. : Là il cherche quelque chose de scientifique, ce n’est pas qu’une histoire qu’il raconte.

Robin : Il me semble que dans une théorie scientifique, y compris dans les mathématiques, il y a une part de logique pure sous forme d’équations, mais aussi une part d’intuition, sinon on ne crée rien, on n’aboutit pas à une théorie.

Nico : Et donc c’est là que les alterscientifiques n’auraient que l’intuition et tout le reste : les expériences, la théorie…

Robin : Donc l’histoire à raconter n’est pas seulement sur la vulgarisation, mais c’est essayer d’avoir un cadre théorique autre que juste des équations pures, sinon, on ne fait rien.

A.M. : Une théorie sans faits ne vaut rien, mais des faits sans théorie ne parlent pas. Je ne sais plus qui disait ça, mais c’est fondamentalement vrai. Les alterscientifiques ont un bout de théorie quelque part, un bout de fait quelque part mais aucune vision, ni aucune remise en question.

Nico : Au niveau des autres sujets, concernant le rejet des théories importantes, un peu comme rejeter la relativité, ce qui est compréhensible au moment où elle arrive, mais on comprend beaucoup moins un tel rejet de nos jours, étant donné le nombre de preuves. Un exemple m’a énormément parlé : ces gens qui disent que la tuberculose n’est pas contagieuse. C’est le genre de fait que je ne comprends pas qu’on puisse contredire. La contagion de la tuberculose, on l’a sous les yeux, contrairement à la relativité, qui est plus compliquée.

A.M. : On mettait encore récemment les gens dans des sanatoriums.

Nico : Ce qui permettait de voir qu’il se passait quelque chose.

Xilrian : C’est comme l’exemple du VIH qui n’existe pas.

Nico : Encore, que le VIH, c’est un autre virus. Là, la tuberculose, tu vois assez facilement qu’une personne malade peut transmettre à une autre.

A.M. : Allons jusqu’au bout avec Auguste Lumière, l’inventeur du cinématographe qui est un cas incroyable. Son frère cadet est couvert d’honneurs par l’Académie des sciences, etc., alors que lui est plus ombrageux et passe sa vie à récriminer. Il se pique de médecine à partir de la 1ere guerre mondiale pendant laquelle il utilise un des premiers procédés de radiologie pour prendre des radiographies des blessés. Il fait d’ailleurs d’autres inventions intéressantes en médecine. Mais il se fixe sur la tuberculose et alors que le bacille avait été isolé dans les années 1880, il réussit à écrire en 1950, contre le caractère contagieux de la tuberculose. Il y a de l’idéologie chez Lumière, et même en faveur de Vichy, et dit que si l’on sépare la femme tuberculeuse de son mari, celui-ci va prendre des maîtresses… La morale était à l’appui de sa théorie. Il n’était pas médecin, c’était un ingénieur génial.

Nico : Il y a aussi des scientifiques, et c’est étonnant que des gens intelligents, avec un tel niveau d’éducation, puissent croire sincèrement qu’on peut faire entrer des ronds dans des carrés, en se battant contre tous. Pourquoi cela se produit, si longtemps après leur éducation?

Alan : C’est une question qui me fascine. Alexandre, as-tu des hypothèses à ce sujet, peut-on l’expliquer ?

A.M. : Là on entre dans le domaine de la psychologie et je ne veux pas trop sortir de mon domaine, contrairement à ces gens-là qui sortent beaucoup de leur domaine. Certains ingénieurs ou scientifiques âgés, car ça se produit à un certain âge que j’appelle la philopause, ont besoin de donner un sens à leur vie. Ils vivent alors avec leur théorie de 45 à 90 ans sans qu’elle bouge. Et avec internet, où ils font des sites, ils ont l’impression que leur théorie vit.

Nico : Tu dis même qu’ils ont un amour nostalgique pour les sciences de leurs études ou des sciences d’une certaine période de leur vie, qui ont évolué depuis et qu’ils ne comprennent plus trop.

A.M. : C’est ce qu’on disait tout à l’heure sur la relativité générale : « c’est quoi ces équations que je ne comprends pas ? Moi qui suis sorti premier des écoles, je ne comprends pas ces équations, donc c’est forcément faux ». Mais pour aller plus loin sur la question d’Alan : à un certain moment on essaie de donner un sens à sa vie, et, comme tu disais, Nicolas, on revient à des amours de jeunesse. La science est un amour de jeunesse pour ces gens-là, et ils restent fixés sur leurs théories. C’est une explication psychologique…

Nico : Ce sont finalement un peu des vieux cons !

A.M. : Oui, tu peux appeler ça comme ça. Ils mènent un combat mais c’est un mauvais combat, et on peut utiliser l’étiquette que tu viens d’utiliser.

Nico : Pour revenir sur le rejet des théories importantes : en rejetant Newton, Einstein, Darwin, ils ne s’attaquent pas à de petites cibles. Ce qui m’étonne c’est que pour promouvoir leur science alternative, il serait plus facile de s’attaquer à quelqu’un d’un peu moins universel que des Darwin, Einstein ou Newton.

Xilrian : Il faut que ça parle au grand public.

A.M. : Oui, c’est ça et ça leur parle à eux, puisqu’ils ne s’intéressent pas tellement à la science contemporaine, Newton, Darwin, Einstein, ça leur parle. C’est ce qu’on appelle l’encomiastique, qui est le culte des personnes célèbres. On peut aussi nous jeter la pierre, nous scientifiques d’avoir des icônes de ces gens-là avec les années Einstein (2005), Darwin (2009), et ça se manifeste souvent à ces occasions-là. C’est quand même des théories structurantes de nos matières, physique et biologie. Ils n’ont pas froid aux yeux, ils s’attaquent à ces théories structurantes, soit parce qu’ils ne les comprennent pas ou pour les autres raisons que j’ai expliquées tout à l’heure. Et si tu t’attaques à quelque chose de petit, en contestant un résultat donné, tu commences à faire de la science, finalement.
Alors qu’ils s’attaquent à une théorie globale avec des arguments globaux.

Nico : Et tu peux t’attaquer, non pas à la théorie, mais à l’image que le public a de cette théorie.

A.M. : Oui, ça parle directement au grand public.

Nico : Etonnant également, on découvre que les anti-relativité sont aussi des anti-Darwin. Est-ce toujours le cas, ou est-ce un biais de ta sélection ?

A.M. : Regardons exemple par exemple, ce n’est pas inintéressant. Quelqu’un comme Maurice Allais qui est vraiment un anti-relativiste, ne se pique pas de biologie, mais il fréquente des cercles, comme le cercle de physique Alexandre Dufour, 1945-1981 à Paris, où il y a plein d’antidarwinistes. Si tu te retrouves dans ces cercles alterscientifiques tu trouves des anti-Darwin, des créationnistes, des anti-relativistes. Ces cercles fonctionnent en réseau, pas réseau scientifique, mais réseau mondain, de relations et le terme alterscientifique montre ce fonctionnement en réseau, c’est assez clair sur internet. Tous les anti-relativistes ne sont pas antidarwiniens, mais ils se fréquentent entre eux.

Nico : Par rapport à ces biais de sélection : on trouve beaucoup de gens qui sortent de Polytechnique, à part un ou deux Centraliens, on trouve aussi une écrasante majorité de français dans le bouquin. Est-ce que tu n’as pas eu le temps de chercher au-delà de la France, ou est-ce que c’est une de nos grandes spécificités françaises dont on pourrait être fiers ?

Etonnant également, on se disait avec Alan, en préparant, qu’on ne trouve pas de femme alterscientifique dans le bouquin. Est-ce juste un manque d’exhaustivité ou parce qu’ils sont vraiment concentrés ?

A.M. : J’ai lancé un débat avec l’alterscience et les marges de la science afin qu’on puisse étudier un peu plus ça. J’appelle ça aussi une histoire négative des sciences, et regarder ces marges de la science, ce n’est pas inintéressant, y compris pour comprendre nos sociétés contemporaines. J’ai fait une douzaine d’études de cas et je ne prétends pas à l’exhaustivité, et c’est possible qu’il y ait un biais de sélection. C’est vrai qu’il n’y a pas de femme, je n’en ai pas trouvé. Avant Marie Curie, on ne trouve pas beaucoup de femmes dans la science.

Nico : Et en plus qui aurait cette position d’icône…

A.M. : Des icônes femmes, on n’en trouve pas beaucoup. J’ai quand même quelques exemples étrangers. Quand je cite cet érudit, Velikovsky, qui, au service d’un fondamentalisme juif, veut montrer la religion par la science. Il ne parle pas de la genèse, mais de l’exode, où il veut démontrer l’ouverture de la mer rouge par le passage d’une comète.

Nico : Ce qui est assez amusant.

A.M. : Oui, et chacun voit midi à sa porte. Les créationnistes purs et durs…

Nico : Il existe pourtant des théories scientifiques concernant les marées pour expliquer ce passage de l’exode, non ?

A.M. : C’est aussi difficile que les théories scientifiques sur le déluge, pour vérifier des théories comme ça…

Robin : Je sais que des gens ont essayé de trouver un événement géologique qui pourrait avoir donné lieu à la légende.

A.M. : D’ailleurs certains scientifiques, jusqu’au 19e siècle, comme Cuvier, ne raisonnaient que comme ça. Mais la science s’est émancipée de ça. Pour qu’on démontre un jour qu’il y a eu déluge ou ouverture de la mer rouge, il va falloir des preuves solides.

Nico : Ou pour étayer la construction de l’arche…

Robin : On a l’impression de deux choses différentes dans ce qui est appelé alterscience. On trouve des gens qui, d’une manière font trop confiance en la science et qui sortent de ses domaines d’application, comme prouver l’existence du déluge ou de Dieu avec la science, et d’autres qui ne réussissent plus à avoir une démarche scientifique sur des phénomènes qui peuvent faire l’objet de la science. Ça me parait très différent.

A.M. : Enfin, dans le premier cas que tu cites, ils s’éloignent aussi de la démarche scientifique.

Robin : D’une certaine manière, j’ai l’impression de voir des gens qui font trop confiance en la science. Je pense à Gödel, qui sur la fin de sa vie, rédige une preuve de l’existence de Dieu. Ce qui consiste à appliquer la science sur des choses sur lesquelles ont ne peut pas l’appliquer. Je trouve que c’est très différent des gens qui démontent la relativité générale ou autre, avec des arguments qui ne tiennent pas la route d’un point de vue scientifique, mais qui s’intéressent à une question qui entre dans le champ de la science.

A.M. : Faire trop confiance en la science, j’estime que c’est une des radicalités contemporaines. On m’a accusé de scientisme, même si je revendique un scientisme faible, il existe une hypertrophie scientiste. Ne pas croire au réchauffement climatique est une hypertrophie scientiste. Lyndon Larouche veut s’opposer au réchauffement climatique car rien ne doit s’opposer à l’expansion de l’humanité. Certains scientifiques veulent envoyer des particules soufrées pour réfléchir les rayons du soleil. C’est de la géo-ingénierie climatique et ça va très loin dans l’utilisation de la science. Cette hypertrophie scientiste, comme radicalité contemporaine, je la dénonce aussi dans mon bouquin, ne serait-ce que pour l’animosité que ça déchaîne en retour.

Nico : Le réchauffement climatique est un exemple contemporain très intéressant, ce n’est pas du tout accepté au niveau du grand public, ou du moins partagé, alors qu’au niveau scientifique, c’est indiscutable.

A.M. : Des gens qui sont trop scientifiques se retrouvent alterscientifiques, pour reprendre ce que disait Robin. Il ne faut pas avoir trop confiance en la science, c’est ça aussi que je dénonce, ce que j’appelle le ruban de Möbius, où tu as à la fois une dénonciation bête et stupide, ou idéologique de la science et une confiance aveugle pour se servir de la science pour étayer ses propres idéologies. Chez Larouche/Cheminade, c’est des idéologies profondément antibritanniques, complot britannique mondial, pro allemandes, violemment anti écologistes. Donc attention à l’hypertrophie scientiste.

C’est plus le process alterscientifique qui m’a intéressé : comment, en allant soit dans une direction, soit dans l’autre, on arrive à mettre la science à sa propre sauce idéologique ? C’est ça qui m’interpelle dans nos sociétés contemporaines. Tu as raison, à la base, c’est se servir de la science pour sa propre idéologie, que ce soit totalement antiscience comme certaines idéologies radicales actuelles ou que ce soit hyperscientiste, comme l’exemple que je viens de citer, et ça va dans le même sens. Ce process m’intrigue beaucoup.

Nico : Pour finir, un sujet qui a été pour moi une découverte sur ce monde-là : on a bien compris qu’ils avaient leurs propres théories, leurs propres cercles, avec un côté folklorique, clownesque, limite rigolo et intéressant pour connaître mieux la science. Mais on se rend compte que ça peut avoir des conséquences très négatives, et c’est pour moi une découverte. On a déjà parlé de Lyssenko dans PodcastScience où on a vu qu’il a fait reculer la science pendant des années. Il y a un autre exemple où tu dis que Saint Simon et Comte seraient responsables d’un décrochement de la physique en France. On comprend donc qu’il ne faut pas juste les étudier mais aussi les combattre, car ça peut être négatif, ce n’est pas juste un folklore.

A.M. : Bien sûr. Des conséquences dramatiques, il en existe : pour le lyssenkisme, tu as Vavilov, le grand biologiste soviétique, membre du parti, qui est mort dans sa cellule dans en 1943 parce qu’il s’était opposé à Lyssenko, ça va loin. Auguste Comte et Saint Simon, c’est le début de l’hypertrophie scientiste. Saint Simon prônait un gouvernement des savants et Auguste Comte, c’était le positivisme de la 3e République, qui se basait sur les faits, sans la théorie. Les physiciens français de la fin du 19e siècle étaient très bons dans les faits, comme par exemple une école d’optique avec la théorie de Fresnel, de grands noms comme Fizeau, Mascart, etc. mais n’avaient aucune ouverture sur la théorie scientifique. Et donc, la théorie de l’électromagnétisme va se développer en Angleterre avec Maxwell en 1865, la théorie cinétique des gaz avec Boltzmann, dans le monde germanique vers 1880, la théorie de la relativité avec la mécanique quantique en 1905 en Allemagne, et en France : rien. Ça a fait prendre du retard à la physique française, c’est admis par un certain nombre d’historiens de la physique.

Nico : Et d’une certaine manière, le réchauffement climatique fait prendre du retard, du moins politiquement, puisque le grand public n’y croit pas.

A.M. : Oui, peut-être, et on n’en connait pas encore les conséquences. Je vais peut-être être provocateur, mais le fait qu’on ne fasse plus de biotechnologies en France à cause de l’opposition aux OGM nous a fait prendre du retard aussi, même si c’est difficile à dire à l’heure actuelle. Tout ceci est à regarder et parfois à critiquer.

Nico : Pour finir en hors-cadre, et pour donner une idée du style : plusieurs alterscientifiques essaient d’appliquer les sciences dans le monde réel, ou d’appliquer certaines sciences dans d’autres domaines, j’ai une citation qui va faire plaisir à Robin, je ne sais plus de qui elle est : « ainsi, dans cette transposition des mathématiques à l’harmonie humaine, les propriétés de l’amitié sont calquées sur celles du cercle, l’amour sur l’ellipse, la paternité sur la parabole, l’ambition sur l’hyperbole et enfin mes propriétés collectives sur ces 4 formes sur celles de la cycloïde »

A.M. : C’est un grand poète, c’est Charles Fourier bien sûr.

Nico : J’ai pris ça pour finir car il y a des mots scientifiques dedans, il y a une sorte de sens mais si on voulait mettre une théorie scientifique derrière, on verrait que ça ne veut rien dire.

A.M. : Tu sais que Fourier a inspiré le surréalisme, par exemple Breton se réclamait de Charles Fourier, donc il n’y a pas que des aspects négatifs non plus.

Nico : Et ça m’a fait penser à Flatland, un bouquin sur un monde plat que j’invite tous les auditeurs à lire. J’en ai fini avec mes questions, mais on a quelques questions d’auditeurs.

Alan : Oui, d’abord un commentaire d’Axone qui nous dit « Je ne vois pas en quoi la géoingenierie est une hypertrophie scientiste »

A.M. : Oui, je n’ai peut-être pas dit le bon nom, mais envoyer des particules soufrées, dans l’atmosphère pour réfléchir les rayons du soleil et ralentir le réchauffement climatique, ce n’est peut-être pas de la géoingénierie, mais c’est typiquement de l’hypertrophie scientiste, sans se poser plus de questions sur le ralentissement de notre croissance ou sur d’autres moyens d’arrêter le réchauffement climatique.

Robin : C’est surtout jouer à l’apprenti sorcier, mais c’est plus une technique qu’une idée scientifique. Le côté scientiste, c’est se dire qu’on va réussir à le gérer…

A.M. : Oui, mais ce n’est pas facile de faire le distinguo entre science et technique dans des cas comme ça, et je ne sais pas ce qu’Axone pense. Mais pour moi, sans entrer dans un débat, envoyer des particules dans l’atmosphère, ça devient des solutions qui empêchent de se poser les vraies questions sur le réchauffement climatique.

Alan : La question est lancée, on verra si Axone a quelque chose à répondre. Sinon, erebus, nous disait en début de présentation « très intéressant, et qu’en est-il de Nikola Tesla, considéré comme un alterscientifique malgré ses qualités ? »

A.M. : Ah, Tesla est un très beau cas que j’ai étudié et je lui consacre une partie de mon chapitre sur Vallée. Tesla est un personnage génial. J’ai beaucoup d’admiration pour un certain nombre de mes personnage, mais pas tous.

Nico : Pourtant ça ne se ressent pas tellement dans le bouquin.

A.M. : Par exemple Fourier qui est un poète aussi. Et je connais l’autre partie de leur œuvre aussi.

Nico : J’avais plutôt l’impression en lisant, que tu ne les aimais pas.

A.M. : On aime toujours se objets d’études, on finit par s’y attacher. Alors Tesla, très bonne question ; c’est un type génial, il invente le courant alternatif, a travaillé en radio, même si c’est contesté entre Marconi et Tesla. Et à partir des années 20, (il mourra en janvier 43, on vient de célébrer les 70 ans), il n’est plus sur le devant de la scène aux Etats Unis, Einstein lui volant la vedette, bien que ce soit un ingénieur qui a révolutionné l’ingénierie avec le courant alternatif. Donc, dans la deuxième partie de sa vie, il se met un peu à délirer et à dire dans des interviews que la relativité, c’est n’importe quoi, et que c’est son compatriote Bošković (quelqu’un du 18e siècle) qui l’a inventé avant. En France, c’est Poincaré pour les polytechniciens, qui l’a inventée avant, bien qu’elle soit fausse, c’est difficile à suivre et chacun voit midi à sa porte. Il perd donc les pédales dans les années 20 et le mythe Tesla est récupéré par des sites qui prétendent que Tesla avait trouvé l’énergie cosmique universelle. J’ai déjà du mal à me représenter l’énergie noire et la matière noire, mais l’énergie cosmique universelle, je ne sais même pas ce qu’ils entendent par-là ! Donc ils s’appuient sur Tesla pour ça car il avait fait quelques élucubrations là-dessus sur la fin de sa vie. Tesla est un personnage génial sur la première partie de sa vie et ambigu sur la deuxième partie.

Alan : Il a donc été rattrapé par sa philopause ! David Loureiro nous signale aussi que Cantor aussi a un peu perdu pied vers la fin de sa vie.

Nico : C’est plutôt mentalement qu’il a perdu pied, mais pas scientifiquement.

Robin : Il a très mal fini en hôpital psychiatrique.

Nico : Cantor me fait rebondir sur le fait qu’on ne trouve pas d’altermathématiciens, ça n’existe pas à cause de rejet des signes.

A.M. : Non, et une fois que quelque chose est démontré en maths, c’est démontré. Alors que la physique c’est substitutif.

Robin : On peut quand même en parler avec Cantor ou Gödel qui ont cherché des preuves de l’existence de Dieu sur la fin de leur vie. Ou sur les extra-terrestres pour Cantor.  On voit que c’est souvent en vieillissant, mais pour certains, ça les suit en parallèle. Je pense à Blaise Pascal qui prouve l’existence de Dieu dans ses recherches.

A.M. : Tu vas un peu loin, pour Pascal, qui est mort jeune, on ne peut pas parler de deuxième partie de sa vie.

Robin : Justement, on voit que ça peut aussi cohabiter et c’est encore plus troublant.

A.M. : Moi, j’ai limité mon bouquin aux 19e, 20e et 21e siècles, et je vais chercher des racines de certaines hypertrophies chez Comte, de certaines radicalités antiscience chez Fourier, mais je ne remonte pas plus loin. Je ne me permettrais pas d’aller chercher chez Pascal, chez des gens qui étaient des philosophes mathématiciens, comme Leibniz, avec des esprits profondément religieux, à l’époque. Comme Cuvier, au début du 19ème siècle, qui est attaqué maintenant, mais qui était dans un état d’esprit totalement religieux. C’est vraiment au 19e siècle, quand la science s’émancipe de la religion qu’on peut voir des apparitions de l’alterscience contre ces théories scientifiques structurantes que sont Einstein, Darwin, etc. Ces théories sont structurantes de cette émancipation, comme la physique d’Einstein qui nous a expliqué certaines origines de l’univers, ou Darwin qui nous a expliqué certaines origines de l’homme. Donc je ne te suis pas sur Pascal.

Robin : C’était un exemple pour se demander si certains peuvent faire cohabiter ces notions toute leur vie, ou si c’est une maladie de vieux ! Ce n’est pas parce qu’on est scientifique qu’on est forcément rationnel.

A.M. : Oui, finalement, quand tu inventes une alterthéorie, tu y consacres ta vie. Actuellement, on peut citer Jean-Pierre Petit, l’astrophysicien, qui a complètement basculé. Je n’en parlerai pas plus, ne l’ayant pas étudié, mais on peut se demander s’il continue vraiment à faire de l’astrophysique.

Il peut y avoir un parallèle pendant un certain temps, mais dès que tu bascules dans l’alterscience, tu y passes ta vie.

Nico : Et ça prend du temps car tu es seul contre tous. Une autre remarque intéressante de MrNause qui dit « le narcissisme serait-il le danger de la science? » Est-ce qu’est c’est aussi à la base de l’alterscience ?

A.M. : Oui, je développe aussi sur le souci effréné de reconnaissance. On a tous un souci de reconnaissance, mais là, un souci effréné en ayant l’impression d’avoir raison seul contre tous. C’est vrai que certains bons scientifiques sont comme ça, on en a croisé au CERN avec Alan !

Xilrian : Petit est un bon exemple de ce narcissisme. C’est quelqu’un qui faisait de la science relativement normale, qui était publié, mais ses théories ont été plus ou moins écartées par le processus normal. Mais à partir d’un moment, un arnaqueur, un bonimenteur a commencé à envoyer des lettres censées avoir été envoyées par des extraterrestres, et Jean Pierre Petit faisait partie des destinataires. Et les lettres qu’il recevait lui expliquaient que ses théories étaient les meilleures. On ne sait pas si c’est lui qui se les envoyait ou quelqu’un d’autre. Mais c’est un bon exemple de vanité qui emmène les gens très loin.

A.M. : Et c’est aussi le public qui emmène quelqu’un comme ça, il se crée une audience, sur internet et grâce à ce réseau alterscientifique, et il est intéressant d’étudier cette audience que ça a.

Nico : Tu évoques un peu, également, et c’est un bon exemple, Camille Flammarion qui pouvait parfois prêter l’oreille à l’alterscience, allant jusqu’à aider certains à se trouver au devant du public.

A.M. : J’en parle un peu comme étant opposé à la relativité, sur la toute fin de sa vie. Il croyait aussi à la parapsychologie, comme d’autres grands savants de l’époque. Par exemple Charles Richet, prix Nobel de médecine, croyait aussi à la parapsychologie. Flammarion m’évoque le sujet de ces grands vulgarisateurs de la science. Comme Auguste Comte, qui a aussi ses qualités et à qui je consacre un chapitre, était un très bon vulgarisateur de la science, mais il en venait à se couper de la science. Il s’opposait à toutes les théories de son époque alors que c’était un vulgarisateur.

Alan : Un commentaire de Jorj McKie qui nous rappelle que Luc Montagnier est un bon exemple des malheurs de la vieillesse et qui nous demande si la fusion froide est une alterscience.

A.M. : Oui, la fusion froide, ça fait référence aussi à l’énergie libre de Vallée. Ce sont des gens qui font de la small science, par opposition à big science du LHC. On est capable, en small science de faire de l’énergie à partir d’une petite bouteille d’hydrogène, en fusion froide, à basse température. C’est de l’alterscience qui a été totalement invalidée. Il subsiste des gens qui continuent de se réunir sur la fusion froide dans des colloques, tous les 2 ans. Tu ne peux pas éviter qu’une petite minorité pense différemment des 99% des scientifiques. Ce qui est marrant, c’est que Kofi Annan, secrétaire générale de l’ONU, rende visite à un laboratoire, qui n’a de laboratoire que le nom, qui fait de l’énergie libre et de la fusion froide. C’est étonnant de voir que ces gens ont accès aux politiques au plus haut niveau. Ces gens ont le bras long, mais il y a aussi une forte inculture des politiques vis-à-vis de la science et de son état actuel.

David : Tu disais que tu étais en dialogue avec ces alterscientifiques. Tu t’y prends comment ? Il y a une méthode ?

A.M. : Dialogue, c’est beaucoup dire. J’essaie de comprendre de l’intérieur, même si je ne suis pas sociologue. Mais c’est toujours intéressant d’aller dans des conférences où tu peux entendre un autre discours, même si je préfère l’écrit. Et tu vois aussi quelle audience ça draine.

Nico : Pour conclure, c’est un sujet très intéressant qui nous éclaire sur la science et ses courants contemporains. Pour faire un parallèle, on avait vu au sujet des Ig Nobel qu’on pouvait faire de la science sur des thèmes moins sérieux, et là on voit qu’en se prenant au sérieux, on ne fait pas forcément de la science. C’est un bouquin qui vaut le coup d’être lu, mais si je peux donner un conseil aux auditeurs qui voudraient le lire, c’est de ne pas commencer par le début, car les premiers chapitres sont les plus compliqués à lire, mais après arrivent les exemples, que l’on peut picorer. Les chapitres de la fin sont plus faciles à lire et synthétisent, et ensuite on peut finir sur l’analyse du début, une fois qu’on a eu les éclairages concrets des exemples. C’est très bien documenté, très intéressant à lire. Merci beaucoup Alexandre.

A.M. : Merci Nicolas.

Nico : Est-ce que tu souhaites nous dire deux mots sur d’autres projets ?

A.M. : Oui, je viens d’ouvrir un blog à la demande de Pour La Science, je continue mon blog de vulgarisation Café des Sciences, et j’ai ouvert un blog alterscience sur la plateforme SciLog, je fais pas mal de conférences sur le sujet et pense continuer à l’étudier : la science et ses radicalités contemporaines.

Alan : Tu es aussi le concepteur et le directeur de la publication de 2 sites internet importants.

A.M. : Je suis le concepteur mais je ne suis plus directeur de la publication de science.gouv.fr, c’est le centre national de documentation pédagogique qui s’en occupe très bien, ça a été créé en 2004. J’ai créé bibnum.education.fr qui est une bibliothèque numérique d’histoire des sciences où on prend des textes scientifiques analysés par des scientifiques contemporains qui les remettent en perspective par rapport à la connaissance actuelle, c’est bientôt le 5ème anniversaire du site. On l’a ouvert avec 10 textes il y a 5 ans, et il y en a 120 actuellement, on a fait environ 2 textes par mois.

Alan : Tu es également actif sur Wikimedia France, la fondation qui édite Wikipedia.

A.M. : Oui, mais on n’édite pas Wikipedia, c’est la fondation qui l’a créé. J’ai été contributeur Wikipedia depuis 2005, je n’ai d’ailleurs pas très bien réussi au début, où mes modifications se heurtaient à des antirelativistes, mais quelques mois après, ça passait mieux, et j’ai beaucoup contribué, au point d’être membre de l’association Wikimedia France, il en existe une en Suisse aussi. Je travaille notamment à rendre plus libre l’iconographie numérique comme celle du CNES, car ce n’est pas normal qu’on ait que celle de la NASA, je milite pour un certain nombre de choses dans cette association.

Nico : En parlant de se heurter à des choses sur Wikipedia, il faudrait faire quelque chose pour autoriser la création d’articles pour les podcasts, c’est pour l’instant interdit.

Alan : Sauf si on la crée d’abord sur la version anglophone et qu’on la traduit, là c’est autorisé. Ou si Alexandre écrit des bouquins sur PodcastScience !

A.M. : PodcastScience acquière petit à petit de la notoriété et a une chance d’avoir une page sur Wikipedia. Et Podcast Science peut vivre sans Wikipedia !

Nico : Pour te retrouver sur le web, il y a ton site www.moatti.net, www.maths-et-physique.net, bibnum.education.fr, et twitter @alexandremoatti.

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