Les bâtisseurs d’expérience

Billet diffusé dans le cadre de la soirée Radio-Dessinée “Instruments scientifiques : cathédrales du XXIe siècle ?“, au CERN le 23 août 2014 


Saint-Exupéry a écrit : « Les pierres du chantier ne sont en vrac qu’en apparence, s’il est, perdu dans le chantier, un homme, serait-il seul, qui pense cathédrale. […] Quiconque porte dans le cœur une cathédrale à bâtir, est déjà vainqueur. »
(Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre)

Depuis que nous avons découvert le célèbre boson de Higgs, nous sommes ici un petit peu vainqueurs, et nous avons dans les yeux l’étincelle de fierté d’avoir gagné une « particule de Nobel ». C’est que nous avons appris à porter dans le cœur une cathédrale à bâtir, cette cathédrale des sciences du XXIe siècle qu’est le détecteur ATLAS.

Bruno Mansoulié a bien eu raison de parler de « petit miracle » à propos de l’organisation d’ATLAS, de sa « conception en commun » et de sa « réalisation en morceaux ». Et puis d’ajouter, « tous ces morceaux, apportés au CERN, s’emboîtent correctement, fonctionnent ensemble et atteignent des performances extraordinaires ». Je voudrais ici tracer le parallèle entre ATLAS et les chantiers des grandes cathédrales du Moyen-Âge pour nous aider à comprendre comment nous avons réussi ce petit miracle.

Ce parallèle, on peut le tracer sur plusieurs plans. Tout en faisant bien attention à ne pas le surinterpréter ! Comparaison n’est pas raison, et l’analogie n’est pas toujours jolie : dans ATLAS, les seules prières qu’on adresse sont celles d’ingénieurs et techniciens qui veulent faire marcher leur engin, et de physiciens qui rêvent d’observer des phénomènes nouveaux dans des territoires jusque-là inexplorés. Et si un jour certains ont eu la grande mauvaise idée d’appeler le boson de Higgs la particule de Dieu, c’est parce qu’ils ont confondu une particule « sacrée » avec une « sacrée particule » – au sens de « sacrément difficile à attraper » ; et ça, c’est la pure vérité: presque cinquante ans de traque pour la capturer enfin !

ps183_BvvROc5IgAAGMEr.pngCinquante ans, voyez qu’on approche des durées des chantiers médiévaux. Prenons la cathédrale de Chartres : la reconstruction après un incendie a commencé en 1194 pour se terminer vers 1220. Moins de quarante ans, un record pour l’époque. À ATLAS, on a eu peine à faire beaucoup mieux : imaginé en 1984, le projet a été approuvé en 1994, et l’installation du détecteur s’est achevée en 2008, pour observer des premières collisions en 2010, sa consécration en quelque sorte… Côté dimensions, la caverne d’ATLAS mesure 53 m de long et 35 m de haut. Rien à envier aux 37 m sous voûte de Chartres, et aux 44 m de longueur de sa nef. Pour ATLAS, l’ensemble s’étend depuis 100 m sous terre (sur 10 m de fondation) jusqu’à une dizaine de mètres au-dessus du sol, soit plus de 110 m en tout. Hauteur de la flèche de Chartres : 115 m. Oui, les volumes sont comparables !

Et cette voûte, n’est-elle pas une prouesse architecturale ? Savez-vous qu’elle a été fabriquée avant les murs qui la2 soutiennent ? Pour préserver l’espace intérieur de la caverne qui n’était pas encore creusée, à cause du tunnel de l’accélérateur qui fonctionnait encore à l’époque ! Alors comme il n’y avait pas de murs, on a soutenu la voûte par plusieurs dizaines de filins d’acier, tel le manteau d’un pont suspendu de 30 m de large – à peine deux mètres de moins que le viaduc de Millau.

Prenez maintenant la structure du toroïde, ce gigantesque aimant qui remplit presque à lui tout seul toute la caverne. Avec ses huit longs fûts, ne dirait-on pas des colonnes horizontales, des « piliers de la terre » souterrains ? Ne rayonne-t-il pas à l’image de la grande rosace de la cathédrale de Notre-Dame de Paris (et avec un diamètre double) ? Et de manière aussi foisonnante que le « palmier » du couvent des Jacobins à Toulouse ? Ne dirait-on pas le point de convergence d’une croisée d’ogives, comme celle qui surplombe le chœur de la cathédrale de Nuremberg ? J’ai fait une photo-montage de ces deux images : le résultat est confondant. Bon évidemment, à la radio ça passe moins bien, alors vous la trouverez sur le site.

En fond et à droite, expérience ATLAS au CERN (M. Brice, CERN-EX-0511013-01, novembre 2005). En superposition, chevet de la cathédrale de Nuremberg [Stephenson, Heavenly Vaults, 2009, p. 109].

La statuaire d’ATLAS est d’une autre esthétique – plus contemporaine, disons moins « bestiaire et gargouilles» – avec tous ces fils, tubes et tuyaux aux arabesques très libres. Les trésors d’ingéniosité qu’il a fallu déployer pour intégrer tous ces morceaux de détecteurs ! Des installations avec des objets de 25 m de long pesant 100 tonnes, qui rentrent les uns dans les autres avec des marges de quelques centimètres ! N’est-ce pas comme ajuster à l’aide de ces cages à écureuil les pierres d’un vaste édifice ? Heureusement, nos ponts roulants ont une meilleure précision, et ne nécessitent que la pression du doigt pour vous soulever tout cela.

Un physicien a écrit : « Les cathédrales médiévales résumaient la connaissance de l’époque : la zoologie dans la statuaire, la mécanique dans l’équilibre des structures, l’astronomie et les mathématiques dans les horloges. On exposait ainsi la synthèse du savoir scientifique le plus avancé alors. ATLAS représente aussi une culmination des connaissances actuelle : le détecteur met en œuvre les technologies les plus performantes pour une recherche qui frise l’ésotérisme. » (Vanucci 2007, p. 119).

Rien à ajouter, si ce n’est le rôle de l’être humain. Sur un tel chantier n’œuvrent pas les seuls physiciens, armés de tournevis lumineux, de scotch orange et d’oscilloscopes étranges ! Que non ! Les corps de métiers ont été, au fil des ans, moults et fort variés. Terrassiers, maçon-ne-s, ferrailleurs et bétonneurs ; serruriers et boulonneurs ; géomètres, mécanicien-ne-s, pontiers, tireurs de câbles, poseurs de tuyaux ; cryogénistes (spécialistes des grands froids), magnéticiens (non, je n’ai pas dit magnétiseurs) et électromécaniciens ; et puis électronicien-ne-s, informaticien-nes et câbleuses de fibres optiques ; sans oublier les gestionnaires de projet, coordinateurs de planning, contrôleurs des comptes et pourvoyeurs de finances, que sais-je encore. Ne sont-ils pas, tous ces corps de métiers constitués d’hommes et de femmes passionné-e-s, à l’image des confréries et corporations d’autrefois, gâcheurs de mortier et maçons, tailleurs de pierre et sculpteurs, bûcherons, menuisiers et charpentiers, forgerons et ferronniers, facteurs d’orgue et souffleurs de verre, maîtres de l’œuvre et du Tracé ? N’est-ce pas de leur savoir-faire, de leur rigueur, de leur ardeur à la tâche que nous, les bâtisseurs de détecteurs, avons su nous inspirer pour construire notre cathédrale de la science ?

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Une petite parabole pour conclure. À trois tailleurs de pierre occupés avec leurs outils sur le chantier d’une cathédrale, ces trois questions :
– À quoi es-tu occupé ? – À gagner ma vie, répondit le premier.
– Et toi ? – À tailler la pierre, répondit le second.

– Et toi ? – À bâtir une cathédrale, répondit l’artisan initié.
Au fil des ans, ingénieur actif au sein de la coordination technique d’ATLAS, j’ai appris que le chantier est réussi quand chacun remplit ces trois rôles simultanément. S’investir dans une finalité qui nous transcende, en s’impliquant dans des tâches concrètes, autonomes et coordonnées, qui nous apportent une reconnaissance, même anonyme et collective. À l’image de ces marques lapidaires, ces traits d’identification sculptés par le maçon sur chacun de ses blocs de pierre, et qui disparaissent une fois celui-ci mis en place dans l’ouvrage : signes de l’accomplissement individuel de sa tâche et de son humble insertion dans l’œuvre collective. Pour la gloire, non pas de Dieu, mais de la science et de la création de connaissance.

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