Sociologie des grandes collaborations – Bruno Mansoulié

Billet diffusé dans le cadre de la soirée Radio-Dessinée “Instruments scientifiques : cathédrales du XXIe siècle ?“, au CERN le 23 août 2014 


Les plus grandes des expériences LHC, ATLAS et CMS, rassemblent environ 3000 physiciens chacune.

Mais comment sont-elles organisées ? Qui y fait quoi ? Qui décide de quoi ?

Pour commencer, je voudrais éclaircir un point. Ici, le mot « expérience » prête un peu à confusion : on imagine en effet une expérience comme ce qu’on pratiquait au lycée : je mélange un produit jaune avec un produit vert et je regarde si le résultat est noir ou rouge. Ce n’est pas le cas ici. Ici, le LHC produit, en quatre points de l’anneau, des collisions proton-proton. Quand il fonctionne, le LHC produit un très grand nombre de collisions par seconde (environ 500 millions) à chaque point. Une « expérience » comme Atlas (ou CMS), regarde ces collisions, les trie, enregistre les plus intéressantes, les analyse, et publie des résultats. Atlas est donc bien plutôt un observatoire de collisions. La physique en jeu est quantique, donc statistique : des collisions identiques peuvent donner lieu à des effets différents ! Les plus intéressantes sont les plus rares, bien sûr.

Donc, de grands observatoires, construits et animés par des milliers de physiciens du monde entier. Tous employés du CERN ? Pas du tout. Le CERN est responsable de construire l’accélérateur et de fournir les faisceaux de particules (les protons), et les collisions. Les expériences/observatoires sont conçues et animées par des collaborations, constituées d’environ chacune 200 équipes provenant du monde entier.

Dans la plupart des grands équipements scientifiques, comme un télescope, ou un satellite, l’instrument est commun, mais chaque équipe propose son propre programme d’observation : regarder telle galaxie pendant 10 nuits par exemple. Ce n’est pas le cas ici. Toute la collaboration regarde toutes les collisions. Toutes les équipes se sont entendues pour concevoir et construire l’instrument, s’entendent pour le régler au mieux, et pour traiter les données recueillies. Dans l’analyse, chaque physicien va se spécialiser et regarder un aspect bien particulier : rechercher telle ou telle particule inconnue ou mesurer tel effet, mais dès le travail effectué, toute la collaboration va revoir ce travail, le questionner, le critiquer, et seulement avec l’accord de tous le résultat sera publié.

Une collaboration est donc formée par des dizaines voire des centaines d’équipes. On pourrait penser que les grands pays ont choisi leur camp, et que chaque collaboration regroupe certains pays, recouvre de grandes régions du monde. Il n’en est rien ! Les collaborations se sont formées par affinités entre personnes ou entre groupes, très peu en fonction de critères politiques.

En France par exemple, les laboratoires de physique des particules de Paris-Jussieu, Orsay, Marseille, Annecy,  Clermont-Ferrand, etc. sont dans Atlas, ceux de Polytechnique-Paris, Lyon, Strasbourg, sont dans CMS. Quant à mon labo d’origine, l’IRFU du CEA à Saclay… il a une équipe dans Atlas et une dans CMS!

C’est donc un petit miracle que toutes ces équipes parviennent à s’organiser, et en particulier à concevoir un détecteur en commun, et même à en réaliser chacune un morceau chez elle, et que tous ces morceaux, apportés au Cern, s’emboîtent correctement, fonctionnent ensemble, et atteignent des performances extraordinaires pour la détection et l’analyse des collisions !

Ce n’est pas pour rien que le web (www.etc) a été inventé au Cern, précisément pour aider les chercheurs à communiquer…

Tout de même, il faut un peu d’ordre, et donc une hiérarchie, avec chefs et sous-chefs…

Cette organisation est très particulière et intéressante. Chaque collaboration invente et écrit sa propre constitution. Le (ou la) grand chef s’appelle un « spokesperson (porte-parole) ».  Les chefs d’en dessous sont des « conveners », des animateurs.

Un convener peut avoir de très grandes responsabilités : pendant la construction, il dirige le travail de centaines de physiciens et ingénieurs, supervise des commandes de dizaines de millions de Francs Suisses (donc d’Euros). Mais ce n’est pas un « chef » : il n’a aucune autorité réelle sur les gens qu’il dirige : leurs avancements, leurs carrières, dépendent de leur labo d’origine et non du convener ! Sa seul arme pour diriger est la conviction, le consensus. C’est magnifique sur le principe. Parfois un peu pesant, il y a des jours où on aimerait pouvoir faire preuve d’autorité, mais… on ne peut pas. Je dis souvent à mes amis qui sont cadres dans le privé qu’ils devraient faire un stage de convener chez nous…

Et pourtant, ça marche ! Les performances des détecteurs sont au rendez-vous, efficacités de détection sont très élevées, les calibrations extrêmement précises… Pourquoi ?

Tout repose sur la motivation, de tous et de chacun. Une motivation assez étonnante, un sens profond de l’intérêt commun.

Cela ne va pas sans poser des difficultés : les publications sont signées par 3000 auteurs, par ordre alphabétique. Les autres domaines scientifiques ont souvent des ordres d’auteurs : 1er auteur, etc. mais nous, on n’a pas trouvé de meilleur procédé pour reconnaître le travail de chacun.

Comment reconnaître le travail et le mérite ? En particulier des jeunes ? Un atout fantastique est que les chercheurs sont en grande partie des jeunes : moitié ont moins de 35 ans… Mais une thèse est souvent un travail parcellaire, très pointu, sur une toute petite partie des analyses. Un travail essentiel pourtant, et souvent l’occasion d’une vraie contribution personnelle, un vrai travail de recherche, plein de méthodes inédites, de trouvailles… Mais presque rien n’en sera mentionné dans la publication finale.

La première satisfaction est celle du travail bien fait, d’avoir défriché et cultivé son lopin de terre, même petit, et même dérobé aux regards. Les collaborations ont aussi mis en place des prix de la meilleure thèse, des systèmes de référencement de notes internes, etc. Mais le problème de la reconnaissance parmi 3000 auteurs reste présent à un certain niveau, par exemple pour trouver un emploi de chercheur après la thèse ou plus tard dans la carrière.

Il n’en reste pas moins que ces collaborations sont des expériences humaines fascinantes : mus par une motivation commune, des centaines de groupes de toutes nationalités, cultures, traditions, travaillent ensemble sans trop de heurts, et obtiennent des résultats fabuleux. Un mode moderne d’organisation, où les réseaux informatiques et humains jouent un grand rôle, mais où chaque personne peut se développer,  s’enrichir de sa recherche et du contact des autres, et peut apprendre à penser et à convaincre.

 

Pour retrouver Bruno Mansoulié

Quelques contributions grand public sur le web :

http://www-centre-saclay.cea.fr/fr/Mansoulie (date de 2008)

http://www-centre-saclay.cea.fr/fr/Bruno-Mansoulie-La-traque-du-Boson-de-Higgs (CEA)

https://www.youtube.com/watch?v=l4-QCEUwdZU (Fondation Cartier)

http://www.franceculture.fr/personne-bruno-mansoulie (France Culture)

http://www.universitepourtous.net/les-plus-belles-equations-de-la.html

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