Les idées sont-elles contagieuses ? Pour une approche scientifique (naturaliste) de la culture

Dossier présenté lors de l’épisode 221 du 2 juin 2015


Introduction

 

Qu’est-ce qu’on entend par ‘idées’ ?

Globalement, lorsqu’on parle de culture, il y a deux écoles :
– Ceux qui estiment que la culture est une sorte d’entité monobloc, que les jeunes acquièrent lors de leur éducation (et interactions avec) par des gens plus âgés qu’eux.[1]

– Ceux qui pensent plutôt qu’on peut disséquer la culture en petits bouts, et ces petits bouts de culture, c’est ce qu’on appelle des représentations, ou des idées, pour faire plus simple. Dans cette approche, on pense que ces idées sont plutôt indépendantes les unes des autres, et qu’elles sont aussi partagées entre individus du même âge (pas seulement transmises des plus vieux aux plus jeunes). On pense aussi que, du fait que les idées ne constituent pas un gros bloc, on peut les dénombrer et les suivre presque une par une.

Et moi, je suis plutôt de la deuxième école.

Dans ce sens, il sera ici question de culture au sens défini dans le livre d’Olivier Morin, c’est-à-dire comme «ensemble des pratiques et des idées qui parviennent à se maintenir dans le temps ou à se diffuser dans l’espace grâce à la transmission ». Les pratiques et idées qui parviennent à se maintenir dans le temps ou à se diffuser dans l’espace grâce à la transmission peuvent être plus simplement appelées traditions.

On va plus ou moins confondre ce qui est de l’ordre des pratiques, c’est-à-dire des choses que l’on fait, et ce qui est de l’ordre des représentations, c’est-à-dire vraiment juste des idées que les gens ont en tête. Du coup, on va considérer une façon de se natter les cheveux comme un ‘élément culturel’, une idée, au même titre que des représentations plus complexes ou abstraites, comme celles de certaines créatures de mythologie ou de contes (au hasard : le vampire, le zombie). Celles de ces représentations qui ont du succès constituent des traditions.

 

Qu’est-ce qu’on entend par ‘contagieuses’ ?

J’ai choisi le titre en référence au livre La Contagion des Idées, de Dan Sperber – et aussi, en référence à la mémétique de Richard Dawkins – pour faire simple et court, ce sont ces nouvelles conceptions de la culture, qui empruntent plus ou moins fidèlement la métaphore des idées comme de petits parasites, ou virus, qui se transmettent et se répliquent au sein des esprits humains. Aussi, une autre des particularités de ce type de courants de recherche est, de fait, d’appliquer la théorie de l’évolution aux idées, représentations et pratiques culturelles. En d’autres termes, il s’agit d’appliquer le principe de sélection naturelle aux idées : elles se transmettent et se reproduisent plus ou moins bien selon leurs caractéristiques. Un des débats les plus importants dans le champ à l’heure actuelle tourne d’ailleurs autour de savoir à quel point la sélection qui a cours en transmission culturelle (Claidière, Scott-Phillips, & Sperber, 2014). Par exemple, certaines idées ont un succès fou et survivent assez longtemps – comme la chanson « Happy birthday to you » (Joyeux anniversaire), alors que d’autres sont vite oubliées – si vite que ça serait difficile d’en citer une. Pour prendre un autre exemple, pour chaque vidéo de chat qui est largement partagée et vue sur youtube, il y a plein d’autres vidéos qui ne dépassent pas les quelques vues. (Combien y a-t-il de Grumpy Cat ? un seul ! Combien y a-t-il de chats sur Youtube ? Beaucoup. Trop, sûrement)

 

Vers différents courants de recherche : Mémétique, Co-évolution Gène-Culture, et épidémiologie des représentations

Ce que je vais développer à partir de maintenant, c’est des versions un peu différentes de cette idée générale. Je vais m’appuyer sur des références qui sont toutes postérieures au Gène Egoïste, et qui sont, pour l’essentiel, élaborées à partir de cette idée originale de Dawkins. Dawkins et le Gène égoïste, ce sera donc notre première étape, celle de la mémétique. Ensuite, on ira voir du côté de la co-évolution gènes-culture (et de la théorie du double héritage – dual inheritance theory). Et pour finir, je vous présenterai le courant que je connais le mieux, l’épidémiologie des représentations (ou des idées, c’est pareil). Si distinguer ces différents courants et leurs relations plus en détails vous intéressent, la thèse de Nicolas Claidière, disponible en ligne, devrait vous combler. Les trois courants que je vais présenter ici ne se contredisent pas nécessairement, j’aurais plutôt tendance à dire qu’ils ne se concentrent pas exactement autour des mêmes cas ou phénomènes, mais ne sont pas incompatibles entre eux.

Mémétique

C’est le plus ancien des courants dont il est question ici, et il sert de base, d’ancêtre aux deux autres.

Dans le titre que j’ai choisi, le terme ‘contagieuses’ réfère plus ou moins à la mémétique, et à l’idée initiale, fondatrice de Richard Dawkins, dans le Gène égoïste (1976), que les idées se transmettent et se ‘répliquent’. Dans l’idée originale de Dawkins, les idées sont conçues comme de petits parasites ou virus de l’esprit humain, et se répliquent de façon très fidèle (c’est-à-dire qu’il y a très peu de mutations, de changements d’une copie à l’autre), de cerveau en cerveau.

 

Co-évolution Gène-Culture (Théorie du Double héritage)

Le cadre de travail proposé par Boyd & Richerson est celui de Co-évolution Gène-Culture. Au sein de ce courant, on considère essentiellement la « culture » – et comment elle évolue- peut interagir avec l’évolution génétique d’une population humaine. L’exemple probablement le mieux connu de ces interactions est celui du pastoralisme, c’est-à-dire de la consommation de produits laitiers, rendue possible par l’élevage. L’élevage animal est, comme une vaste majorité des pratiques humaines, sociale, et a des conséquences (en termes de pressions sélectives) sur les populations qui ont adopté ce mode de vie – la capacité à digérer le lait à l’âge adulte, par exemple.
C’est également dans ce cadre que s’inscrit la théorie du double héritage : elle pose qu’on hérite aussi bien des gènes que des idées de nos ancêtres.

 

Epidémiologie des représentations

C’est le courant de recherche duquel je suis le plus proche. On utilise les mêmes principes que l’épidémiologie plus biologiques, parce qu’on s’intéresse, comme eux, à la répartition des idées, en relation à d’autres facteurs, comme les caractéristiques des populations humaines qui les portent. Comme les épidémiologues ‘classiques’ qui étudient des maladies, on cherche à observer l’évolution de nos « cibles » (idées pour nous, virus pour les biologistes) à travers une population, selon si elle se fait la bise ou bien sait, en grande majorité, écrire. Comme eux, on guette l’apparition de mutations aussi.

Pour ce qui est des spécificités d’adapter l’épidémiologie à l’étude des idées, on part de l’idée de base de la mémétique, mais ici on va avoir une emphase un peu plus cognitive (en quelque sorte). On essaie aussi d’inclure ce qu’on connaît des processus mentaux dans nos recherches. On considère que nous transformons les idées – ou représentations – à chaque fois que nous les transmettons, globalement Il y a néanmoins une variation relativement importante dans le degré auquel certaines représentations changent à chaque transmission: certaines changent plutôt peu, et d’autres ont tendance à changer énormément à chaque transmission. Les mots ou expressions – plus encore les lettres, par exemple, ont une évolution temporelle plutôt lente, versus d’autres items culturels, comme le succès temporaire de certains livres/séries /films. Ceci est un exemple vague, on a bien évidemment des contre-exemples dans les deux camps. En quelque sorte, pour l’épidémiologie des idées, l’approche de la mémétique correspond seulement à certains cas limites.

Pour l’aspect plus “cognitif“, dans ce courant de recherche, transmettre une idée revient à utiliser une représentation mentale en la transformant en représentation publique, qui, si elle est transmise avec succès, redevient une représentation mentale (dans la tête d’un autre être humain).

 

Quelques grandes questions

Les questions qu’adressent ces courants de recherche – et du coup les questions qu’on va aborder dans ce dossier – sont essentiellement les trois suivantes :
Première question – la question de la durée de vie des traditions : quelle est l’ « espérance de vie » d’une idée ? (une tradition est une représentation « qui a du succès » : qui perdure dans le temps et est –un minimum- répartie dans l’espace également)
Ensuite vient  la question des raisons du succès des traditions et de leur accumulation dans le temps : pourquoi certaines idées ont plus de succès que d’autres (autant dans le temps que l’« espace », c’est-à-dire autant en nombre d’individus qui la possèdent à chaque génération qu’en nombre de générations à travers lesquelles l’idée survit) Dans le temps par exemple, ça peut concerner certaines techniques, d’artisanat par exemple, comme la dentelle ou les vitraux. Un bon exemple dans l’espace  (qui marche aussi dans le temps) pourrait être celui de l’imprimerie, qui s’est largement diffusé.
– et enfin, la troisième et dernière question est pourquoi nous, les humains, avons beaucoup plus de traditions que les autres animaux ? Pourquoi est-ce que l’on a une « culture », comment est-ce que ça se fait que l’on possède un ensemble d’idées partagées avec nos semblables bien plus étendu que les autres animaux ?

Il y a deux problèmes majeurs pour une représentation/pratique candidate à devenir une tradition, c’est-à-dire à avoir du succès, en somme :
– l’usure, ou perte de qualité (le problème du téléphone arabe, en gros)
– l’insuccès, ou perte de quantité (la représentation n’est plus transmise du tout à partir d’un certain point)

Pour faire face à ces problèmes de perte de qualité ou de quantité, il existe des mécanismes – ou stratégies, en quelque sorte – de diffusion: répétition, redondance, ou encore prolifération.

Pourquoi avons-nous autant de culture (par rapport aux autres animaux) ?

 

De bons imitateurs, vraiment ?

Une des hypothèses qui a eu son heure de gloire était la possibilité que l’on arrive à accumuler une quantité de « culture » plus importante que les autres espèces, parce que notre « culture » se transmettrait mieux. Entre guillemets, on en « perdrait » moins. Une découverte aurait tendance à subsister sur un nombre plus grand de générations que chez nos proches cousins. C’est l’idée de l’effet de ‘cliquet’ (ratchet effect, en anglais), en référence à cette pièce d’horlogerie qui empêche une autre pièce de retourner en arrière. Notre ‘culture’ humaine fonctionnerait donc sur le même principe : on irait forcément vers plus de pratiques, et des pratiques plus efficaces, vers des idées plus compliquées, etc … L’idée est séduisante, mais …

Le problème majeur avec cette hypothèse est … qu’elle correspond plutôt mal à ce qui peut être observé des représentations et pratiques humaines.

On connaît plusieurs cas historiques où l’on a eu de gros retours en arrière, en général, le progrès technique a connu des trajectoires plus erratiques que linéaires. Pour un exemple historique, il suffit de penser au « retour en arrière » qui a eu lieu au début du Moyen Âge, après la chute de l’Empire romain. A ce moment là, on perd des technologiques comme les aqueducs, par exemple. Des chercheurs, (Caldwell & Millen) ont cherché à reproduire cet aspect non linéaire du progrès, en faisant faire des tours de spaghettis et des avions en papier à leurs participants. Le but était de faire des tours de spaghettis les plus hautes possibles, et des avions en papier qui volent le plus loin possible, en ayant le droit de s’inspirer de ce qu’a fait le participant précédent. Du coup, si effectivement les dernières tours de spaghettis sont plus grandes que les premières, entre temps, une tour n’est pas toujours plus haute que celle qui l’a précédée, et peut même parfois être bien plus petite (idem pour les avions en papier).

La culture est un phénomène relativement « chaotique » : un bon modèle d’à quoi ressemble la transmission culturelle est le téléphone arabe. Pour ceux qui n’y ont jamais joué, il s’agit d’un jeu où le premier participant transmet un message à l’oreille du deuxième participant, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’on en soit au dernier participant, qui doit alors dire le message à voix haute. Très souvent, et ce qui fait de cette activité un jeu, est la tendance du message à être transformé au cours de sa transmission, au point où le message d’arrivée porte à peine une marque du message de départ.
Le téléphone arabe, pour ainsi dire, a été adapté de façon à devenir un protocole expérimental relativement classique. On « recrée » en laboratoire des chaînes de transmission, où de façon similaire au téléphone arabe: un premier participant est exposé à un message (un stimulus), puis distrait, on lui donne une autre tâche à faire, et ensuite on lui demande de se rappeler et de reporter, aussi précisément que possible ce qu’il/elle a vu ou lu précédemment. On fait référence à ce protocole expérimental sous le nom de chaînes de Bartlett, en référence au chercheur qui l’a mis au point. Une de ces premières expériences demandait donc simplement de rappeler aussi bien que possible un extrait qui a été lu quelques instants auparavant. Les résultats montrent qu’environ la moitié des mots sont perdus lors d’un seul de ces épisodes.
D’une façon globale, la transmission culturelle est un processus qui fait peu d’élus pour beaucoup d’appelés : seule une très petite quantité des représentations qui existent se transmettent assez bien pour avoir un certain succès – les nouvelles technologies offrent des illustrations assez saisissantes de ce phénomène : l’immense majorité des tweets n’est jamais retweetée, par exemple (et la proportion des tweets retweetés plus d’une centaine de fois est très très faible).

 

Plutôt de meilleurs  ’communiquants’ ? : la communication humaine, unique dans le règne animal…  (et un peu de notre démographie)

En revanche, nos capacités pour la communication, y compris ostensive, semblent relativement uniques dans le monde animal : le fait de communiquer volontairement, et plus particulièrement d’avoir dans notre communication (verbale comme non-verbale) des signes servant à témoigner une intention de communiquer, une façon d’attirer l’attention sur ce qui est fait/montré. C’est par exemple le cas du pointage et de ce qu’il permet comme attention partagée.

Un autre facteur qui a probablement participé au fait qu’on accumule des traditions tient aux faits qu’on a des populations non seulement plus larges que les autres grands primates, mais avec également plus de contacts pacifiques – cela permet à la fois d’inventer plus et de conserver plus d’idées.

 

Quels sont les facteurs qui rendent des idées un peu plus « contagieuses » ?

Ces facteurs peuvent être globalement décrits comme tombant dans deux grosses catégories (cette distinction est un peu grossière, mais utile pour ordonner un peu la suite de cet exposé) : ceux qui ont traits à ce que les idées contiennent, et ceux qui sont davantage liés à qui possède ces idées, et cherche éventuellement à les transmettre. Pour emprunter les mots d’Olivier Morin, trois choses font vivre les traditions : leur diffusion préalable, leur attrait et l’accessibilité des individus qui les portent.

Dans un premier temps, on va s’intéresser aux facteurs liés au contenu des idées :

Les facteurs liés au contenu des idées – attrait local versus ‘général’

 

L’attrait des idées (facteurs liés au contenu même des idées) peut provenir de leur contenu, de plusieurs façons :

Une idée peut être attractive parce de façon locale, c’est-à-dire si elle présente un attrait lié au contexte dans lequel elle se situe. C’est par exemple le cas de la natte mandchoue – elle était, entre autres, pratique pour monter à cheval.

Mais une idée peut aussi être attractive d’une façon plus générale, voire universelle. Dans ces cas-là, il est souvent question de la relation entre l’idée et les « intuitions » plus ou moins universelles qui existent dans l’humanité.

Si elles sont intuitives : Intuitives, dans ce sens, veut dire qu’elle paraisse « coller » avec notre impression spontanée (« gut feeling »).
Pour comprendre (en partie) cette idée, je vais faire un court détour pour expliciter un peu plus quelle est la vision de l’esprit humain qui sous-tend une bonne partie des théories abordées ici. Pour essayer de dire ça vite et bien, on considère que le cerveau/l’esprit humain constitue un organe comme les autres, et qu’à ce titre, il a été soumis à des pressions sélectives particulières. La façon la plus « efficace » de faire face à des pressions sélectives (c’est-à-dire des problèmes récurrents que les organismes rencontrent dans leur environnement) est de développer des réponses spécifiques à ces problèmes ou choses à faire, et c’est ce qu’on appelle des modules dans le jargon. On a donc, par exemple, un module dédié au traitement des visages. Mais ce module, si son domaine propre, donc ce pour quoi il a « évolué » – il a été sélectionné de façon à résoudre un problème qui a été rencontré de façon récurrente (reconnaître les visages). Les ‘vrais’ visages d’autres êtres humains constituent donc ce qu’on appelle son domaine propre. Mais ce module « s’active » aussi face à d’autres choses que de vrais visages : face à des masques ou des dessins, même très simples. Ces autres choses qui activent cette fonction de notre esprit constituent le domaine effectif de ce module.

Si des idées sont intuitives, elles se transmettront mieux, pour principalement 2 raisons : en premier lieu, elles seront plus faciles à mémoriser, et dans un deuxième temps, elles auront des taux de mutations plus faibles – de même, si des versions proches d’une idée particulièrement intuitive existent, elles auront de très fortes chances de se transformer en cette idée intuitive, plutôt que de rester telles qu’elles sont.

Exemples : l’orientation des portraits, la saignée

Si elles sont minimalement contre-intuitives : pour expliquer ça, il va falloir partir du principe que dans son fonctionnement, l’esprit humain tend à classifier les choses qu’il connait/qui existe en différents types, selon leur « nature », ou pour le terme plus exact, en utilisant des catégories ontologiques. Globalement, ces catégories ontologiques sont des types de fichiers mentaux, qui nous permettent de faire des inférences utiles lorsque l’on est face à un élément qui appartient à cette catégorie. Par exemple, lorsque l’on croise un animal que l’on n’a jamais vu auparavant, le catégoriser comme « animal » permet d’utiliser les propriétés de cette catégorie pour savoir comment se comporter face à cet animal, inférer qu’il peut être agressif, avoir faim, et anticiper une partie de son comportement d’après cela.

Pour en revenir à nos représentations, certaines représentations doivent une partie de leur succès au fait qu’elles ont une structure un peu particulière vis-à-vis de ces catégories ontologiques : elles respectent à peu près tous les caractéristiques de la catégorie à laquelle elles appartiennent, mais en violent aussi une partie. Cette structure autorise ces idées à être spécialement bien mémorisées, et transmises. C’est notamment le cas de bons nombres de représentations religieuses à travers le monde (cf. « Et l’homme créa les dieux » de Pascal Boyer). Par exemple, un arbre qui peut entendre ce qu’on dit sous son feuillage transgresse la catégorie ontologique de plante, puisqu’il peut entendre. (Le succès des représentations religieuses repose aussi sur le fait que les agents surnaturels – dieux, esprits, etc – possèdent des informations qui généralement intéressent les autres être humains).

Une petite digression sur les croyances religieuses :

Pendant quelques temps, cette idée a posé un problème : le Mickey Mouse Problem (parfois aussi appelé Zeus problem) : pourquoi est-ce que toutes les représentations à présenter une dimension contre-intuitive ne deviennent pas des dieux ? En effet, un certain nombre de représentations sont vaguement minimalement contre-intuitives, pourtant toutes ne font pas l’objet de cultes. La réponse à cette question tient dans le fait que pour devenir un « dieu », une représentation a essentiellement besoin que des gens se comportent comme s’il existait (en en parlant, lui adressant des prières, des offrandes, et caetera). Entre autres, des études récentes d’un des laboratoires de psychologie du développement – équipe de Paul Harris – à Harvard, ont des résultats assez similaires chez les enfants. Les dieux, ou autre êtres religieux sont au départ pensés d’une façon assez identiques à celles de d’autres entités dont les enfants n’ont pas d’expérience directe, comme, au choix, les microbes, les sirènes ou les pirates. C’est seulement quelques années plus tard qu’ils distinguent les microbes ou les dieux des sirènes ou des pirates – ils ont appris ce qui existait ou non en étant témoin du comportement des autres à propos de ces entités.

 

Dans un deuxième temps, on va aller voir du côté des facteurs un peu plus sociaux qui rendent certaines idées plus ‘contagieuses’ que d’autres. En somme, on va voir quels facteurs liés à la distribution des idées, ou, entre guillemets, à leur « démographie » :

 

Biais de conformisme

Si une représentation est très répandue parmi les gens qui vous entourent, il est plus probable que vous l’adoptiez – il a été soutenu que ce biais pouvait se révéler particulièrement adaptatif, en permettant d’utiliser des connaissances qu’ont d’autres individus autour de soi sans avoir à les posséder soi-même. Un exemple de ce biais de conformisme et d’un cas où ce serait plutôt une « bonne idée » : prenons le cas d’une femme enceinte dans un certain environnement, où les individus autour d’elle lui conseillent, voire lui interdisent de manger certains aliments – ne sachant pas nécessairement quels aliments présents dans l’environnement contiennent des poisons potentiels pour son futur bébé, suivre les conseils qu’on lui donne / ce qui est pratiqué autour d’elle peut constituer une bonne façon de faire face à la situation.

Biais de prestige :

Une représentation est « avantagée » et a de meilleures chance d’être transmise si elle est présente chez des individus prestigieux, les autres auront ensuite tendance à les imiter. De mémoire, pas mal de travaux de sociologie montrent des effets de mode qui passent de hautes classes sociales à des classes sociales plus basses. C’est le cas pour les prénoms par exemple : on observe des effets de mode où certains prénoms sont d’abord populaires parmi les classes sociales les plus aisées puis deviennent ensuite populaires au sein de classes sociales moins élevées.

 

Biais d’efficacité – ou de contenu :

Si une technique a l’air vraiment plus utile ou efficace, elle aura plus de chances d’être transmise et d’avoir du succès.

 

[Les biais précédents – de conformité, de prestige et d’efficacité – sont essentiellement tirés des recherches et livres de Boyd & Richerson]

 

 

Facteurs purement démographiques (chez Olivier Morin)

Finalement, un autre facteur décisif dans l’adoption de croyances tient à la présence ou non d’individus motivés à transmettre ce qu’ils connaissent / il existe aussi des effets liés simplement au passage des générations [la transmission culturelle peut s’étudier sous différentes unités de temps : années ou générations] : la transition dans l’orientation des portraits (regard de côté à regard de face) est en train soutenue par ce phénomène.

 

Ajout personnel : vigilance épistémique, déférence, etc..

Entre autres, les idées sont transformées, parce qu’elles sont communiquées dans un cadre social, par des agents, à d’autres agents, et que les « récepteurs » sont sensibles à une certaine quantité d’informations contextuelles. Par exemple, qui transmet une information a un rôle important à jouer dans la transmission des idées – si une personne que l’on juge ‘douteuse’ nous donne un conseil, il est fort probable que l’on n’adopte pas ce conseil.

Dans la mesure où la circulation des informations est une des activités qui embrasse une bonne partie de la vie humaine, on a également développé des adaptations pour juger de la fiabilité des informateurs, de façon à savoir si les informations que cette source peut nous donner sont fiables, et si l’on doit les adopter. L’ensemble des processus cognitifs qui s’occupe de ces jugements de ‘confiance’ est appelée vigilance épistémique, et impacte le choix de croire, et d’adopter ou non certaines idées en fonction de qui les transmet.

Une variation autour de la vigilance épistémique  – de cet ensemble de mécanismes qui servent à évaluer si l’on doit croire une source d’information – est l’effet gourou (Sperber, 2010)

L’effet gourou, réfère à ce que provoquent, par exemple certains auteurs un peu obscurs (comme Derrida ou Deleuze) : le message transmis n’est pas spécialement clair ou examinable en lui-même, mais on lui suppose une certaine profondeur, en vertu du prestige de l’auteur.

 

Pourquoi est-ce important de s’intéresser à tout ça ? Applications (Opinion personnelle)

Parce que comprendre comment les idées se transmettent, ça a des implications sur ce qui a du succès ou non, à des échelles « sociétales »  et/ou sur des pratiques spécifiques qui peuvent être dangereuses, comme, ce qui a été le premier article que j’ai eu la chance de publier dans une revue scientifique, la saignée, qui a eu la part du lion en médecine pendant longtemps (et dans nombre d’endroits du monde).

Dans des versants plus ‘mollement’ naturalistes, un sociologue français, Gérald Brönner (il se revendique lui-même d’un naturalisme « mou »), a développé la métaphore d’un « marché des idées », au sein duquel les gens « choisissent » les idées qu’ils adoptent.  Il applique particulièrement cette idée au cas des croyances qui paraissent « irrationnelles » : théorie du complot, sectes, terrorisme (dans La pensée extrême). En d’autres termes, ce sont des croyances dont on ne comprend pas immédiatement pourquoi ou comment des personnes en sont venues à les posséder.

 

Je pense que c’est une bonne perspective à avoir pour appréhender ce qui se passe autour de nous. Se demander, avant d’adopter certaines positions, particulièrement sur les sujets qui se prêtent à des débats, s’il n’y a pas des facteurs qui font qu’on est moins critique envers cette idée, c’est une bonne –et facile- façon de devenir plus critique. Ce n’est pas parce qu’on a envie de croire une idée qu’elle est vraie, qu’elle l’est. C’est aussi une approche qui permet d’avoir conscience que certains choix qu’on fait, sur ce qu’on « choisit » comme institutions a des implications sur qui va pouvoir transmettre des messages/représentations, et à qui (essentiellement pour ce qui est des médias, par exemple).

 

Take Home message – Conclusion/ à retenir :

Du coup, pour conclure, en tant qu’agent qui souhaite vous transmettre des idées, voilà celles que j’aimerais vraiment que vous reteniez de mon intervention :

Il est possible d’appréhender la « culture » d’une façon scientifique, et c’est ce qu’au moins trois courants de recherche ont fait ces trente dernières années. En quelques mots, brièvement, ce n’est pas nécessairement la culture qui impacte la psychologie humaine, comme la plupart des sciences humaines l’ont défendu pendant longtemps (comme le fait remarquer Steven Pinker dans The Blank Slate), mais davantage notre psychologie, notre cerveau et notre cognition, qui, en portant notre héritage évolutionnaire, nous permettent non seulement d’avoir des traditions, mais déterminent également quelles idées se transmettront mieux, et quelles conditions participent à la diffusion réussie d’une idée.

Enfin, pour finir, j’espère que les idées abordées ici seront un peu « contagieuses », et que vous aurez aimé les voir ainsi présentées. Si elles vous ont intéressées, n’hésitez pas à aller voir un peu les références dont je me suis servie.

Références

 

Thèse Nicolas Claidière

 

Bartlett, F. C. (1995). Remembering: A study in experimental and social psychology (Vol. 14). Cambridge University Press.

Boyer, P. (2001). Et l’homme créa les dieux. Paris: Gallimard.

Bronner, G. (2009). La Pensée extrême: comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques. Denoël.

Bronner, G. (2013). La démocratie des crédules. Puf.

Caldwell, C. A., & Millen, A. E. (2008). Experimental models for testing hypotheses about cumulative cultural evolution. Evolution and Human Behavior,29(3), 165-171.

Claidière, N., Scott-Phillips, T. C., & Sperber, D. (2014). How Darwinian is cultural evolution?. Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences369(1642), 20130368.

Dawkins, R. (2003). Le gène égoïste. Odile Jacob.
Gervais, W. M., & Henrich, J. (2010). The Zeus problem: Why representational content biases cannot explain faith in gods. Journal of Cognition and Culture,10(3), 383-389.
Harris, P. L. (2012). Trusting what you’re told: How children learn from others. Harvard University Press.
Mesoudi, A. Cultural Evolution: A Review of Theory, Findings and Controversies. Evolutionary Biology, 1-17.
Morin, O. (2011). Comment les traditions naissent et meurent: la transmission culturelle. Odile Jacob.

Morin, O. (2013). How portraits turned their eyes upon us: visual preferences and demographic change in cultural evolution. Evolution and Human Behavior, 34(3), 222-229.

Pinker, S. (2005). The blank slate. Southern Utah University.

Richerson, P. J., & Boyd, R. (2008). Not by genes alone: How culture transformed human evolution. University of Chicago Press.
Sperber, D. (1996). La contagion des idées: théorie naturaliste de la culture. O. Jacob.
Sperber, D. (2010). The guru effect. Review of philosophy and psychology,1(4), 583-592.

Sperber, D., & Hirschfeld, L. A. (2004). The cognitive foundations of cultural stability and diversity. Trends in cognitive sciences8(1), 40-46.

 

[1] Cf. Cavalli-Sforza, par exemple

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