#psPlaisir – Lê Nguyên Hoang : le plaisir, comment le partager ? 

La chronique de Lê démarre à 1:35:30
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Billet diffusé dans le cadre de l’émission radio-dessinée #psPlaisir le 16 janvier 2016 à Lausanne

Découpe de gâteau

Avant de vous parler du partage de gâteau qui va être le coeur de ma discussion, voici un préambule pas du tout introductif mais bien marrant sur comment bien couper un gâteau. Alors, d’habitude, on coupe les gâteaux un peu comme une pizza ronde est prédécoupée, c’est-à-dire comme un diagramme en camembert. J’espère que vous voyez ce que je veux dire. Le problème quand on fait ça, surtout avec le camembert pour le coup, c’est que l’intérieur bien moelleux se retrouve exposé à l’air libre. Du coup, quand on range les restes du camembert dans le frigo, la partie exposée va s’asécher et être moins moelleuse.

Une solution qui a été proposée en 1906 consiste à découper une tranche diamétrale du camembert. En gros, vous découpez une tranche le long du diamètre. Ça va vous faire une tranche en forme de fin rectangle très allongé et légèrement arrondie au bout, avec tout plein de moelleux. Vous mangez cette délicieuse tranche. Et avant de ranger le camembert au frigo, vous recollez les deux moitiés de camembert qui vous restent. Pour les parts suivantes, il suffira de couper toujours de part et d’autre de ce collage, symétriquement. Les deux parties restantes se colleront toujours parfaitement. Ainsi, le camembert n’aura aucune partie moelleuse exposée, et il restera toujours aussi bon ! Seul inconvénient : les denières parts ne comporteront presque que de la croûte.

Pour plus d’explications, il y a une superbe vidéo de Numberphile qui sera ajoutée je ne sais comment au dossier du live…

Le passage qui nous intéresse est à 2:10

Le problème du partage de gâteau

Bon, après cette petite mise en bouche, venons-en au coeur de mon sujet : le partage du gâteau. Alors comme tout bon matheux qui se respecte, je vais commencer par simplifier grandement le problème. Pour moi, un gâteau, c’est plutôt une espèce de bûche, c’est-à-dire surtout long dans une direction. Et on va dire qu’on n’a le droit de couper le gâteau que perpendiculairement au sens de la longueur. Pour les matheux parmi vous (il y en a ?), ça veut dire que je vais identifier le gâteau au segment [0,1], et qu’un morceau de gâteau, ça va être un sous-ensemble, de préférence mesurable au sens de Lebesgue, de [0,1]. Bon en fait, si on se permet des sous-ensembles non-mesurables, on peut couper le gâteau en morceaux, et recoller les morceaux pour doubler la quantité de gâteau. C’est ce qu’on appelle le paradoxe de Banach-Tarski, mais en fait, c’est pas un paradoxe, c’est un théorème… Bon je vois que ça fait peur à certains parmi vous, du coup, promis, c’est la dernière remarque matheuse que je vais faire.

Maintenant, on va compliquer un petit peu ce qui se passe pour que ça devienne plus intéressant. Supposons que toutes les parties du gâteau ne sont pas identiques. Par exemple, il pourrait y avoir plus de copeaux de chocolat d’un côté que de l’autre, des morceaux de fraises ici et là, mais plus ici que là, du coulis de framboise seulement au milieu et des noix à une extrêmité. Et puis, disons qu’il me faille partager ce gâteau imaginaire avec les différents intervenants ici-présents. Et là, ça peut être compliqué. Car, si ça se trouve Laurent ne mange que des fraises, Séverine déteste les copeaux de chocolat mais Mél les adore, Pierre aime le coulis de framboise mais pas avec le chocolat – une histoire de trouble obsessionnel compulsif me dit-on – Alan est allergique aux noix et Matière Grise se pose des questions existentielles sur ce qu’ils préfèrent…

Alors, je pourrais essayer de couper des morceaux pour chaque personne, mais qui me dit qu’au moment de servir Alan, il restera encore des morceaux sans noix ? Pas facile, hein ? Et c’est là qu’en tant que matheux, je ne vais pas chercher à résoudre ce problème en particulier, mais je vais plutôt chercher des solutions générales au problème de partage de gâteau.

Je coupe, tu choisis

Bon, le problème paraît à nouveau trop dur donc on va le resimplifier. Supposons que je n’ai à partager ce gâteau qu’avec Alan. La méthode de partage que je vous propose, c’est le “je coupe, tu choisis” : c’est super simple, je coupe le gâteau en deux, et Alan choisit la part qu’il préfère.

Alors, d’après vous, en général, cette méthode permet-elle d’obtenir un partage optimal ? Non, bien sûr que non, si les noix étaient au milieu, a priori, il y aurait forcément des noix dans les deux parts, et donc dans la part qu’Alan aura choisi. En m’échangeant ses bouts de gâteau avec de la noix contre un petit quelque chose sans noix, on pourrait alors améliorer le partage, dans la mesure où on y gagnerait tout deux.

Maintenant, d’après vous, en général, le partage est-il juste ? Bon, c’est une question piège, parce qu’on n’a pas encore défini ce qu’est un partage juste. Et en fait, le concept de partage juste est très compliqué, car, même si l’on a tous notre petite idée de ce qu’est un partage juste… Même au niveau de la recherche, j’aurais tendance à dire qu’il reste encore beaucoup d’incompréhensions ou de mécompréhension de ce concept. Et on se dit même en coulisse qu’il y aura tout un dossier Podcast Science sur ce sujet…

Mais pour aujourd’hui je vais m’en tenir à deux définitions. La première est celle donnée par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : “Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.” Si j’oublie la dignité qui est encore une tout autre difficulté en elle-même, ça correspond à dire que la loi doit s’appliquer de la même façon à tous. Et là, notre partage “je coupe, tu choisis”, il n’est pas juste dans ce sens, puisque les rôles des parties prenantes devant cette loi ne sont pas identiques. Je dois couper, et Alan doit choisir. Mais on peut se demander si la justice au sens des Droits de l’Homme est vraiment une garantie de justice. Par exemple, on pourrait demander à Alan et moi d’écrire chacun sur un bout de papier un nombre, et le gâteau irait à celui qui écrit le nombre le plus grand. On aurait alors une loi identique pour tous, mais in fine, un des joueurs aura tout le gâteau et l’autre n’aura rien, ce qui ne me paraît pas être la façon la plus juste de couper le gâteau…

À l’inverse, si Alan et moi ne sommes pas tous égaux devant la loi du “je coupe, tu choisis”, on sent quand même qu’il y a une certaine forme de justice derrière cette loi. Et bien, on peut formaliser un autre concept de justice pour ce cas, qui s’appelle le partage proportionnel. Un partage est proportionnel si chacun reçoit une part de gâteau qui, selon lui, représente plus de la moitié du gâteau. Par exemple, si Alan reçoit toute la portion sans noix, ça représente selon lui, l’entièreté du gâteau, ou du moins l’entièreté de ce qui a une valeur pour lui dans le gâteau. Et du coup, s’il reçoit la moitié de la portion sans noix, il reçoit une part proportionnelle, puisqu’elle représente selon lui – et j’insiste bien sur le “selon lui” – plus de la moitié de ce qu’il y a à avoir dans le gâteau.

En particulier, ça peut paraître contre-intuitif, mais on voit ici qu’un partage juste n’est pas forcément 50-50. Il se peut très bien que chacun de nous deux reçoit une part qui, selon chacun de nous deux, représente plus de 50% de la valeur que l’on attribue au gâteau entier. Par exemple, s’il y a des noix et du camembert, si Alan est allergique aux noix et aime le camembert, si j’adore les noix et suis allergique au camembert, alors, dans le cas où je prends toutes les noix et si Alan prend tout le camembert, on a même tous deux 100% de ce qu’il y avait à avoir selon nous. Est-ce que c’est clair ?

Et donc, si je prends cette 2ème définition d’un partage juste, on voit que le “je coupe, tu choisis” peut garantir la justesse d’un partage de gâteau. En effet, si je coupe d’une manière que je juge juste, alors les deux parts que je coupe devraient être selon moi 50% du gâteau. Ensuite, Alan, lui, n’a qu’à prendre la part qu’il préfère, qui du coup représentera selon lui plus de la moitié du gâteau. Et donc au final, je récupère l’autre part, qui donc représente selon moi 50% du gâteau. On a tous deux au moins 50% du gâteau selon nous, donc le partage est proportionnellement juste.

Et donc, au final, le “je coupe, tu choisis”, c’est vraiment pas mal… même si, clairement, ce n’est pas ma méthode préférée. Et oui, en tant que matheux, je suis paresseux. Et en tant paresseux, je préfère quand même le “tu coupes, je choisis”.

Le couteau qui bouge

Ça, c’est bien mais ça ne résout pas le problème du partage avec plusieurs podcasteurs, parce que le “je coupe, tu choisis”, et bien, ça ne marche que quand il y a deux personnes. Que faire si l’on est 6 ? Et bien il y a une méthode que je trouve assez cool, mais attention il va falloir être réactif. Ce que je vais faire, c’est déplacer lentement un couteau au-dessus du gâteau, de gauche à droite, selon sa longueur. Et dès qu’un podcasteur me dit stop, celui-ci récupère la partie du gâteau à gauche du couteau, et ne pourra pas en avoir d’autres morceaux. Est-ce que c’est clair ?

Alors, ce partage est-il juste ? Et bien, au sens des Droits de l’Homme, oui, puisque les règles sont les mêmes pour tous. Mais on l’a vu, les Droits de l’Homme ne garantissent pas que chacun recevra une part proportionnellement juste. Du coup, ce partage permet-il de garantir le partage proportionnel, c’est-à-dire, puisqu’on est 6, un partage dans lequel chacun reçoit une part qui représente selon lui, ou elle, au moins ⅙ de ce qu’il y avait à avoir ?

Et bien, la réponse est oui. Oui, à condition que les podcasteurs ne soient pas gourmands et se satisfassent de la part juste qui leur est promise. J’entends par là que, pour garantir que le partage sera juste, il faut que chaque podcasteur dise stop dès qu’il considère que la partie à gauche du couteau représente exactement selon lui ⅙ du gâteau. En effet, toute personne qui dit stop, dit forcément stop parce que la part qui lui sera donné est proportionnelle selon elle. Et puis, il y a la dernière personne, qui recevra la dernière part, et bien, elle, n’a jamais été satisfaite par les cinq parts découpées, et donc, forcément, la dernière part doit la satisfaire. Un petit calcul très simple montre qu’elle aussi, aura forcément une part proportionnelle.

Alors, bien sûr, en pratique, on est tenté d’attendre un petit peu plus pour espérer ramasser un peu plus que ⅙ du gâteau, et ce type de comportements individuels qui peuvent foutre en l’air un mécanisme global, et bien, à ce qui paraît, il y a encore un autre dossier de Podcast Science qui se prépare à en parler…

Conclusion

Bref, vous l’aurez compris, tout ce que je vous ai présenté aujourd’hui n’est qu’une collection d’amuses-gueules. Je vous renvoie d’ailleurs au Podcast 135 où Robin avait fait un tour d’horizons de d’autres problèmes de découpes. Bref, il y a encore énormément à dire sur les différents aspects du partage de gâteau, et il s’agit en fait aujourd’hui d’un domaine de recherche extrêmement actif, à l’interface de la philosophie, de la psychologie, de la sociologie, de l’économie, de la recherche opérationnelle, de l’informatique et des mathématiques, avec des titres de publications que je trouve bien marrants comme : Cake-cutting: Not a Child’s Play, From cake-cutting to dispute resolution ou encore Cake-cutting is no piece of cake. Et donc, après ces amuses-gueules d’aujourd’hui, je vous invite d’ores-et-déjà aux plats de résistance. Et ça, c’est pour bientôt dans Podcast Science !

D’ici là, ce que je veux que vous reteniez, c’est que partager du gâteau, c’est pas d’la tarte !

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