La Science du charisme, partie 1

 

 

 

Interview de John Antonakis sur la science du charisme

Retranscription de l’épisode 230 de Podcast Science. Un immense merci à Sabine Piquard pour l’énorme boulot que ça a représenté !

La partie 2 est ici !

Alan – Vous vous êtes sans doute déjà demandé ce qui fait qu’on est, ou non, un bon orateur ou un bon leader ? Ce qu’est le charisme en somme ? Et comme vous êtes sur Podcast Science, vous vous demandez sans doute s’il y a quelque chose à en dire d’un point de vue scientifique. Et bien vous n’allez pas être déçus chers poditeurs. Ce soir nous recevons l’un des spécialistes mondiaux de la question en la personne de John Antonakis qui a fait de l’étude scientifique du charisme son objet d’études. Vous êtes bien sur Podcast Science, c’est l’épisode 230, bonsoir et bienvenue.

(Générique)

A. – Alors on a plusieurs tables ce soir, virtuelles, réelles, tout ça. On va peut-être commencer par faire honneur aux invités. Donc il y a ici, à Lausanne avec moi, John Antonakis, bonsoir John.

John Antonakis – Bonsoir Alan.

A. – Merci d’avoir accepté l’invitation, on est très content de t’avoir avec nous. Et puis à Paris, je crois qu’on a quelques matheux, vous faites votre tour de table ?

Nico – Et bien oui, moi Nico en effet depuis Paris, depuis le nord de la Seine, comme Robin, salut Robin.

A. – C’est beau.

Robin – Donc oui, moi je suis sur Paris.

A. – On a quelqu’un d’autre ?

R. – A priori, il n’y a personne d’autre.

A. – Ok. Bon je vous propose qu’on raconte des choses intéressantes plutôt ?

R. – Tout à fait.

A. – Et puis qu’on passe directement à l’interview, alors allons-y. Donc John Antonakis, tu es professeur de comportement organisationnel à l’Université de Lausanne, ici en Suisse. Si j’ai bien compris de quoi il s’agit, c’est l’étude des comportements humains au sein des organisations. C’est donc une discipline au carrefour de la psychologie individuelle, de la psychologie sociale, de la sociologue des organisations et du conflit, de l’anthropologie un petit peu, des sciences politiques. Et ta spécialité à toi, c’est de former de futurs économistes au leadership. C’est bien ça ? J’ai bien compris ?

J. A. – Oui Alan, c’est bien ça. C’est une nouvelle discipline. Je pense qu’en français, on a même pas de mot pour ça. Ce terme “comportement organisationnel” était vraiment une traduction de l’anglais “organization behaviour”. Les canadiens étaient, je pense, les premiers à utiliser le terme “comportement organisationnel” donc oui je suis prof là-bas. Et je dois d’abord expliquer pourquoi j’ai un accent assez bizarre et qui ne va pas avec mon nom : le hardware c’est grec, le software c’est sud-africain, donc j’ai grandi en Afrique du Sud, mes parents sont grecs et l’upgrade c’est suisse.

A. – (rires) D’accord, c’est le John Antonakis 2.0 en version “ch”, c’est ça ?

J. A. – Exactement.

A. – Du coup, tu as grandi en Afrique du Sud, t’étais aux premières loges pour assister à la transition absolument incroyable du pays dont le régime est passé paisiblement en plus de l’apartheid à la démocratie, et tout ça grâce à un leader extraordinaire, Nelson Mandela. Est-ce que c’est ça qui a suscité ta curiosité pour le charisme ?

J. A. – Oui, c’était, je pense, d’abord Nelson Mandela, mais aussi mes parents. Mon père était un leader communautaire et ma mère était un gérant absolument incroyable, très charmant. Et comme tu as dit, j’ai pu assister à la transition de l’Afrique du Sud. Donc j’ai vu Mandela sortir de la prison, et j’ai grandit en croyant que c’était un terroriste, quelqu’un de très méchant, qui allait amener l’Afrique du Sud à la guerre civile. Mais ça n’était pas du tout vrai, il a montré la compassion, c’était un vrai leader authentique, très charismatique. Il a beaucoup travaillé sur comment on peut souder et fédérer tout le monde ensemble, avec des valeurs très différentes. Pour moi c’était un leader absolument incroyable.

A. – Ok. Donc t’étais tout emballé à l’idée d’étudier le charisme, de voir si ça s’acquiert, si ça se mesure, de tenter de le définir. Toutes tes convictions et tes certitudes ont été boulversé en 2005 par la publication dans Science d’une recherche d’Alexander Todorov, tu peux nous en parler ?

J. A. – Oui c’était en 2005, j’étais titularisé, donc nommé prof ordinaire à l’université de Lausanne. J’étais vraiment très motivé d’en apprendre un petit peu sur le leadership, comment on peut le mesurer, le développer etc. Et un jour, j’ouvre la revue Science, et je vois une étude de Todorov, c’est un psychologue qui travaille à l’université de Princeton. Il a montré que des participants naïfs pouvaient anticiper les choix des votants juste en se basant sur les photos des deux personnes qui étaient en lisse. C’était des républicains et des démocrates, soit pour le Sénat, soit pour le Congrès. Environ 7 fois sur 10, les personnes ont choisi la personne qui a gagné. C’était vraiment incroyable parce qu’ils n’avaient pas d’information. Les votants connaissaient à la fois l’apparence physique des prétendants mais ils avaient aussi beaucoup plus d’informations : est-ce que c’était des démocrates ou des républicains, est-ce qu’ils étaient, comme j’avais dit dans mon podcast, pro-gay, anti-gay, pro-god, anti-god. Donc ils avaient beaucoup d’informations sur les personnes. Mais quand même, le fait que les participants naïfs étaient capables d’anticiper qui allait gagner, montre que les vrais votants ont été très biaisés par l’apparence physique.

A. – D’accord. Pour être sûr de bien comprendre : on montre des photos des deux candidats à des gens qui n’y connaissent rien, et ils peuvent dire juste d’après la photo, qui a gagné.

J. A. – Exactement. Et ils ont fait beaucoup de variantes de cette expérience. Ils ont d’abord donné 1 minute pour choisir, ils ont changé le temps par 1 seconde, 1/2 seconde, il n’y a aucune différence. Dans un autre cas de figure, ils ont montré les 2 photos et ont demandé de prendre positions : “qui a l’air le plus compétent, le plus intelligent, d’être un bon leader”. Après ils ont donné des informations sur les candidats, et  les ont fait revoter. Presque personne n’a changé d’opinion. Donc ils étaient vraiment ancrés sur l’apparence, la première impression.

R. – Juste histoire d’être complètement sûr, encore une fois, d’avoir compris : en fait ils ont pris des gens d’un autre pays, quelque chose comme ça ? Comment est-ce qu’on fait pour avoir des gens qui n’y connaissent rien ?

J. A. – Todorov, au début, a utilisé des étudiants aux Etats-Unis. Ça c’est un problème parce que c’était possible qu’ils connaissent les candidats. Donc ils d’abord demandé aux gens s’ils reconnaissaient une des deux personnes et si c’était le cas, ils étaient exclus de l’expérience.  Moi aussi j’avais ce genre de doutes en me disant que c’était “only America”. Donc peut être que l’apparence était importante seulement pour les américains ? Peut être c’était le fait que le gars qui a gagné était plus charismatique et était dans la presse un petit peu plus souvent ? Peut être qu’ils n’avaient pas reconnu la tête de la personne ? Mais implicitement on a reconnu la personne parce qu’il était dans la presse plus souvent, parce qu’il avait plus de fric, parce qu’il avait plus de charisme, etc. J’avais ce doute là et c’est pour ça qu’on a essayé de répliquer cette étude en Suisse.

A. – Et tu l’as fait ?

J. A. – Oui !

A. – Et ça a donné quoi ?

J. A. – Moi je voulais faire en sorte que l’étude échoue complètement. En science, on essaye pas de prouver notre hypothèse mais on essaye de l’affirmer…

A. – De l’infirmer ?

J. A. – Oui de l’infirmer ! C’est l’upgrade, il n’est pas totalement mis à jour (rires). Donc on a pris des suisses qui ont voté pour les élections parlementaires qui ont été faites en France en 2002. On a fait notre expérience en 2008 donc les étudiants suisses avaient 10, 11, 12 ans pendant ces élections dans un autre pays donc c’était presque impossible qu’ils connaissent quelque chose aux élections du Conseil national, les élections parlementaires. Ça c’est la première chose. Deuxième chose, on a pris des binômes où le sortant a perdu. Donc il n’avait pas vraiment une mauvaise tête parce qu’il avait gagné les élections précédentes. Et la troisième chose que j’avais dite c’était qu’il s’agissait d’élections d’il y a 6 ans où les étudiants étaient vraiment très petits, ils ne savaient rien. Donc qu’est-ce qu’on trouve ? 71% de taux de réussite.

A. – Donc les mêmes chiffres que l’étude originale.

J. A. – Précisément la même chose que Todorov donc j’étais à la fois déçu et à la fois un peu surpris par tout ça.

R. – Et quand tu dis : “on leur montrait la photo”, c’est la photo de l’affiche avec le décor et tout ? Faut enlever le texte j’imagine.

J. A. – Oui il y avait juste la photo. Donc on a trouvé les photos des politiciens sur leurs sites officiels.

R. – Ok donc la photo officielle avec pas de décor.

A. – Les 2 candidats étaient exactement dans les mêmes circonstances, avec le même sourire énigmatique, c’était la photo de campagne ?

J. A. – Oui c’était eux qui ont décidé s’ils faisaient un sourire ou pas. On a codé pour plusieurs choses mais on ne pouvait pas vraiment trouver la configuration des choses qui ont pu prédire comment les votants naïfs ont choisi. Mais la chose qui m’a beaucoup dérangé c’est que systématiquement ils ont choisi la personne qui a gagné.

A. – (rires) c’est incroyable mais du coup, vous aviez des hypothèses ? Vous avez avancé comment ?

J. A. – Mon but était alors de dire pourquoi on observe ce phénomène. C’est vraiment quelque chose de bizarre, c’est pas “only America”. Donc j’avais l’idée d’utiliser de petits enfants, et quand je dis “petits” c’est entre 5 ans et 12 ans. Donc eux, ils ne comprennent pas l’intelligence, la compétence, le leadership. J’ai été inspiré par Platon qui a écrit dans la République, il a souvent critiqué la démocratie en disant que les gens votent pour la tête et pas pour la compétence. Donc on a conçu une expérience, un jeux, où les enfants  devaient jouer à être le capitaine d’un bateau et à la fin, on a montré les mêmes binômes aux petits enfants que ceux montrés aux adultes. Donc puisqu’on a utilisé un jeux et des enfants, ils n’ont pas noté sur compétence, intelligence et leadership, mais qui est le meilleur capitaine. On a aussi pris un échantillon d’adultes qui ont joué au même jeux, comme les enfants, et ils ont choisi le meilleur capitaine. Et qu’est-ce qu’on trouve ? On pouvait pas distinguer les choix des enfants des choix des adultes. Les adultes et les enfants qui ont joué au même jeu ont voté de la même manière que les adultes de la première expérience.

A. – ça veut dire quoi alors ? Que c’est un truc inné ?

J. A. – C’est possible. Il y a des études qui montrent que les petits bébés de 3 à 6 mois, quand on leur montre des photos de femmes qui sont plutôt jolies ou laides, les bébés préfèrent des femmes un peu plus jolies, plus symétriques, etc. Si on tourne la tête à l’envers, cet effet n’existe plus. Les enfants sont déjà programmés pour s’appuyer sur certains facteurs de manière automatique. Ils ont même refait cette expérience avec de petits bébés qui avaient quelques jours. Encore une fois, ils préfèrent bien plus des visages symétriques. Pourquoi on est pas à 100% sûrs ? Parce que c’est très difficile d’étudier des bébés, mais en regardant et en décodant leur comportement non verbal, combien de temps ils passent à regarder une photo par rapport à l’autre,  on peut avoir certaines hypothèses. Probablement ça vient du fait que la symétrie signale ce qu’on appelle le fitness génétique, ça veut dire que la personne est saine, tout ça. Donc on est pas à 100% sûrs mais on sait qu’on observe presque la même chose chez des bébés et des adultes, ils stéréotypes de la même manière.

A. – Donc l’hypothèse ça serait que c’est un vestige de l’évolution ?

J. A. – Probablement et aussi que c’est renforcé par la société, il y a les aspects sociologiques aussi. Je me souviens quand les enfants étaient petits, si on lit leurs livres, le méchant est toujours moche et le héros est toujours joli et symétrique etc. C’est renforcé par plusieurs autres facteurs.

A. – D’accord donc si abandonné le capitaine et les enfants et qu’on revient aux électeurs, aux vraies élections dans le vrai monde, les électeurs se basent alors sur les mêmes critères que les enfants ?

J. A. – Oui, les électeurs sont biaisés par leur première impression.  On sait que dès qu’une personne est en train de prendre une décision, la première chose qu’elle fait de manière automatique c’est de catégoriser. On catégorise, on remplit les vides, et après on prend sa décision. Peut être que la catégorisation initiale était fausse, c’est possible, on va alors mettre à jour cette première classification mais en général on ne change pas notre avis. Si quelque chose ressemble à un lion, qu’il marche comme un lion, qu’il fait des bruits comme un lion…

A. – Il y a des chances que ça soit un lion.

J. A. – Exactement. Donc on sait que les gens, dès qu’ils ont classifié quelqu’un ou quelque chose, il ne change pas trop leur avis parce qu’ils doivent avouer qu’ils avaient tort au début. Et personne ne pense comme cela. On essaye toujours de confirmer nos attentes initiales. C’est la théorie de la dissonance cognitive, on aime pas avoir des choses qui ne sont pas concordantes.

A. – Donc on se raccroche à notre première impression même si des éléments de contexte montrent qu’on avait tort. On est à ce point là irrationnel au moment de glisser le bulletin de vote dans l’urne ?

J. A. – Pas tout à fait. Je pense que ce que les électeurs font, c’est assez rationnel. Une chose que j’avais écrite en 2002, c’était une théorie sur le leadership à distance. On sait que plus le leader ou le politicien est distant des personnes qui vont l’évaluer, plus ils vont se baser sur des facteurs spécieux : l’apparence, la taille, la symétrie. Donc ça marche très bien dans des élections où les votants sont assez détachés des candidats et où ils ont très peu d’informations sur les candidats, comme par exemple les élections parlementaires, mais ça marche moins bien quand il s’agit d’élections présidentielles où on a beaucoup plus d’informations et où l’on peut pondérer ces informations et changer notre opinion initiale qui était peut être incorrecte. Donc là on pondère de manière plus rationnelle des informations supplémentaires mais quand on a très peu d’information, c’est assez rationnel de se baser sur des signaux externes qui peuvent être spécieux, c’est-à-dire qui peuvent tromper, mais qui donnent une indication sur quelque chose d’important.

A. – Nico, t’avais une question ?

N. – Quand tu dis “distant”, c’est pas distant au sens géographique mais “distant” au sens où l’on ne connaît pas grand chose sur la personne.

J. A. – ça peut être distance physique, distance sociale, différence de statut mais aussi fréquence d’interaction. Et ces facteurs ensembles font en sorte que la personne ait ou pas de l’information sur la personne cible.

A. – Ok. Si je récapitule : toi ta spécialité c’était d’enseigner le leadership, et puis là tu as découvert que pour être élu, il suffit, entre guillemets, d’avoir la bonne tête. Du coup, en gros, tous tes travaux sur le leadership servaient à rien ? T’as raconté quoi à tes étudiants le lundi matin suivant ?

J. A. – (rires) Donc après avoir publié, et j’avais de la chance car je publiais aussi mon article dans Science, pour moi c’était très cool de publier là-dedans, c’est très difficile pour un psychologue de publier dans une revue de Science dure donc j’étais très content d’avoir publié mon article là-bas mais je me souviens très bien que j’avais dit aux étudiants que j’avais choisi la mauvaise profession, que j’aurais dû être chirurgien esthétique (rires). Donc j’avais un vrai problème car comment enseigner le leadership quand tout est déjà imprimé dans la tête.  Donc j’avais un problème, et c’est là que je me suis dit : “comment est-ce qu’on peut faire en sorte que les gens changent l’étiquette qu’ils ont mis autour de notre cou”. Cette étiquette dépend de l’apparence au début, si on a une bonne tête, ils remplissent les vides, ils mettent un prix sur l’étiquette et ensuite ils ne changent pas d’avis. Donc comment peut-on faire pour changer le prix qu’ils ont mis sur notre étiquette ? C’est là où je commençais ma mission, il y a 10-15 ans, j’étudiais le charisme.

A. – C’est là que le charisme entre en scène. Le charisme c’est, en gros on va essayer de le définir, ce qui permet de changer cette perception spontanée, l’étiquette de prix.

J. A. – Oui c’est ça qu’on a trouvé dans nos expériences, on a manipulé le charisme en utilisant la même personne. Donc si tu as une mauvaise tête pour un groupe d’individu, tu aura une mauvaise tête pour l’autre groupe donc en gardant ces effets constants dans l’expérience, on a injecté aux gens une molécule de charisme, après on a observé s’ils étaient capable de changer la manière dont ils étaient classifiés par les autres.

A. – (rires) Ok. On va y venir dans un instant. Tu définis le charisme comme l’influence symbolique qui prend ses racines dans des valeurs et des émotions. Si j’ai bien lu, ça veut dire quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

J. A. – Pour nous, le charisme c’est un signal. On va donner des informations aux autres à propos de notre compétence, notre confiance, nos valeurs, ce qu’on doit faire, ce qu’on ne doit pas faire. C’est la théorie de signalisation et elle explique comment on peut utiliser tous ces facteurs pour influencer la manière dont les autres vont nous classifier. En signalant avec la gestuelle, la manière dont on parle, les émotions, on peut vraiment changer la manière dont on est vu par les autres.

A. – Donc tu as pu carrément démontrer que le charisme peut être décomposé ? On arrive à construire une définition ? C’est des tactiques tu dis ? Qui peuvent être enseignées ?

J. A. – Oui c’est très difficile d’étudier le charisme en demandant aux gens “qu’est-ce que c’est le charisme pour vous ?”. Donc en général ils utilisent des définitions tautologiques. Ils disent que c’est quelqu’un qui inspire, qui est charismatique. Oui ok, d’accord…Nous ce qu’on a essayé de faire, c’est de trouver une manière objective de quantifier le charisme. On mesure 3 grands axes : comment la personne cadre le message, la substance du message (donc qu’est-ce qu’il dit), si l’on peut avoir la vision de ce qu’il y a dans le cadre.

A. – Ha donc c’est cadre au sens littéral

J. A. – Exactement. Et la troisième chose, c’est la gestuelle, la manière dont on va livrer le message. Donc c’est ça le charisme pour nous. Je travaille sur ce qu’on appelle le “charismomètre”. C’est un logiciel, je travaille avec un mathématicien et un quelqu’un en sciences de l’informatique. On travaille sur certaines tactiques réthoriques comme l’utilisation des métaphores. De faire en sorte qu’un ordinateur puisse encoder et détecter ces tactiques de manière objective, car les gens sont très très biaisés par plusieurs facteurs. Ils ne peuvent pa vraiment distinguer une chose d’une autre. Donc pour moi le but ultime c’est d’avoir un ordinateur qui est capable de me dire si quelqu’un est charismatique ou non en utilisant et en traitant et en codant ses tactiques.

A. – Ca semble être un pari drôlement  ambitieux ! Ca marche ? On y arrive ?

J. A. – On vient de commencer donc on trouve des corrélations assez fortes entre des experts qui codent certaines tactiques, ceux qui travaillent sur l’utilisation de métaphores comme j’ai dit, et l’ordinateur. Maintenant on est en train de faire les premiers tests mais je pense que pour les prochains 5 ou 10 ans, je dois utiliser des humains ou des experts pour coder toutes ces tactiques dans des discours.

A. – Ok. Donc tu as travaillé sur le charisme dans le monde du travail. Donc si j’ai bien compris, le simple fait d’avoir un ou une chef charismatique peut être aussi motivant que de recevoir un bonus en argent, en espèce sonnante et trébuchante. C’est juste ?

J. A. – Oui donc on a essayé de quantifier la valeur du leadership charismatique parce que jusqu’à maintenant, les études qui ont été faites n’ont pas été très bien conçues. Elles étaient basées sur des données corrélationnelles, ils n’ont pas vraiment manipulé de manière exogène le charisme. Donc ce qu’on a fait, c’est qu’on a travaillé avec Adecco à Birmingham en Angleterre, on a engagé 110 travailleurs qu’on a réparti de manière aléatoire dans un des trois groupes. Pour un groupe, l’acteur leur a donné un discours qui n’était pas trop charismatique et on a payé les gens à un taux fixe. Deuxième groupe : le discours n’était pas trop charismatique, salaire à taux fixe et s’ils avaient une certaine productivité, on donnait un bonus monétaire. Et le troisième groupe : il n’y avait pas de bonus, il y avait un taux fixe mais au lieu d’un discours pas trop charismatique, le discours était très charismatique. Et après on pouvait observer à la fois la productivité des travailleurs et leur qualité. C’était des mail sorters, donc ils ont du participer à des levées de fonds, remplir des enveloppes avec des lettres… Et il y avait 22 points de contrôles qu’on a fait sur leur travail. On a aussi créée des lettres où il y avait des fautes de frappes et des choses comme ça juste pour vérifier qu’ils ont fait leur travail correctement. Le groupe où ils avaient des bonus monétaire était motivé de faire le maximum même avec des fautes. Donc ce qu’on a trouvé, c’est que dans les trois groupes, ils ont fait leur job correctement. Par rapport au groupe de contrôle, les bonus ont pu augmenter la productivité de 20% ce qui était précisément ce que la théorie économique a prédit. Et le charisme a augmenté le productivité de 17,9%. Il n’y avait aucune différence significative entre le groupe qui était exposé à un leader charismatique par rapport au groupe qui a reçu des bonus monétaires. Et c’était la même personne qui a donné les 3 discours. Mais la chose qui était intéressante, c’est qu’avec le charisme on a pu baisser les coûts de la production parce qu’on a pu avoir presque le même taux de productivité que le groupe avec le bonus mais on a pas payé de bonus. Donc le coût par unité a été environ 19% moins élevé par rapport au groupe de bonus.

A. D’accord. Ca bouleverse pas les théories économiques ça ? En gros on augmente la productivité sans que ça ne coute rien ?

J. A. – Oui ça bouleverse un petit peu. Donc les économistes ne sont pas tout à fait naïfs. Ils savent que les gens peuvent aussi travailler pour des raisons intrinsèques. Et donc le leader charismatique, puisqu’il communique en utilisant des valeurs, peut faire en sorte que la personne est plus intrinsèquement motivée pour faire quelque chose parce qu’elle pense que c’est juste, c’est correct, il faut le faire pour une raison ou une autre. Donc il donne une sorte de mission aux gens et c’est là où ils sont vraiment motivés pour faire quelque chose, non pas parce qu’ils doivent le faire mais parce qu’ils pensent que c’est juste.

N. – Voir même, pour pouvoir parler à des économistes, il faudrait mettre dans le compte combien ça coute de former le leader à être charismatique. Et ça va même plutôt à la question, mais du coup j’imagine tu vas y venir, de “est-ce qu’on peut se former à devenir charismatique”.

J. A. – Oui absolument. On a publié un article en 2011 ou 2012 exactement sur ça. Donc je travaillais avec des managers ici. C’était une boite de télécommunication, c’était en fait SwissCom. On a réparti les managers dans un groupe où ils étaient formés sur ces tactiques et un autre groupe de contrôle où ils ont reçu une formation normale. On a aussi fait une expérience dans notre laboratoire avec les étudiants en EMBA, des étudiants qui faisait un executive master in business administration, donc c’était pas des petits étudiants, l’âge moyen était de 35/40 ans donc c’était déjà des managers. Dans la deuxième expérience, on a enregistré un discours avant et un discours après avoir reçu une formation. Et on a montré des vidéos aux observateurs qui ont juste noté la personne, si on pouvait avoir confiance en elle, si on a aimé cette personne. Donc plusieurs résultats qui dépendent du charisme théoriquement. Et on a aussi montré ça aux codeurs qui ne savaient rien à l’expérience. Ils ont cherché combien de tactiques ont été utilisées dans le discours. Après on a fait un lien direct entre l’utilisation des tactiques et si la personne était vue comme plus charismatique en contrôlant pour les effets constants : la personne était habillée de la même manière, même coupe de cheveux, tout est constant. Donc comme je l’ai dit avant, s’il avait une mauvaise tête avant l’expérience, il aurait une mauvaise tête après, ça on a pas changé. La seule chose qu’on a changé c’était le travail sur la gestuelle et comment travailler une phrase pour la rendre beaucoup plus attrayante, charismatique. Donc je vais donner quelques exemples un peu plus tard.

A. – Ca a répondu à ta question Nico ?

N. – Oui oui, parfaitement, complètement. C’est extrêmement intéressant et j’imagine qu’à la fin tu vas nous dire quel bouquin il faut acheter pour avoir les techniques secrètes pour… (rires).

J. A. – Alors en fait pas encore ! Parce que j’ai pas encore écrit de bouquin sur ça donc c’est à travers mes articles qui sont tous disponibles sur mon site internet, si vous voulez regarder. J’ai aussi écrit un article sur le Harvard Business Review, donc ça c’était plutôt pour des managers. C’est quelques chose plus vulgarisé. En fait il y a maintenant un Harvard Business Review en français et ils ont repris quelques articles assez populaires et mon article a été aussi traduit en français. Donc c’est dans le Harvard Business Manager, ou quelque chose comme ça, je ne sais pas comment on appelle ça.

N. – Parce qu’en fait moi ce qui m’impressionne le plus dans ce que tu racontes, c’est que tu as l’air d’être vraiment au tout début de la recherche sur ces histoires de charisme et les thèses que tu fais ont l’air d’être assez basiques où tu dis “on a testé la métaphore, etc”, et malgré tout, les résultats ont l’air d’être hyper impressionnants. T’as pas joué sur des choses extrêmement complexes a priori. En disant je reforme mes phrases et je mets des métaphores dedans, et pourtant déjà ça procure énormément de résultats quoi.

J. A. – Oui, c’est ça qui est intéressant. Et comme t’as posé la question avant, combien de temps ça prend de former, il y a des coûts. Bien sûr mais on a estimé qu’à environ 30 à 40 heures de formation, on est capables de changer les styles de communication des gens, donc c’est possible d’apprendre et je fais ça tout le temps. Je travaille beaucoup avec les Nations Unies, une autre Université dans le programme d’EMBA. Donc pour moi c’est quelque chose qu’il est passionnant d’enseigner, mais il y a des gens qui sont très intéressés par ça parce que dès que la personne est formée, il y a plus de coût d’investissement là-dedans.

N. – Oui bien sûr.

J. A. – Mais le bonus, ça on doit payer tout le temps. Et je suis pas contre les bonus hein, encore une fois, moi non plus je ne suis pas naïf, je sais que l’argent peut aussi motiver. Donc les gens vont pas travailler pour rien, ils doivent manger aussi.

N. – Ce que tu dis là m’amène une question hyper intéressante, mais j’imagine que vous n’avez pas eu le temps parce que là ça doit demander du temps de la tester, c’est : “est-ce que les personnes qui sont réceptives du charisme ne se lassent pas des méthodes au bout d’un moment ?”.

J. A. – Ca on ne le sait pas. Parce que comme t’as dit, on est juste au début, donc c’est ça qu’on doit tester. On aimerait voir comment ça marche quand on doit faire le multi-tasking, donc plusieurs choses à la fois, où les choses qui sont créatives. Je pense que là le charisme va marcher mieux que le bonus parce qu’on sait que les gens craquent quand il s’agit de tâches assez complexes où ils sont mis sous une pression énorme. Moi j’aimerais aussi voir ce qu’il se passe quand on combine bonus et charisme. Maintenant on est en train de demander de l’argent auprès de la fondation suisse de recherche pour faire tous ces types d’expérience pour voir exactement où ça marche, où ça ne marche pas. Donc de découvrir les limites du charisme.

Irène – Moi j’ai une question : je me demandais si on ne parle pas plutôt ici d’enseigner aux gens comment communiquer de façon effective plutôt que d’être des leaders ? Parce que pour moi, être un leader, c’est quand même être quelqu’un qui a des visions, qui est capable d’avoir un projet global et d’amener un groupe donc ça implique forcément une bonne communication mais avoir une bonne communication, ça ne veut pas dire être un bon leader, c’est quand même des choses très différentes non ?

J. A. – Oui, un leader doit bien connaitre les rouages de la boite si on prend un PDG par exemple, j’espère qu’on va le traiter un petit peu plus tard. C’est très important d’être un expert dans le système, de savoir de manière stratégique ce qu’on doit faire et pourquoi et comment, et comment on peut mesurer et suivre les résultats. Donc tout ça est important, c’est l’aspect technique du leadership. Encore une fois, je suis pas naïf, c’est une des choses que je traitais aussi, j’appelle ça le leadership instrumental, le leader est instrumental par rapport à l’adaptation de la boite. Mais après ça, pour fédérer les gens, pour donner l’inspiration, pour montrer la vision, on a besoin d’avoir tous ces outils pour qu’on puisse projeter cette vision qui est attrayante, qui peut fédérer les gens. Donc c’est bien sûr un aspect de la communication mais c’est pas la communication en soit même.  Dans l’étude qu’on a faite dans mon laboratoire, on a en fait mesuré ce qu’on appelle les “communication skills” en anglais. Plusieurs facteurs qui sont typiquement considérés comme de la communication. Donc on a contrôlé pour ça et au-delà de ça, c’était vraiment l’utilisation de ces tactiques dont on va parler dans quelques minutes et oui, j’avoue que ça fait partie de la réthorique, peut être de la communication. Mais pour moi ce qu’on a trouvé, ce sont des facteurs essentiels pour créer cette attribution qui est le charisme.

A.- Alors pour nous ça sera dans quelques minutes, pour les auditeurs ça sera dans une semaine qu’on parlera des tactiques. Pour information pour les auditeurs, là on enregistre  en une traite une interview qu’on va couper en deux épisodes. John, t’as aussi travaillé sur les médias sociaux, si j’ai bien compris, Twitter notamment. Est-ce que tu peux nous en parler, c’est possible d’être charismatique en 140 caractères ?

J. A. – (rires) Oui c’est une étude qu’on va présenter bientôt dans une conférence académique. Donc on a suivi 30 politiciens, 30 PDG, pendant environ 3 mois et on a codé environ 2900 tweets. Et on a cherché pour ces tactiques du leadership charismatique : on avait un codeur qui a juste codé s’il y avait une ou plusieurs tactiques dans les 2 ou 3 phrases qui sont dans un tweets. Après on a contrôlé pour le nombre de suiveurs qu’ils avaient, le type de message, plusieurs choses et même aussi les effets constants de la personne. Et on a trouvé que plus le tweet avait de tactiques du leader charismatique là-dedans, plus le tweet a été re-twitté par les suiveurs.

A. – D’accord.

J. A. – Donc pour créer un mouvement social et tout ça, c’est même pas nécessaire d’avoir la gestuelle, l’utilisation de la voix et tout ça, qui est important quand on voit la personne. Mais même si on travaille sur le texte, la manière dont la personne communique peut avoir des conséquences énormes. Une autre étude qu’on fait sur les réseaux sociaux, c’est avec un des doctorants que je co-dirige avec Marianne Schmid Mast de l’université de Lausanne, il s’appelle Benjamin Tur , lui il était très motivé par tout ça : on a pris un échantillon aléatoire des discours de TED et on a pris que le texte, sans accès aux vidéos. On a codé sur le texte pour ces tactiques du leadership charismatique. Après on a fait les contrôles de plusieurs facteurs : combien de temps ils ont parlé, s’ils étaient célèbres ou non avant, on a contrôlé tout un tas de trucs statistiques et on a trouvé que plus le discours avait ces tactiques, plus le TED a été vu. Donc la moyenne était qu’on avait environ 55 tactiques au travers de 14 minutes qui étaient vu 1,2 millions de fois. Mais plus on agité de tactiques, plus les vues ont augmenté de manière vraiment dramatique. Avec 80 tactiques, c’est environ 3 ou 4 millions de vues donc ça peut faire une différence énorme. Et là on ignore complètement le comportement non verbal, la manière dont on livre le message. Mais on sait que plus la rhétorique est riche, en utilisant des métaphores, des anecdotes et d’autres choses qu’on va pas divulguer maintenant, plus on utilise la gestuelle et les émotions, parce que ça va avec. Donc c’est une bonne variable proximale du comportement non verbal.

A. – Robin, tu voulais demander quelque chose ?

R. – Oui si je peux me permettre, juste une question. Là du coup, avec le lien que tu viens de faire ça l’est peut être un peu moins, mais c’est complémentaire, enfin séparé de la première étude sur juste les photos des candidats où là on a absolument pas de texte. Il y aurait une question sur comment on fait un lien entre les deux, est-ce qu’on va changer sa manière de poser devant un objectif parce qu’on parle différemment ? Parler différemment et se comporter physique différemment, ça je vois assez bien mais une photo c’est quelque chose de statique.

J. A. – Comme je vous ai dit, de manière rationnel, la personne va prendre une décision sur l’apparence physique. Il va pas changer son opinion s’il n’a pas reçu des informations qui sont très contradictoires et très fiables et qui viennent constamment. Donc même si quelqu’un a une tête d’idiot, de con, s’il parle de manière intelligente, s’il peut envoyer des signaux qui sont importants, les gens vont changer cette première impression. Et c’est là que sont les liens entre les études que j’avais faites sur les apparences et le charisme. Donc l’étude qu’on a fait dans mon laboratoire, on a montré que même si la personne n’avait pas une bonne tête, il était capable de changer la manière dont il a été vu par les autres s’il a utilisé ces signaux du leadership charismatique. C’est là le lien entre les deux. Les gens vont changer leur avis si on donne assez d’informations et de bonnes raisons pour changer cette classification initiale.

A. – Ca te parait clair Robin ?

R. – Oui et non. Du coup moi j’en reste un peu à ma question de quand on prend l’habitude de s’exprimer d’une certaine façon ou quand on l’a… d’ailleurs j’imagine que tu vas peut être en parler qu’il y ait une part de chance et de malchance pour le charisme, on en a ou on en a pas, il y a un truc naturel, c’est mal distribué, on est pas égaux devant ça je pense. Mais est-ce que ça a un sens de se dire que quelqu’un qui pratique ce genre de discours, de façon d’être etc. il a physiquement la même tête mais pas la même attitude de visage sur une photo ?

J. A. – Non on ne va pas changer le visage

R. – Non pas le visage mais d’expression du visage.. Un même visage peut être photographié et donner des impressions complètement différentes en fonction de….

J. A. – C’est vrai, on peut être plus ou moins confiant sur une photographie

R. – Par exemple oui.

J. A. – Mais juste pour revenir à quelque chose. En général les gens disent qu’on est né charismatique. Et c’est vrai qu’il y a certaines personnes qui ont des caractéristiques, ils sont plus extravertis, plus confiants, plus intelligents, et ils savent comment mieux parler, ils ont appris par tâtonnement, je ne sais pas. Mon père était comme ça, Nelson Mandela était comme ça, plusieurs personnes sont comme ça, ma mère aussi. Voilà certaines personnes apprennent ça, juste comme ça. Mais on a montré que c’est possible de l’apprendre. On a mesuré en utilisant des tests de personnalité pour voir quelles sont les différences d’extraversions à travers notre échantillon et on a pu montrer qu’indépendamment de leur taux initial d’extraversion, on pouvait changer même des gens qui étaient introvertis. Donc je ne peux pas prendre n’importe qui, si quelqu’un a des problèmes, un retard mental ou de vrais problèmes psychologiques, ça c’est impossible. Mais une personne “normale”, “assez normale”, je pense qu’on peut changer. Pas tout le monde mais au moins on sait que si je répartis une population de gens dans un groupe expérimental et dans un groupe de contrôle, le taux de réussite est autour de 2. C’est-à-dire, si je tire quelqu’un de manière aléatoire du groupe de contrôle, la probabilité qu’il montre un charisme au-dessus de la médiane, va être autour de 35%. Par rapport à si je tire une personne qui a été formée sur les tactiques du leadership charismatique de manière aléatoire de ce groupe là, la probabilité que lui ou elle montre un charisme au-dessus de la médiane va être autour de 75%. Donc c’est beaucoup plus probable, c’est pas tout le monde qui va augmenter mais c’est deux fois plus probable voilà, en terme de probabilité de succès. Donc c’est vrai que certaines personnes ne vont jamais apprendre et ils ne veulent pas. Mais en général on a trouvé que c’était possible de le faire.

A. – C’est super intéressant. On y reviendra la semaine prochaine, on fait un bon teasing là pour ces fameuses tactiques du charisme. Moi, avant de conclure cette première partie, comme c’est ta spécialité au départ, je voudrais bien qu’on parle aussi un petit peu du leadership et ce qu’on peut en dire d’un point de vue scientifique. Typiquement est-ce qu’il y a des indicateurs d’un bon leadership ? ça se mesure à quoi ?

J. A. – Donc pour moi, le leadership consiste en 3 ou 4 différentes catégories. D’abord c’est le leadership visionnaire et charismatique qui est important dans certains contextes pour fédérer, pour inspirer, tout ça. On a parlé de ça. Il y a aussi le leadership qu’on appelle transactionnel. C’est plutôt basé sur des théories économiques : on a un agent principal, on a un contrat, on récompense ou on punit selon les performances de la personne. Donc ça c’est purement extrinsèque. La première méthode charismatique très inspirationnelle, c’est purement intrinsèque. On a aussi, pour influencer les gens, on peut être un expert. Ca je l’appelle le leadership instrumental. Ca c’est vraiment de savoir comment scruter l’environnement, savoir comment choisir une bonne direction, savoir comment définir des objectifs stratégiques et comment donner une rétro-action en feedback et améliorer le système. Donc le leader doit faire ces 3 choses à la fois. J’aime toujours utiliser l’exemple : si je dois choisir de prendre l’avion et j’ai un pilote à droite qui est très charismatique et très inspirationnel mais qui ne sait pas bien voler et de l’autre côté j’ai quelqu’un qui n’est pas du tout charismatique mais il sait bien voler. Donc je prend d’abord la personne à gauche qui sait comment piloter l’avion. Pour moi, on dit en anglais “the myth”, la chose importante qui prend la part du lion, le lion’s share, c’est vraiment le leadership instrumental, on doit savoir ce qu’on fait, on doit être intelligent, on doit bien connaitre les rouages. Après ça, le glaçage du gâteau, c’est le leadership charismatique et la base, c’est le leadership transactionnel. On doit toujours être capable d’utiliser les carottes et les bâtons, c’est nécessaire pour la légitimité du leader. Selon le contexte, selon le suiveur, selon la situation, on doit choisir entre ces différents styles. C’est comme jouer à un jeu de golf, ça dépend d’où la balle est tombée, on peut pas tout le temps utiliser le putter, il faut un driver ou un putter. C’est la même chose avec le leadership, on peut pas être charismatique tout le temps, c’est trop. On doit l’utiliser dans un moment correct, là où c’est nécessaire de changer la stratégie, d’inspirer quelqu’un. Mais le leadership instrumental, c’est quelque chose qui est utilisé tout le temps. Pour l’efficacité sur le long terme, pour moi le leadership instrumental est très important, le charisme, c’est le glaçage.

A. – D’accord. Et ça, ça débouche en principe sur des résultats concrets, objectifs qu’on peut mesurer ?

J. A. – Oui oui, on a des études où l’on a montré ça sur le long terme. C’est pour la satisfaction et la motivation des gens, le charisme est important Pour l’efficacité dans le long terme, c’est le leadership instrumental qui est important. Les carottes et les bâtons marchent, mais pas de manière aussi efficace que le leadership instrumental et charismatique en même temps.

N. – Ce que tu décris là comme type de leadership, ça me fait réfléchir à l’armée parce que j’ai l’impression que l’armée est un domaine où le leadership instrumental justement est peu présent parce qu’on se retrouve sur d’autres types de leadership. Ca ne me parait pas empêcher qu’il y ait quand même des leaders militaires qui peuvent moins s’appuyer sur un leadership instrumental.

J. A. – Normalement c’est là où c’est très important parce que dans ma théorie du leadership instrumental, la première qu’on appelle c’est le leadership stratégique et le mot stratégique vient du grec strategos qui est un général de l’armée. Donc le général doit savoir les points forts et faibles de son organisation et de l’ennemi, où attaquer, comment faire, avec quelles ressources, etc. Comment on doit les déployer…

N. – Ha d’accord, je ne l’avais pas vu sous ce sens là mais en effet…

J. A. – Le général se doit de penser de manière stratégique.

N. – D’accord, très bien (rires).

A. – Moi je n’y connais pas grand chose en fait aux théories du leadership et je me demandais, avant tes travaux, il y avait déjà des théories du leadership en psychologie ?

J. A. – Oui oui, plusieurs.

A. – D’accord et qu’est-ce qu’elles nous apprennent ces théories ?

J. A. – Historiquement, dans les années 1900, ils ont commencé avec des théories des traits : mesurer l’intelligence, la personnalité, pour voir s’ils pouvaient distinguer les bons leaders des leaders qui n’étaient pas bons. Mais c’était très difficile de le faire car ils avaient des instruments qui n’étaient pas très très bien calibrés, les tests d’intelligence et de personnalité. Pendant 20 à 30 ans, ils ont essayé de trouver des traits mais ils ont toujours trouvé des résultats contradictoires. Dans les années 40, ils ont dit “bon, on ne peut pas vraiment mesurer les traits, les traits ne sont pas importants, alors on va mesurer les comportements”. Donc ils ont essayé de trouver des comportements. Différentes équipes au Higher State University, c’était la plus grande équipe, ils ont dit qu’il y avait deux dimensions du leadership : soit on est focalisé sur les tâches, soit on est focalisé sur les personnes. Et le meilleur leader, c’est un leader qui fait les deux. Mais encore une fois, ils ont trouvé des résultats contradictoires parce que tout dépendait de la situation. Parfois, un leader qui se focalise sur les individus était meilleur qu’un leader focalisé sur les tâches. Donc ils ont après changé dans les années 60-70, ils se sont focalisés sur les situations. Et là, encore une fois, ils sont trouvé des résultats un petit peu contradictoires et un de mes co-auteurs, Robert House, qui est décédé il y a deux ans, à l’université de Wharton, c’était lui qui avait rédigé la première théorie du leader charismatique, il a focalisé sur les impacts psychologiques des leaders sur leurs suiveurs. Donc aujourd’hui on sait que les traits sont importants. Maintenant on a de bons instruments pour mesurer l’intelligence et la personnalité. On a la meta-analyse, donc c’est la synthèse quantitative de plusieurs études, ce qu’ils n’avaient pas pu faire dans le passé, ils n’avaient pas de théorie statistique sur comment on peut intégrer les paramètres de plusieurs études indépendantes. Donc avec les meilleurs logiciels, stats, théories statistiques, et des instruments, on sait que les traits sont importants, les comportements sont importants, les situations sont importantes , et plusieurs autres choses sont importantes. Donc toute théorie, c’est comme une petite pièce d’un puzzle et gentiment maintenant on a créé une jolie image du leadership et voilà. Et moi j’ai ajouté une ou deux petites pièces là-dedans.

A. – Et quelles pièces justement ? J’allais te poser la question de tes contributions ?

J. A. – Donc c’était vraiment pousser ce que mon co-auteur Bob House a fait, quand il a rédigé la première théorie psychologique du leadership où il a suggéré que plusieurs de ces actions dépendent d’actions symboliques basées sur les valeurs, les émotions et la réthorique. Mais il ne savait pas comment on pouvait quantifier ça. Donc c’est moi qui ait vraiment repris la balle et on essaye maintenant d’aller en avant avec ça.

A. – Ok. Les amis, est-ce qu’on a des questions dans la chat-room qui seraient remontées à ce stade ?

N. – Moi ce que j’ai vu passer surtout c’est la tête de Donald Trump où les gens se posent la question de Donald Trump vis-à-vis du charisme, juste par l’apparence physique mais je crois que c’est pas très intéressant ici. Et à part ça, j’ai pas vu trop de questions spécifiques passer, je sais pas si toi tu en as vu Robin ?

R. – Non non j’étais en train de vérifier…

I. – Moi j’en ai rapporté une

R. – Ha ben parfait, merci !

I. – (rires) Il y a Ewy qui demande : “si on est petit , gras et chauve, on peut être charismatique ?”

J. A. – Vous pouvez reposer la question s’il vous plait ?

I. – Oui. Un des auditeurs dans la chat-room, Ewy, nous demande si on est petit, gras et chauve, est-ce que l’on peut être charismatique ?

J. A. – En fait, l’acteur qu’on avait utilisé dans notre étude à Birmingham était petit, chauve et pas trop joli (rires). On a fait ça exprès juste pour être sur que c’était pas par son apparence qu’il aurait motivé les gens donc c’était quelqu’un de normal, pas trop attrayant.

N. – Tant qu’on parle du contexte de l’expérience, c’était un comédien du coup ?

J. A. – Oui c’était un comédien, il s’appelle Richard Attlee, le petit fils de Clement Attlee qui était le premier ministre de l’Angleterre après la deuxième guerre mondiale

A. – Ok donc on pourra aller voir sa photo (rires)

J. A. – Oui si vous voulez !

A. – Excellent

I. – On en a une autre en fait de Brusicor  qui demande : est-ce que le charisme est une vertu générale ou est-ce qu’on a mis en évidence des variations locales, style géographiques, milieu professionnel, etc

J. A. – Ha ok. Donc il y a des études qui ont été faites pour voir quel est le leader-type à travers les différentes cultures et pays. Juste en posant des questions “pouvez-vous nous décrire un bon leader, chez vous”. Les psychologues ont fait ces études. Prof. D.N. (Deanne) den Hartog, c’est une psychologue d’une université d’Amsterdam en Hollande, elle a trouvé qu’en général, le leader-type à travers différentes cultures, c’est quelqu’un qui est inspirationnel, visionnaire, charismatique et éthique et moral. Donc il a de très bonnes valeurs et il est quelqu’un qui est décisif, un rassembleur, il est capable de créer un esprit d’équipe. En général, le bon leader est décrit comme quelqu’un de charismatique et un leader instrumental. Jamais, mais jamais les gens ne disent que c’est quelqu’un qui donne beaucoup de carottes ou quelqu’un qui punit. Donc à travers des cultures, on sait qu’en général, le leader-type est quelqu’un de charismatique et un expert dans le système et a de bonnes valeurs. Et bien sûr, on peut avoir des gens charismatiques qui n’ont pas de bonnes valeurs comme Hitler ou Mussolini ou Staline. Donc des gens qui étaient charismatiques mais ils ont fait énormément de dégâts, ils ont pas utilisé le pouvoir pour servir le bien.

I. – Et Napoléon aussi.

A. – On va peut être pas commencer là-dessus (rires)

R. – Il y a une dernière question qui a été répété, de Ewy, qui demande si qu’à être charismatique dans ce contexte, c’est pas simplement avoir un bon story telling.

J. A. – Un bon story telling, oui mais le story telling, c’est quelque chose d’important pour le charisme. Donc si vous regardez le premier bouquin qui a été écrit sur ça, c’était la réthorique et les poétiques d’Aristote. Et c’est là où il a commencé à expliquer une théorie sur comment on peut influencer une personne en déclenchant et en jouant avec leurs émotions. Et encore une fois, c’est quelque chose qui peut être utilisé pour de mauvaises fins, mais pour faire de bonnes choses aussi, comme Nelson Mandela l’a fait.

A. – On a la photo de Richard Attley qui vient d’apparaitre dans le chat-room. Donc on est pas obligé d’avoir un physique de star d’Hollywood pour apprendre le charisme.

I. – Mais il est charmant cet homme-là , de quoi vous parlez.

R. – (rires) Mais parce qu’il est charismatique !

J. A. – Il fait beaucoup de voix pour BBC.

I. – Moi j’ai une question mais peut être que c’est hors contexte, hors sujet, on a peut être pas le temps, je ne sais pas… J’ai pas pu m’en empêcher, forcément je suis allée voir sur Wikipedia la page de John Antonakis. Et il est dit sur cette page Wikipedia que le professeur Antonakis est un ardent critique du concept de l’intelligence émotionnelle. Alors ça, ça m’intéresse vraiment beaucoup. Je sais pas si vous avez le temps de nous en dire un petit mot ?

J. A. – Oui. J’avais fait mon post-doc, mes études post-doctorale à l’université de Yale, dans le Connecticut, et je suis allé là pour deux raisons. D’abord pour travailler avec un certain Robert Standburg qui était vraiment la première personne qui a critiqué la notion de l’intelligence, il a dit qu’il y avait plusieurs intelligences. J’était très intéressé par ça. Et une deuxième personne, c’était Peter Salevé, c’était la personne qui a proposé la théorie de l’intelligence émotionnelle. Donc je suis allé là, comment on dit ça, en pèlerin ! Je suis allé à la chapelle de Yale University, comme un pèlerin, pour apprendre beaucoup de choses. Et je suis parti comme un sceptique complet. Vraiment. Athée. Et la raison pour laquelle, c’est parce que j’avais pas vu de très bonnes études, même si c’était une très bonne université, qui ont montré que d’abord l’intelligence émotionnelle est mesurable. Donc c’est très très difficile de mesurer ce concept, premièrement. Deuxièmement, si on contrôle pour l’intelligence générale et pour la personnalité, tous les effets de l’intelligence émotionnelle disparaissent complètement. En 2003 j’avais proposé de manière théorique que je pensais que ça ne marcherait jamais ce concept. Après je l’ai revendiqué, parce que 10 après il y a eu la première meta-analyse qui a été faite sur le leadership, ils n’ont trouvé aucun effet pour l’intelligence émotionnelle, sur la perception du leadership et tout ça, si on contrôle pour la personnalité et l’intelligence. Moi aussi j’avais fait plusieurs études où on a, par exemple, mesuré l’intelligence émotionnelle chez des participants qui ont du prendre une décision qui était d’empêcher des mauvais stéréotypes concernant des émotions. C’était une tâche qui était sur la perception d’autrui. On a trouvé que les gens qui étaient intelligents émotionnellement, étaient beaucoup moins rapides, que des gens qui étaient “purement” intelligents. Donc il y a eu plusieurs études qui ont montré que c’était difficile de le mesurer et ça ne compte pas pour grand chose si on mesure l’intelligence et la personnalité. Je sais qu’il y a beaucoup de bouquins qui ont été écrit sur ça. Je sais que Daniel Goldmann, a fait des millions et des millions de francs et d’euros en vendant ses bouquins sur l’intelligence émotionnelle mais, à ce moment là, la science est assez sure sur le fait que c’est difficile de mesurer ce concept et qu’on ne trouve pas de très très grands résultats.

I. – Encore une fois, c’est peut être pas dans le cadre de ce podcast, mais on est quand même d’accord que si on veut être un bon leader et qu’on communique bien, c’est super important de pouvoir lire les autres, de pouvoir comprendre les émotions des gens qui nous entourent, non ?

J. A. – Absolument, je suis d’accord. Mais avec l’intelligence et l’ouverture d’esprit, et l’extraversion et l’agréabilité, on est capable de le faire. Donc on est d’accord sur le fond, absolument. Le leadership, c’est gérer les émotions des autres, donc on doit savoir lire, mais pas trop parce que pour pouvoir couper la branche pour sauver l’arbre, si on lit trop, si on est trop empêtré par les émotions des autres, parfois on ne peut pas prendre la bonne décision la décision morale. Donc voilà il y a encore beaucoup de recherches qu’on doit faire. Encore une fois, j’était un croyant au début mais, comme je vous ai dit, je suis devenu un sceptique (rires).

A. – Super intéressant. De l’art de poser les bonnes questions, merci Irène. Donc on va en rester là pour cette semaine, on se retrouve la semaine prochaine. En attendant, si nos auditeurs veulent en savoir plus, tu as dit que tu avais un site web ?

J. A. – Oui, ils peuvent juste me googler et c’est sur la faculté des Hautes Etudes Commerciales, à l’université de Lausanne. Donc ma page web est là. J’ai plusieurs podcasts aussi sur Youtube, d’autres en français mais la majorité en anglais.

A. – Notamment la vidéo du TEDx Lausanne.

J. A. – Oui où on a parlé du charisme. Mais j’ai plusieurs autres où on a prévu les élections en France entre Sarkozy et Hollande, Barack Obama contre MacCain, non Romly. Ca c’est comment gagner une élection présidentielle. J’ai plusieurs Podcasts sur les statistiques, où je donne des cours en stats. Ce sont mes deux grands amours, les statistiques et le leadership. C’est bizarre mais voilà c’est comme ça.

A. – (rires) Ok. Donc on trouve tout ça, en tapant juste “John Antonakis” sur Google et on tombe sur tout ça.

J. A. – Ou on Youtube.

A. – Ok, extraordinaire, merci beaucoup. Alors hâte de t’entendre la semaine prochaine sur les questions qui nous brûlent les lèvres.

J. A. – Merci Alan pour l’antenne.

I. – Merci beaucoup.

A. – On t’a demandé de venir avec une quote mais on va la garder pour la semaine prochaine. Et puis là on va se replier aujourd’hui sur la quote de notre amie Aline B. qui nous déniche des quotes pour toutes les émissions. Ce qu’elle nous a trouvé là, alors je ne sais pas de qui c’est, mais elle dit : “en imposer, pour ne pas avoir à imposer, voilà en quoi consiste le charisme”. Elle a trouvé ça dans les maximes à l’usage des dirigés et de leurs dirigeants. Tu approuves ? C’est pas très radiophonique mais il dit oui de la tête.

J. A. – Oui c’est très joli.

A. – Voilà de quoi méditer et réfléchir jusqu’à la semaine prochaine.

I. – Oui c’est vrai que ça fait méditer parce que c’est toujours à la limite pour moi de tomber dans la manipulation des autres, c’est difficile je trouve parfois. Enfin bon.

A. – Yep.

La partie 2 est ici !

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