L’eau froide gèle plus vite que l’eau chaude, info ou intox?

Intox!

L’eau chaude gèle plus vite que l’eau froide. Enfin… Dans certaines conditions. Il s’agit d’un phénomène connu depuis très longtemps, mais qui n’est pris au sérieux par la communauté scientifique depuis les années 1960. Il faut dire qu’il est très difficile à reproduire expérimentalement et semble a priori remettre en question les lois de la thermodynamique. Le phénomène est connu et reconnu aujourd’hui. On l’appelle l’effet Mpemba. Jusqu’à tout récemment, on avait plusieurs hypothèses pour expliquer ce phénomène étonnant sans trop savoir laquelle était la bonne. J’ai le plaisir de vous livrer un petit scoop (Podcast Science semble effectivement être le premier à l’annoncer dans la langue de Molière): le mystère est résolu grâce à un doctorant croate de 26 ans, Nikola Bregović, qui a systématiquement examiné toutes les pistes et a pu toutes les écarter sauf une, pour laquelle il a pu produire des évidences.

Un peu d’histoire

Aristote, au IVe siècle avant notre ère, dans son premier livre des Météorologiques, racontait:

C’est encore ainsi que les habitants du Pont, quand ils établissent leurs tentes sur la glace, pour se livrer à la chasse aux poissons, car ils les chassent en brisant la glace, versent de l’eau chaude autour des perches pour qu’elle gèle plus vite ; et la glace leur sert comme de plomb pour consolider et arrêter leurs pieux.

Quelques siècles plus tard, en 1268, Roger Bacon – l’un des pères de la méthode scientifique – rapportait dans son Opus Majus que l’eau chaude jetée sur de la glace gèle plus rapidement que de l’eau froide. Un autre Bacon, Francis, écrivait en 1620 dans son Novum Organum que l’eau légèrement tiède gèle plus facilement que l’eau froide mais qu’il ne pouvait pas expliquer pourquoi. Quelques années plus tard, en 1637, Descartes aussi a constaté le phénomène et tenté tant bien que mal de l’expliquer, on peut le lire au chapitre “Les Météores” du Discours de la méthode :

Et on peut voir aussi par expérience que l’eau qu’on a tenue longtemps sur le feu se gèle plus tôt que d’autre; dont la raison est que celles de ses parties qui peuvent le moins cesser de se plier s’évaporent pendant qu’on la chauffe.

Et depuis le XVIIe siècle, plus aucune trace du phénomène dans la littérature scientifique. Jusqu’au milieu du XXe siècle. Le phénomène n’est pas inconnu pour autant, notamment chez leus peuples du Nord. Au Canada, par exemple, pour épaissir la glace des patinoires, on y jette de l’eau chaude. On évite de laver sa voiture avec de l’eau chaude en hiver. Et il est de notoriété publique dans les pays froids que les tuyaux d’eau chaude éclatent plus facilement sous l’effet du gel que les tuyaux d’eau froide.

L’effet Mpemba

Ce n’est que dans les années 1960 que le phénomène refait son entrée dans la science moderne, grâce à un écolier tanzanien, Erasto Mpemba, qui tentait, en 1963, de réaliser une crème glacée en cours de cuisine. Pour ne pas se faire piquer le dernier plateau de congélation (et donc risquer de se retrouver privé de crème glacée), il plaça sa préparation encore chaude dans le congélateur et fut très surpris de constater que sa crème durcit avant celles de ses camarades. Le hasard a voulu qu’il croise la route de Denis Osborne, un professeur de physique à Dar es Salam qui, après avoir soutenu que c’était parfaitement impossible, a bien dû se rendre à l’évidence en constatant le phénomène de ses propres yeux. Ils publièrent dans le journal “Physics Education” les données des expériences menées sur le sujet en 1969 dans un article intitulé “Cool?”. C’est depuis cette époque que le phénomène est connu sous le nom d’effet Mpemba.

Conditions de test

Le phénomène ne se produit que dans des conditions assez précises et il suffit d’une bricole pour qu’il ne se produise pas (impuretés dans l’eau, changement de place dans le congélateur, brassage en cours de congélation, etc.) On ne l’observe, au final, qu’une fois sur deux. C’est sans doute pour cela qu’il lui a fallu si longtemps avant d’atteindre une publication à comité de lecture. Pour reproduire l’expérience, la température initiale, la forme du récipient et la température du congélateur comptent énormément. Le physicien américain Jearl Walker a pu établir une méthode en 1977 qui permet de valider l’effet Mpemba: à mesure que l’on augmente la température initiale de l’ensemble récipient-eau, la durée pour que l’eau atteigne 0 °C dans un congélateur commence par augmenter avec la température initiale, passe par un maximum puis diminue. 50 millilitres d’eau dans un bécher de 8,2 centimètres de diamètre atteignent

  • 0 °C en 25 minutes pour une température initiale de 25 °C,
  • en 32 minutes pour 63 °C
  • et en 27 minutes pour 80 °C: dans ce cas, l’eau à 80 °C refroidit plus vite que l’eau à 45 °C.

Dans d’autres conditions, l’effet est beaucoup plus spectaculaires: de l’eau à 70° C qui gèle plus vite que de l’eau à 4°, c’est évidemment plus impressionnant. Ça marche parfois, mais pas à tous les coups.

Pistes explicatives

Dans le cas de l’Effet Mpemba, ce ne sont pas les explications qui manquent… Les hypothèses fusent depuis les années 60… Le problème jusqu’à tout récemment était de savoir laquelle de ces hypothèses était la bonne. Voici les principales:

  • l’évaporation (moins de liquide à refroidir… Mais le phénomène subsiste en milieu clos) ;
  • la présence moindre des gaz dissous dans un liquide chaud ;
  • le phénomène de convection qui accélère les transferts thermiques (c’est le phénomène que l’on observe dans une casserole d’eau bouillante où l’on peut voir l’eau se déplacer spontanément provoquant un brassage entre les zones les plus chaudes (le fond de la casserole) et les zones plus fraîches (la partie en contact avec l’air) ;
  • un effet de surfusion (ce fameux phénomène qui permet à un liquide de rester liquide jusqu’à -6°C et de se solidifier d’un coup au moindre petit choc)

Le concours de la Royal Society of Chemistry

On ne pouvait pas en rester là. La Royal Society of Chemistry, une société savante britannique, a lancé en juin 2012 un concours invitant les chercheurs à trouver l’explication du phénomène. À la clé, un prix (symbolique) de £ 1’000. Ce concours a connu un succès inouï en comptant pas moins de  22’000 contributions! Et le vainqueur a été annoncé le 10 janvier dernier par Erasto Mpemba lui-même: il s’agit d’un doctorant croate en chimie, Nikola Bregović.

L’explication du vainqueur, Nikola Bregović

Ce dernier a commencé par examiner systématiquement chacune des hypothèses.

Il a d’abord écarté la piste de l’évaporation. En effet, en fouillant un peu dans la littérature scientifique, il a déniché des comptes-rendus d’expériences consistant à peser les échantillons avant et après congélation: la différence n’excède jamais 3%. Il en faudrait bien plus pour valider cette hypothèse (pour des raisons que le chercheur explique en détail à la page 4 de son papier, accessible ici en PDF si jamais).

Il a ensuite écarté la piste de la présence moindre de gaz dans l’eau chaude, qui, dans les grandes lignes supposerait une différence de viscosité de l’eau selon sa teneur en gaz divers… Il indique qu’on sait depuis le travaux d’un certain Ostwald en 1903 que ce n’est pas le cas.

Nikola Bregović a ensuite examiné la piste de la convection. Lorsqu’on place un récipient plein d’eau chaude dans un environnement froid, l’eau adjacente aux bords du récipient va refroidir rapidement, tandis que l’eau au centre du récipient va rester chaude. Cela va créer un mouvement (ou gradient) de température qui va produire  un transport de chaleur par convection. Plus le gradient de température est élevé et plus la convection est exprimée, et plus le refroidissement est rapide. Comme la viscosité de l’eau augmente de manière exponentielle avec son refroidissement, ce flux convectif se met en place d’autant plus facilement que la température est élevée. Et une fois le mouvement mis en route, il se poursuit même à basse température, jusqu’à la solidification. L’auteur relève encore que dans toutes les expériences, l’effet Mpemba est annulé si l’on brasse le liquide pendant le refroidissement (brisant ainsi le mouvement de convection).

Enfin, en bon scientifique, il a également examiné la dernière piste, celle de la surfusion, la qualifiant de plus problématique que les précédentes en termes de reproductibilité. Pour faire court: lorsqu’on observe l’effet Mpemba, on assiste parfois à une surfusion et parfois pas du tout, il semble qu’il n’y ait aucune corrélation systématique entre les deux phénomènes.

En toute logique, Nikola Bregović conclut que l’effet de convection est la plus vraisemblable des explications au phénomène, même s’il admet que le mystère n’est pas complètement résolu pour autant, ce qui ne l’étonne pas vraiment compte tenu des autres aspects surprenants de cette petite molécule un peu magique, en forme de boomerang, que nous appelons un peu platement “eau”.

En bonus, la vidéo de Nikola Bregović où il annonce qu’il ira skier avec le montant du prix (en anglais) :

L’illustration de Lucile, pour fêter ça

L'effet Mbemba chez les pingouins
L’effet Mbemba chez les manchots, par Lucile

Sources

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