Dossier – la prosopagnosie ou quand tout le monde a la même tête

Dossier présenté par Alan dans l’épisode #48.

Prosopagnosie: piqué sur flickr http://farm6.static.flickr.com/5308/5603929787_cd20071f13_m.jpg (cc 2.0)Pouvez-vous imaginer que vous vous leviez le matin entouré(e) de clones? Imaginez que tout le monde, la personne dans votre lit, vos propres enfants, vos parents, vos voisins, vos collègues, tous les passants aient exactement la même tête! Tous les acteurs d’un film (Kathy Bates ou Jodie Foster, même combat!) Tous les animateurs TV…  La pharmacienne, le boucher… Tous identiques! Impossible, avec la meilleure volonté du monde, de vous souvenir à qui vous avez déjà dit bonjour ou pas. Impossible de comprendre pourquoi la personne en face de vous vous sourit tendrement… Ah oui, c’est peut-être votre moitié… Ça fait un peu science-fiction, comme ça, c’est pourtant la réalité pour une personne sur 40 (2.5% de la population selon une étude de 2008 http://www.experimental-psychology.de/ccc/docs/pubs/GrueterGrueterCarbon2008.pdf). Soit un problème aussi courant que la dyslexie ou la dyscalculie et dont on ne parle pourtant pas autant. On reviendra sur ce chiffre d’une personne sur 40, je ne suis pas entièrement convaincu qu’on puisse le prendre pour argent comptant. Cette condition socialement handicapante est de mieux en mieux documentée et porte le doux nom de prosopagnosie. Je n’ai jamais réussi à la placer dans une conversation, du coup, hop, j’en ai fait un petit sujet de podcast après m’être assuré pendant notre petite virée au CERN que cela intéressait bel et bien nos auditeurs. Le mot prosopagnosie vient du grec prosopon (visage) et agnosia (non-reconnaissance ou non-savoir). Avant d’explorer en détail la prosopagnosie, parlons un peu reconnaissance des visages.

La perception des visages

Ça n’a l’air de rien tant on le fait en général naturellement, mais la perception des visages est un processus cognitif assez élaboré implicant tout un réseau de zones cérébrales et qui est assez ancien sur le plan de l’évolution puisqu’on a pu l’observer également chez les macaques. Notre dernier ancêtre commun, qui vivait il y a quelque 25 millions, était donc déjà très probablement équipé pour cette tâche complexe. Des chercheurs anglais, Vicki Bruce et Andy Young ont proposé en 1986 un modèlepour expliquer le processus, modèle qui reste la référence aujourd’hui. En gros, le processus normal se déroule en plusieurs temps.

  1. La phase de détection permet de reconnaître qu’on a affaire à un visage (en général la présence de 2 yeux, un nez, une bouche sont un indice assez sérieux: je plaisante, mais nous sommes en fait extrêmement sensibles à ces repères. On voit souvent des patterns là où il n’y en a pas. Deux rondelles de tomates, un nez en champignon, une bouche en tranche de poivron et vous avez transformé votre pizza en bonhomme… Même plus prosaïquement, il suffit de dessiner dans un cercle deux petits cercles pour les yeux et un petit trait horizontal pour la bouche et on voit également un visage. Sans parler du visage de la lune ou du visage sur Mars… Notre circuit de reconnaissance des visages est décidément à l’affût du moindre du signe… ); piqué sur Flickr (en CC 2.0) http://www.flickr.com/photos/slimjim/4905107642/ piquée sur WikipédiaLe visage de Mars, piqué sur Wikipédia
  2. Dans un deuxième temps, l’information faciale est décodée (expression émotionnelle, suivi du regard, sexe, âge, état de santé);
  3. L’information ainsi recueillie est comparée à une grille d’images et de modèles mentaux de visages.

À l’issue du processus, on sait s’il s’agit d’un visage familier ou pas et, cas échéant, à qui il appartient. En 1991, le psychologue britannique Tim Valentine a proposé que les modèles mentaux auxquels on compare les visages seraient en fait des matrices vectorielles multidimensionnelles, des sortes de prototypes de tous les visages qu’on a connu. Cette hypothèse expliquerait d’ailleurs ce qu’on appelle le biais (ou effet) interethnique. Une petite digression s’impose.

L’effet interethnique

L’effet interethnique est la tendance pour les personnes d’une certaine ethnie à éprouver de la difficulté à reconnaître les visages et les expressions faciales de membres d’un autre groupe ethnique. Pour revenir un peu sur la criminologie dont nous avions parlé il y a quelques temps avec André Kuhn, il faut savoir que 75% des condamnés faussement accusés aux Etats-Unis et réhabilités (pour autant qu’ils n’aient pas déjà été exécutés s’entend) grâce à des tests ADN, s’étaient retrouvés derrière les barreaux à cause d’un témoignage visuel. Et dans au moins 40% de ces cas, ce témoignage était le fait d’un témoin d’une autre ethnie. Ça fait un peu froid dans le dos. Plus de détail sur le site innoncence.org À un tout autre niveau, c’est arrivé dernièrement à notre ami Xavier Agnès qui comme beaucoup de monde en Suisse romande est d’origine européenne et vit entouré essentiellement d’européens. Il a posté un billet sur son blog pour raconter sa petite mésaventure: il s’est retrouvé extrêmement honteux et confus d’avoir confondu deux serveuses dans un restaurant. On imagine son grand moment de solitude lorsque cherchant à convaincre la seconde qu’elle avait déjà pris note de sa commande, il s’est rendu compte qu’il l’avait en réalité passée auprès de la première! Lorsqu’on se retrouve soudain plongé dans un environnement auquel on n’est pas du tout habitué, on subit une forme assez légère de prosopagnosie mais celle-ci est temporaire: on met rapidement à jour nos modèles mentaux, et au bout de quelques heures, voire de quelques jours, on est à nouveau capable de distinguer clairement les visages les uns des autres. Enfin, tout cela, c’est bien sûr quand le système de reconnaissance des visages fonctionne bien. Pour les personnes chez qui ce n’est pas le cas, c’est une tout autre histoire.

Les différents types de prosopagnosie

On peut naître prosopagnosique ou le devenir à la suite de lésions cérébrales. Pour la prosopagnosie acquise, la première documentation remonte à 1947, on la doit à un neurologue allemand, Joachim Bodamer, qui publia une description détaillée de deux soldats qui avaient du mal à reconnaître les visages suite à des lésions cérébrales sévères durant la deuxième Guerre Mondiale. Pas très vieux tout cela. Pour la prosopagnosie congénitale, c’est encore plus récent. C’est en 1976 seulement qu’Helen McConachie, une neurologue anglaise, publia un premier papier sur le sujet. On sait depuis 1999 que le problème peut être héréditaire. Le nombre d’études a explosé au début des années 2000, notamment grâce au web qui a permis aux chercheurs et aux prosopagnosiques d’entrer plus facilement en contact et grâce aux progrès de l’imagerie cérébrale qui ont permis de comprendre ce qui se passe dans le cerveau. Depuis 2006, on pense que le problème touche 2.5% de la population. 2.47% pour être précis, selon une importante étude allemande publiée dans le American Journal of Medical Genetics. J’avais dit en introduction que je reviendrais sur ce chiffre car, malgré le consensus (c’est apparemment le seul chiffre disponible aujourd’hui), je trouve un peu risqué d’extrapoler à partir de là. En effet, le test concernait une population de 689 élèves d’une région particulière d’Allemagne dans laquelle on a trouvé 17 cas de prosopagnosie. L’échantillon me paraît trop peu représentatif pour tirer des conclusions concernant les presque 7 milliards d’êtres humains qui peuplent joyeusement notre planète.

Ce qui se passe dans le cerveau

Qu’on se le dise tout de suite, la plasticité neuronale, cette formidable capacité d’adaptation du cerveau qui permet parfois à une zone du cerveau de prendre le relais d’un autre zone spécialisée endommagée et dont nous avions parlé dans Podcast science n° 16, la plasticité, donc, ne vient jamais au secours des sujets prosopagnosiques. Chacun déploie des stratégies de compensation, bien sûr, en s’appuyant sur différents indices (coupe et couleurs de cheveux, bijoux, vêtements, pose du corps, mouvements, odeurs, et surtout des indices auditifs, notamment le son de la voix). Dans un  n° de Radiolab (excellent comme toujours) recommandé par le non moins excellent Pierre Kerner  – qui nous mijote d’ailleurs un dossier spécial pour la semaine prochaine – , j’ai même entendu le neurologue Oliver Sacks, qui est lui-même atteint de prosopagnosie, indiquer qu’il reconnaissait ses voisins, dans l’ascenseur, grâce à leurs chiens!). Chacun y va de ses petits moyens, mais la compensation ne se fait jamais automatiquement. En se basant sur les dernières techniques d’imagerie cérébrale, notamment la résonance magnétique fonctionnelle, les chercheurs pensent que c’est parce qu’il y a trop de fonctions hautement spécialisées touchées en même temps. En effet, la reconnaissance des visages n’est pas le fait d’une seule aire cérébrale mais de plusieurs, toutes situées dans l’hémisphère droit du cerveau, il s’agit de  :

Chez les sujets ayant acquis leur prosopagnosie, l’une ou plusieurs de ces trois zones a été lésée (en général d’ailleurs, en même temps que d’autres. C’est ainsi que la plupart du temps, la prosopagnosie acquise est combinée avec du daltonisme, la zone du traitement des couleurs étant toute proche). Pour la prosopagnosie congénitale en revanche, on n’a jamais constaté aucune lésion de ces régions, mais on constate un déficit d’activité. Ceci étant dit, les recherches en sont encore à leur balbutiement. On a juste compris quelles zones s’activent, et émis un certain nombre de suppositions, mais on est encore loin de comprendre comment tout cela fonctionne. Sur le plan génétique, on n’est pas beaucoup plus avancés. On sait qu’un ou plusieurs gènes sont incriminés dans la prosopagnosie de naissance (à moins que le problème ne soit causée par une hypoxie, soit un manque d’oxygène à la naissance, ce qui est rare mais possible), mais on ne sait pas du tout encore lesquels.

Comment se soigner?

À l’heure actuelle, la prosopagnosie est incurable. Si vous faites partie des 2.47% de la population concernée, c’est juste pas de bol. Il faut apprendre à vivre avec. Et c’est pour cela qu’il me semblait important d’y consacrer un petit dossier. Je trouve que cela vaut la peine de penser “prosopagnosie” avant de penser “quel con prétentieux machin, il fait semblant de ne pas me reconnaître”. Ça peut être le cas bien sûr, mais pas forcément.

Quelques cas célèbres

Pierre Kerner, encore lui, m’a aiguillé sur la page Wikipédia en anglais sur la prosopagnosie, qui recèle une section “célébrités” où on apprend qu’en plus d’Oliver Sacks, de nombreux autres scientifiques célèbres en sont ou en étaient atteints:

  • Paul Dirac, l’un des pères de la physique quantique. C’est lui qui a prédit l’anti-matière;
  • Jane Goodall, la primatologue qui a complètement bouleversé notre rapport aux chimpanzés;
  • mon idole, Dr Karl (le Monsieur Science de la radio australienne).

Hors monde scientifique, plus près de nous, on apprend également que l’acteur français Thierry Lhermitte souffre du problème et qu’il joue volontiers les cobayes dans l’espoir de faire avancer la science sur le sujet.

Autodiagnostic

À prendre avec des baguettes bien sûr, cela ne vaut bien sûr pas un diagnostic clinique, mais en attendant d’aller voir votre médecin, si vous avez un doute quant à votre capacité à reconnaître les visages, vous pouvez faire ce test en ligne. Ça prend un peu de temps, c’est assez difficile à faire d’ailleurs, il faut se concentrer ai-je trouvé, mais cela vous donnera une idée des compétences de votre gyrus fusiforme 😉 http://www.faceblind.org/facetests/index.php [update 2012: malheureusement, ce lien ne fonctionne plus. Si vous en trouvez un autre, faites-nous signe!]

Pour en savoir plus

J’ai sagement balisé toutes mes affirmations des études qui les étaient, le gros de cet article étant inspiré d’un papier te Thomas Grüter, Martina Grüter et Claus-Chrisian Carbon de l’Université de Vienne, publié dans le British Psychological Society en 2008.

L’article peut être acheté ici http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1348/174866407X231001/full ou piqué gratuitement ici: http://www.experimental-psychology.de/ccc/docs/pubs/GrueterGrueterCarbon2008.pdf, à choix 😉

Sinon, je vous recommande le visionnage de l’émission 36.9°, qui y avait consacré un sujet il y a quelques temps (Merci à Xavier Agnès pour le lien): http://www.tsr.ch/emissions/36-9/936037-ne-pas-reconnaitre-un-visage-un-handicap-social-meconnu.html

Enfin, dans un registre un peu différent, encore que… Comment fonctionnent les systèmes de reconnaissance faciale informatiques? Cela donne une petite idée de la complexité du processus, même si la comparaison s’arrête là. Un excellent article très bien documenté (en anglais): http://electronics.howstuffworks.com/gadgets/high-tech-gadgets/facial-recognition.htm

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