Dossier – Le chiffre 13 ou la triskaidékaphobie et autres superstitions

Dossier de l’épisode #13.

Pour ce 13e numéro de Podcast Science, un petit clin d’oeil triskaidékaphobique s’impose… Triskai-quoi? Héhé, ça doit compter au moins quadruple au Scrabble un mot pareil. Je ne pensais pas que j’arriverais à le placer un jour 😉

La triskaidékaphobie, c’est la peur phobique du chiffre 13.

Ascenseur de Shangaï... Il manque quelques étages....
Ascenseur de Shangaï… Il manque quelques étages….

Ça peut faire sourire, mais en fait c’est une peur assez répandue :

  • En effet, certains bâtiments nord-américains n’ont pas de treizième étage, passant du douzième au quatorzième ou utilisant 12 a ou 12 b à la place de 13.
  • De même certains services hospitaliers ne possèdent pas de lit n°13, en réaction aux protestations de certains patients à ne pas vouloir être mis dans ces lits, les numéros passent de 12 à 14 ou possèdent un 12a et 12b.
  • Certains grands hôtels passent directement de la chambre numéro 12 à la chambre numéro 14 (ou numérotent la chambre 12bis) pour ne pas avoir l’indélicatesse d’y mettre un client qui pourrait être superstitieux.
  • Au niveau de certaines compagnies aériennes (dont Air France paraît-il, selon Wikipedia), le chiffre 13 n’est pas utilisé pour la numérotation des sièges en cabine.
  • De nombreuses compétitions (par exemple la Formule 1) n’attribuent le numéro 13 à aucun concurrent.

D’où cela vient-il?

Difficile à dire car les superstitions sont essentiellement véhiculées par la tradition orale, du coup, leurs origine n’ont pas laissé de trace. Mais dans le cas du 13, plusieurs hypothèses:

  • Dans la tradition judéo-chrétienne, bien sûr, cette peur est associé au “Dernier Repas”, durant lequel disciple Judas, le 13e à table, a trahi son ami Jésus;
  • Chez les Vikings, le dieu Loki, qui était un misérable assassin, se trouvait aussi être le 13e dieu du panthéon;
  • Chez les Perses antiques, on croyait que le 12 constellations du Zodiac contrôlaient les mois de l’année. Et chaque constellation régissait la Terre pendant 1’000 ans. Au 13e millénaire, évidemment, la Terre s’enfoncerait dans le chaos. D’où l’association “13=chaos” et la raison pour laquelle les Perses quittaient-  paraît-il, si notre ami Wiki dit vrai –  leur maison le 13e jour du calendrier Perse pour éviter les malheurs;
  • Plus globalement, de nombreuses cultures considèrent le 12 comme un nombre complet et plein de choses viennent en 12-packs: les 12 dieux de l’Olympe,  les 12 signes du zodiac, les 12 heures du cadran, les 12 apôtres, les 12 tribus d’Israël… Le 13 sonne un peu comme une transgression, un truc en trop… Accessoirement, le 12 est super pratique: on peut le diviser par 2, 3, 4, 6. Essayez-voir d’acheter une demi-treizaine d’oeufs, vous verrez que ça ne porte pas chance 😉

Voilà pour la perspective historique, c’est plutôt marrant même si pas très bien documenté. Mais nous sommes un podcast scientifique, pas vrai? Alors je me suis posé la question des perspectives scientifiques sur la question et je vois deux angles intéressants. Pas sur le chiffre 13 en particulier mais sur les superstitions en général. La perspective évolutive d’abord qui tente d’expliquer quels sont les avantages pour l’espèce de ces croyances bizarres. Et la perspective psycho-cognitive qui tente d’expliquer les mécanismes du développement de ces croyances dans le développement de la pensée chez le jeune humain.

Le rôle des superstitions dans l’évolution

Mon hypothèse était la suivante quand j’ai commencé à creuser: le cerveau humain est un outil formidable qui permet entre autre de se projeter dans l’avenir. D’imaginer des lendemains meilleurs, mais aussi des lendemains moins bons. Surtout pendant les périodes de famine qu’on a connu pendant la majeure partie de notre histoire. Nous aurions donc besoin d’être rassurés et de s’accrocher à des explications certes simplistes mais rassurantes, qui permettent d’expliquer le monde de manière compréhensible… Mais je n’ai pas trouvé d’étude qui valide cette hypothèse… Bon, je n’ai pas cherché des heures non plus. Mais ce que j’ai trouvé, c’est  un papier de 2008 du New Scientist qui  indique que les superstitions, soit la tendance qui consiste à lier arbitrairement une cause à un effet, seraient occasionnellement bénéfiques, selon le biologiste évolutionnaire Kevin Foster de l’Université Harvard.

“Par exemple, indique Kevin Foster, lorsqu’un homme préhistorique associait le bruissement de l’herbe avec l’arrivée d’un prédateur, il se cachait. La plupart du temps, c’est simplement le vent qui était à l’origine du mouvement. Mais dans les rares cas où c’était un groupe de lions qui en étaient la cause, il y a avait un avantage clair à ne pas se trouver dans les parages.”

Avec sa collègue  Hanna Kokko, de l’Unversité d’Helsinki, Foster a cherché à déterminer dans quelles circonstances exactement ces connexions erronées entre les causes et les effet peuvent constituer un avantage.

Les chercheurs n’ont pas cherché à expliquer toutes les superstitions, des pattes de lapin porte-bonheur à  la numérologie Maya, mais ont travaillé avec un langage mathématique et des superstitions simples impliquant des animaux et des bactéries et ont modélisé les situations dans lesquelles la superstition est adaptative. Verdict: tant qu’il est plus avantageux de croire en la superstition que de passer à côté d’un véritable lien de causalité, alors on privilégiera quasi toujours les croyances superstiteuses.

L’article donne également, entre autres la parole à Michael Shermer, éditeur du  Skeptic magazine. Il propose une explication similaire pour de telles croyances, même si elles sont formulées dans un langage moins mathématique:

“Nos cerveaux, dit-il, sont des machines à identifier les pattern et les modèles. Nous connectons les choses les unes avec les autres et créons du sens à partir des schémas que nous croyons observer dans la nature.  Parfois, A est vraiment connecté à B. Parfois pas. Et quand A et B ne sont pas connectés, nous vivons avec notre erreur, tout simplement, sans pour autant se retrouver rayé de la surface de la Terre… Ainsi, la pensée magique fera toujours partie de la condition humaine”.

Voilà pour l’explication sur le plan de l’évolution. Je ne vous cache pas que je suis un peu déçu… Quid alors de l’explication psycho-cognitive? Eh bien réjouissez-vous, c’est drôlement plus intéressant!

J’ai eu la chance de trouver un super article de deux chercheuses de l’Université d’Helsinki également (à croire que les Finlandais ou plutôt Finlandaises ont un truc avec les superstitions… Comme si le père-noël y habitait ;), bref, ces deux chercheuses ont  initialement  publié leur article dans la revue Skpeptic en 2008 et pour celles et ceux que cela intéresse l’article a été traduit et rediffusé sur http://www.pseudo-sciences.org/, le site de l’AFIS, l’Association Française pour l’Information Scientifique.

L’article commence par citer une étude de 2003 qui nous rappelle que les superstitions ne sont pas du tout marginales: Près de 40%  des habitants des États-Unis, par exemple, croient au diable, aux fantômes ou aux guérisons miraculeuses.   Et le problème pour comprendre le phénomène c’est que la plupart des auteurs rapprochent le paranormal de quelques lois de la magie, ou tentent d’expliquer les croyances en termes d’erreurs, de ratés de la pensée analytique. L’approche des auteures de cet article ont choisi un angle complètement différent,  car elles avaient besoin d’un modèle conceptuel et elles se sont basées sur des études récentes de psychologie du développement. Plus particulièrement, sur la notion de savoirs fondamentaux.

Une petite définition s’impose: cette notion de savoirs fondamentaux (“Core Knowledge” en anglais) est drôlement intéressante: en gros, selon les psychologues, trois types de savoirs structurent la compréhension du monde chez les enfants : la physique intuitive, la psychologie intuitive, et – avec quelques réserves – la biologie intuitive. Une partie de ces connaissances est regroupée sous le nom de savoirs fondamentaux. Il s’agit de cette partie des savoirs que l’enfant apprend sans interaction particulière avec les adultes. Formés avant 3 ans, ils fondent le développement futur des mécanismes d’apprentissage scolaire.

  • Les savoirs fondamentaux de la physique incluent l’idée que le monde est composé d’objets matériels, ayant un volume et une existence indépendante dans l’espace. Jusque là, ça va.
  • Les connaissances fondamentales de biologie, c’est en gros, une espèce de mécanisme de survie de l’espèce qui va nous permet d’éviter  une partie des risques de santé liés aux infections ou aux aliments. Des enfants de 4 ans savent distinguer certaines substances saines d’autres contaminées, sans qu’il y ait de traces visuelles de la contamination (bon sur ce point, je demande à voir, quand je repense à mes propres enfants en bas âge, je me rappelle qu’ils mettaient absolument n’importe quoi dans la bouche… Mais bon, c’est pas le sujet ici).
  • Les connaissances fondamentales en psychologie enfin portent sur l’idée que les objets animés ont une volonté, un « esprit ». Vers 18 mois, les enfants comprennent que les animaux peuvent avoir une action sur les objets, et se déplacer sans influence extérieure. De plus, ils comprennent que les éléments de l’esprit – pensées, idées, croyances – sont immatériels, et qu’ils ne jouissent pas des propriétés de ce à quoi ils font référence : l’idée de chien ne mord pas.

L’hypothèse des chercheuses est que les superstitions naissent d’erreurs de classification de l’information dans ces 3 savoirs. En d’autres termes, les connaissances fondamentales des trois types s’interpénètrent, et sont irrationnellement appliquées en dehors de leur catégorie. Ainsi, des processus naturels dans une catégorie donnent naissance à des croyances surnaturelles dans une autre catégorie.

La confusion des types amène à attribuer aux pensées des propriétés physiques, poussant à croire qu’elles peuvent toucher d’autres objets (psychokinèse) ou se déplacer (télépathie). Si un phénomène biologique comme la contagion est appliqué en psychologie, on en déduit que le pull d’Hitler contient de la méchanceté. Dans cet univers magique, on trouve aussi l’idée que la volonté est physiquement localisée. Les événements et entités physiques et biologiques ne sont plus inanimés, et jouissent alors d’une volonté propre, ont des intentions.

Pour valider leur hypothèse, les chercheuses ont travaillé avec 239 sujets qu’elles ont réparti en 2 groupes, les sceptiques (le groupe de contrôle) et les croyants (le groupe testé) (pour la séparation des groupes, elles se sont basées sur une étude dont les références sont indiquées dans l’article) et leur ont soumis des métaphores en leur demandant de les classer sur une échelle allant de “c’est tout à fait vrai” à “c’est juste une image”. Dans la moitié des phrases, des entités matérielles étaient liées à des attributs psychologiques, comme dans les phrases « les vieux meubles connaissent le passé » ou « en été, les plantes veulent fleurir ». Ces phrases permettaient de mesurer la mentalisation de la matière. D’autres phrases servaient à mesurer exactement le contraire soit la réification du mental (sa “chosification” si jose dire), comme par exemple « la pensée d’un homme instable se désagrège ». Enfin, la biologisation du mental était mesurée via des phrases comme « la méchanceté est contagieuse ». Finalement, quelques phrases servaient justent de contrôle : les unes totalement métaphoriques (« le vent joue de la flûte dans les arbres ») ou parfaitement littérales (« l’eau qui coule est liquide »). Enfin, lorsque les sujets prenaient les choses littéralement, ils devaient indiquer s’ils y voyaient un sens, une explication qui leur semblait rationnelle.

La conclusion de l’étude est sans appel et semble valider l’hypothèse de départ. Il s’agirait bien d’une confusion des genres entre ces 3 savoirs fondamentaux: par rapport aux sceptiques, les croyants attribuent plus facilement des traits physiques ou biologiques à des phénomènes mentaux. Ils attribuent à l’inverse plus de caractéristiques mentales aux objets… de manière littérale, et non métaphorique. Plus que les sceptiques, ils fabriquent du sens où d’autres n’en voient pas et affirment que des événements aléatoires ou climatiques ont une raison de se produire.

L’article fait encore le lien avec des recherches en anthropologie en évoquant notamment les croyances magiques nombreuses du peuple Hua de Nouvelle Guinée, mais je crois qu’on va en rester là pour ce dossier. J’ai déjà largement dépassé 13 minutes, je commence à trembler… D’ailleurs un chat noir passe sous une échelle. C’est mauvais signe 😉

En conclusion, je me rallie à l’opinion de la regrettée Madame Pahud: “Mais ça va le chalet? Je ne suis pas superstitieuse! Ça porte malheur!”

Petit récap’ des liens qui ont permis de construire cet dossier :

http://www.abc.net.au/science/articles/2010/10/19/3042608.htm

http://fr.wikipedia.org/wiki/Triskaid%C3%A9kaphobie

http://en.wikipedia.org/wiki/Triskaidekaphobia

http://www.newscientist.com/article/dn14694-superstitions-evolved-to-help-us-survive.html

http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article1080 (origine psycho-cog des superstitions)

(l’article original sur skeptic.com: http://www.skeptic.com/eskeptic/10-09-08/#feature)

[UPDATE SUITE À L’EMISSION DU 9 DECEMBRE 2010]

Rapide retour sur les superstitions: exemples de superstitions modernes

    • Au supermarché, prier pour que la carte passe, prier pour qu’il y ait une place de parc (=>matérialisation de la volonté)
    • Regarder un match de foot en direct plutôt qu’en vidéo… On doit pouvoir influencer le résultat (=>matérialisation de la volonté)
    • Appeler sa voiture chérie (=> personnification de l’objet)
    • L’e-mail de ne veut pas partir, l’ordinateur ne veut pas démarrer (=> psychologisation de l’objet, lui prêter une intention)
    • Culture bio dynamique (=> influence de la physique sur le biologique)
    • Homéopathie, alicaments, probiotiques (=> influence des propriétés physiques sur le biologique)
    • Autres superstitions plus ou moins modernes (en tout cas que n’a pas dû connaître Cro-Magnon)
      • la peur des ondes wi-fi
      • la peur du micro-ondes
      • les biberons obligatoirement stérilisés des bébés, préparés à l’eau préalablement bouillie
    • Contribution de notre ami Bastrach (comm sur le site le 30.11): Au sujet de la superstition, ce qui me viens à l’esprit c’est tout ce qui se réfère aux objets “porte bonheur”. Le sportif qui porte tjs le même maillot, le “gri gri” que l’on a dans la poche pour un rdv ou un exam important. Bref la superstition change en meme temps que change les objets de notre quotidien.
    • Contribution de notre ami Thomas Fouchard sur notre page Facebook suggère les légendes urbaines comme superstition moderne: http://urbanlegendsonline.com/ (qui d’ailleurs renvoie sur http://superstitionsonline.com/ )
    • Contribution de notre ami al.jes, dont le commentaire est malheureusement passé en spam (par un serveur de mauvaise foi) mais vient d’être réhabilité, qui nous donnait un exemple le 2 décembre:

Exemple de superstition moderne : quand on dit “mon ordinateur veut pas fonctionner”, ou plus généralement quand on reporte nos erreurs sur l’outil que l’on utilise que sur soi-même (le nombre de fois où je dois rappeler que pebkac…) (ndlr =”Problem Exists Between Keyboard And Chair”)

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