#PS Caviar au Palais – Taupo : Mangez des Œufs ! Oophagie et Adelphophagie

Dossier présenté au Palais de la découverte, dans le cadre de l’émission Podcast Science #256 – Caviar au Palais.

 

Si vous cherchez des exemples qui illustrent parfaitement le concept de dissonance cognitive, ils sont, selon moi, à trouver dans des considérations autour des aliments que nous ingurgitons. Difficile en effet de ne pas se sentir mal à l’aise quand on se met à bien réfléchir à ce qu’on réalise quand on boit un simple verre de lait de vache. Et il y a plein d’autres exemples! Lors d’une précédente émission radio-dessinée, je vous expliquais que le miel était tout de même le résultat de régurgitations successives entre abeilles. De son côté, Léo Grasset de la chaine Dirtybiology n’hésite pas à rendre ignoble la consommation de fruits et légumes qu’il compare volontiers à la consommation d’ovaires mutants:

Ce qui nous amène à la considération troublante du jour: qu’est-ce qui se passe quand on mange un œuf à la coque?

Oeuf à la coque
Et bien je vais vous dire ce qui se passe: nous mangeons un ovule… Nous enduisons nos mouillettes du contenu des menstrues de poules…
C’est dur de rester oophage (le nom savant pour dire qu’on aime les omelettes) quand on pense trop à ce qu’on mange. Personnellement, il fut un temps où je m’angoissais de trouver une tache de sang sur un jaune d’œuf, pensant qu’il pouvait s’agir d’un mini embryon, sans voir le paradoxe de ma consommation de nuggets de poulet quelques heures plus tôt.

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Ce qui est assez surprenant c’est qu’on a réussi à me rassurer en m’expliquant que ces œufs n’étaient pas fécondés. Mais si j’avais un peu creusé le sujet, j’aurais découvert que ces taches de sang proviennent de ruptures de vaisseaux sanguins de la paroi utérine de la poule. Ces petites goutte de sang se collent au jaune pendant l’ovulation et restent ainsi jusqu’à ce qu’on brise l’œuf devant nos yeux ébahis. Si vous avez un peu de chance, et si la poule a été chahutée pendant l’ovulation, ce ne sera pas seulement du sang mais un peu de tissu utérin que vous retrouverez sur votre jaune: miam!

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Œuf fécondé, pas fécondé, ces considérations sont totalement ignorées dans certains pays, comme les Philippines où l’on déguste avidement des Baluts, ces œufs fécondés de canards de 18 jours qui sont cuits à la vapeur dans leur coquille:

Balut, By Marshall Astor

Ca y’est je vous ai définitivement dégouté de l’oophagie? Attention, parce que ça signifie également l’arrêt de la consommation de caviar (qui sont les œufs d’esturgeons), de tarama (faits avec les rogues, les poches d’œufs de mulet ou cabillauds), de poutargue, se sushis ikura, masago ou topiko… Bref, renoncer à l’oophagie, c’est un peu tuer la poule aux œufs d’or, et comme on ne fait pas d’omelettes sans casser les œufs, ne marchons pas sur des œufs et passons direct du coq à l’âne…

Sachez-le, nous devrions nous estimer déjà heureux de pouvoir choisir si nous voulons manger des œufs ou non. Considérez un peu le régime alimentaire des serpents du genre Dasypeltis qui ne peuvent se nourrir que d’œufs. Pour eux, c’est oophagie obligatoire, mais surtout ils s’attaquent souvent à des œufs qui sont largement plus grands que leur tête.

Dasypeltis scabra
Pour un humain, ça reviendrait à ne manger que des pastèques… sans les mains… en les avalant d’un coup… Quand on voit une vidéo de ces serpents en train d’engloutir leurs immobiles mais gigantesques proies, on comprend rapidement le calvaire…

Dasypeltis inornata Dasypeltis inornata (2)
Dasypeltis inornata (3)Dasypeltis inornata (4)

De nombreuses adaptations ont été acquises pour accompagner l’évolution de ces serpents et leur permettre ces prouesses d’ingurgitation: la perte quasi totale de dents (qui gêneraient le passage dans la mâchoire), une peau particulièrement extensible (on distingue d’ailleurs les rangées d’écailles) et, clou du spectacle, des protrusions dans la colonne verticale qui permettent de casser la coquille calcifiée des œufs!

Hypophyses des vertèbres de Dasypeltis
C’est un peu comme si l’évolution avait chipé les dents de la mâchoire puis en avaient bricolé d’autres avec les vertèbres. Ces “dents” sont en réalité des allongements d’hypapophyses de vertèbres (des protrusions des vertèbres dirigées vers le centre de l’organisme). Pour en révéler le fonctionnement, il faut observer ces serpents s’empiffrer un œuf mais en utilisant de la radiographie à Rayons X:

Dasypeltis dévorant un oeuf sous Rayons X

Dasypeltis Radio
Dasypeltis Radio 2
Dasypeltis Radio 3
Dasypeltis Radio 4

Une fois arrivé dans l’œsophage, l’œuf est déplacé de gauche à droite par de puissants muscles pour être perforé par les hypapophyses pointues. Le contenu de l’œuf ruissèle vers l’estomac tandis que la coquille est régurgitée.

Chez les serpents, les oophages obligatoires ne sont pas tous logés à la même enseigne, en témoignent les serpents marins du genre Emydocephalus qui consomment exclusivement du caviar, des œufs de poissons qu’ils aspirent après avoir effrayé les parents hors de leur nid…

Emydocephalus
Poisson Clown et Oeufs
OK, donc on pourrait se mettre à plaindre ces serpents pour la monotonie de leur alimentation, mais comparé à d’autres espèces, ils s’en sortent plutôt pas mal. Envisagez-un peu la situation des animaux qui doivent se nourrir d’une partie de leurs propres œufs! C’est le cas de nombreux insectes comme les chenilles qui, sitôt écloses, boulottent les restes de la coquille qui les abritait. C’est vrai que ça creuse de naitre!

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Chez les mammifères, vu que c’est plutôt la maman qui fournit l’effort, c’est elle qui se réserve le droit de manger le placenta. Mais il reste la coquille à laquelle personne ne pense… En effet, les bébés mammifères, humains inclus, sont entourés des vestiges des couches de coquilles de l’œuf: le sac amniotique (qui entoure aussi le cordon ombilical). Pour s’en rendre compte, il faut voir un bébé qui n’a pas éclos:

Bébé Sac Amniotique
bébé dans sac amniotiquebébé dans sac amniotique 2

Mais pour de nombreux biologistes, ces cas d’oophagies ne sont que de la gnognotte par rapport à ce qu’ils considèrent être de l’oophagie stricto sensu: une forme de cannibalisme. Chez de nombreux insectes sociaux, comme les guêpes cartonnières du genre Polistes, l’oophagie n’est pas tant un repas comme un autre, mais plutôt un outil politique de répression. Afin d’établir une hiérarchie de domination, les femelles dominantes vont aller avidement dévorer les œufs de femelles subordonnées qui s’épuiseront à produire des œufs sans possibilité de descendance et finiront par ne plus en être capable.

Polistes fuscatus, By Hectonichus
C’est un peu du Game of Eggs: soit tu manges les œufs de ta voisine, soit tu deviens esclave…

Chez Rhacophorus vampyrus, des grenouilles volantes vietnamiennes, ce ne sont pas les adultes…

Rhacophorus vampyrus
…mais les têtards qui sont oophages.

Têtard de Rhacophorus vampyrus
En effet, plutôt que le classique bec servant à brouter

Bec Tetard
…les têtards de Rhacophorus vampyrus se sont vus dotés de “dents” dignes de Dracula:

Tête de tétard de Rhacophorus vampyrus avec crocs, Vassilieva et al., 2013
Tête de tétard de Rhacophorus vampyrus avec crocs, Vassilieva et al., 2013
Il faut dire que ces pauvres têtards ne sont pas pondus dans des mares ou des rivières, mais se développent dans des “nids” de mucus mousseux sécrétés par les femelles juste au dessus de cuvettes d’eau dans les hautes cimes des arbres. Difficile de trouver quelque chose à se mettre sous le bec dans ces conditions:

Nid de mucus mousseux de Rhacophorus vampyrus
Cuvette dans un arbre abritant des tétards de Rhacophorus vampyrus
Cependant, dotés de leurs féroces crocs, les têtards de Rhacophorus vampyrus peuvent troquer leur régime classique herbivore pour de la carnivorie. Et c’est maman grenouille qui va d’ailleurs leur apporter de quoi manger puisque c’est elle qui va pondre un surplus d’œufs non fécondés directement dans la cuvette dans laquelle nage sa progéniture. Les plus voraces peuvent s’en enfiler 40 d’un coup qu’on peut voir par transparence déformer leur système digestif:

oophagie chez Rhacophorus vampyrus
C’est un acte de soin maternel particulièrement touchant… tant qu’on essaie pas d’imaginer à quoi cela pourrait ressembler si on transposait cela aux humains…

Mais je sens déjà la déception pointer le bout de son nez… Vous ayant promis du cannibalisme, certes je vous propose de découvrir des têtards vampires de grenouilles volantes dévorant les œufs de leurs mères, mais c’est un peu jouer sur les mots, non? Et bien pas vraiment puisque je vous évoque depuis le début des cas d’oophagies. Mais pas d’inquiétude, je n’ai rien tué dans l’œuf! Si vous voulez du cannibalisme pur, il faut que ce soit sur du plus consistant et que, à l’instar du Balut, on ne se nourrisse pas d’œufs tous simples mais d’embryons: un phénomène qui s’appelle l’adelphophagie. C’est un phénomène rare et pourtant assez répandu chez les animaux (comprendre peu d’espèces la pratique mais ces espèces sont très diverses). En effet, on a reporté des cas d’adelphophagie chez des vertébrés, des échinodermes, des insectes, des mollusques, des annélides, des némertes et des vers plats.
Chez certaines de ces espèces, comme les petits gastéropodes marins Crepidula marginalis

Crepidula marginalis
…Une partie des œufs fécondés semble spontanément s’arrêter dans son développement, offrant à leur fratrie un repas de leur embryon avorté!

Les cas les plus impressionnants d’adelphophagies sont cependant ceux qui se passent in utero, où l’on peut assister à de véritables luttes féroces entre enfants qui se terminent en séance de cannibalisme.

Requin Taureau
Il s’agit de pratiques courantes chez certaines espèces de requins ovovivipares, comme le requin taureau Carcharias taurus, chez qui les œufs éclosent dans l’utérus de la femelle (séparés en deux cornes utérines) dans lequel ils se développeront pendant une période de gestation… Enfin, le plus fort des embryons réussira à atteindre le terme de cette gestation risquée.

Embryon de requin taureau
En effet, sitôt éclos, le premier embryon commence immédiatement à dévorer ses frères et sœurs. Ce comportement est si agressif et violent qu’un chercheur inspectant les cornes utérines d’un requin taureau femelle s’est fait mordre le doigt par un embryon de requin cherchant à cannibaliser ses frangins, frangines.

Adelphophagie chez le requin taureauAdelphophagie chez le requin taureau 2Adelphophagie chez le requin taureau 3Adelphophagie chez le requin taureau 4

Traduction:
Le requin taureau, aussi connu sous le nom de dents en lambeaux. Avec le faciès d’un film d’horreur, le requin taureau gagne le prix du requin le plus terrifiant de la mer. Dans des parcs de requins, vous l’avez probablement déjà rencontré. Sa grande taille et son look sinistre en font le requin le plus populaire des aquariums publics. Que peut-on reprocher à un requin de 3m de long, pesant plus de 150 kilos et une bouche garnie de dents acérées… tant qu’il reste derrière la vitre. Ses dents inégales sont parfaitement conçues pour percer des proies, avant de les avaler d’un coup. Les adultes mangent des dauphins, des espadons et d’autres requins. En tant que bébés, leur régime alimentaire est plus sinistre. Les requins taureaux donnent naissance par accouchement. Une femelle n’a pas un mais deux utérus, chacun contenant plusieurs embryons. Pourquoi les requins taureaux ont un taux de reproduction si bas parmi les requins?
– Ils n’accouchent que de deux petits. Et c’est parce que lorsqu’ils se trouvent dans l’utérus, ils s’entre dévorent. Incroyable.
C’est la lutte du plus fort à son paroxysme. Des biologistes qui ont mis leurs doigts dans l’utérus de femelles se sont fait mordre les doigts par des jeunes requins cannibales possédant des dents totalement fonctionnelles. Mais ces dents déchiqueteuses ne sont pas leurs seules armes. Leurs yeux sont comme des jumelles infra-rouge. Une membrane au fond des yeux réfléchit les moindres traces de lumière sur la rétine. Très utile pour ces prédateurs nocturnes.

Traduction:
Le requin taureau a évolué de manière drastique en réponse à un faible apport de nourriture. Du cannibalisme embryonnaire. Quand sa poche de réserve vitelline est vidée, un embryon de requin taureau, pas plus grand qu’un doigt humain, va compter sur des instincts de chasses et des dents primitives. Ce ne sont pas des dents de lait, elles sont destinées à tuer. Dès qu’un embryon achève le développement de ses dents, il va se mettre en quête de ses frères et sœurs. Bien qu’aveugle, il peut sentir sa fratrie. Avant qu’ils ne puissent représenter une menace, il est temps de réaliser des attaques préventives. L’utérus qui était peuplé de plusieurs embryons laisse place à un charnier et un seul embryon survivant. Maintenant la nourriture est abondante. Il peut s’empiffrer de leurs réserves vitellines et de leurs carcasses. A ce moment, la mère ne produit plus d’embryons. A la place, toutes ses ressources sont dirigées vers les embryons ayant survécu. Il s’agit ici de captures vidéo d’un véritable utérus de requin taureau. La mère continue à produire des œufs non fécondés qui seront consommés par l’embryon pour son développement. Il continuera de croître dans cette soupe aux œufs, engloutissant les nutriments et les tissus de ses congénères moins fortunés.

Les raisons derrière une telle férocité sont multiples et une récente étude a révélé qu’il pourrait s’agir notamment d’une guerre intra-utérine entre demi-frères, demi-sœurs. Cela vient du fait qu’une femelle peut porter les bébés requins de plusieurs mâles simultanément, ce qui fut confirmé en réalisant des tests de paternité  sur les embryons portés par des femelles en gestation. Par contre, plus les fœtus de requins étaient vieux, plus il y avait de chance qu’ils proviennent d’un seul père, montrant qu’ils s’étaient débarrassés des fœtus de pères rivaux. C’est un peu de la sélection sexuelle poussé à son paroxysme. Alors qu’on s’imagine le plus souvent des rivalités entre futurs pères, voilà que ces cas d’adelphophagie nous illustrent une compétition qui se joue au stade embryonnaire et dans les entrailles de maman… Et au lieu de déterminer quel père est le plus robuste pour transmettre la moitié de son patrimoine génétique, elle laissera plutôt cette responsabilité à sa diverse progéniture en organisant des combats de gladiateurs dans son bidon… Ca ne signifie pas pour autant qu’elle laisse ces embryons se débrouiller pour trouver des ressources! Au contraire, la mère va continuer à produire des œufs, mais non fécondés, qui viendront donc garnir de lipides sirupeux cette soupe utérine dont les cadavres d’embryons sont les croutons…

Bon, si j’ai bien réussi ma chronique aujourd’hui, la simple vue d’un œuf Kinder saura vous faire parcourir un frisson d’horreur dans le dos. Mais révéler les aspects les plus inconfortables de la nature qui nous entoure est ma passion et on ne pourra pas me reprocher d’avoir voulu étouffer l’affaire dans l’œuf…

Liens:
Avian Reproductive System
Article Life is short but snakes are long: Egg-eating Snakes, The snakes that eat caviar
Article Why Evolution Is True
Article Tetrapod Zoology
Article Wired
Article Live Science
Article Best Of Bestioles
Article DeepSeaNews
Article Not Exactly Rocket Science
Article Life Lines

Références:
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