L’art de la bière

Dossier présenté par Vincent dans l’émission spéciale bière #313

La bière ne mérite pas un tel procès.

Est-ce de sa faute si elle est devenue au 20e siècle un symbole de beauferie ultime ? Mais la bière ça n’est pas seulement la grosse pinte qui tache, qu’on se siffle goulûment devant un match de foot en se grattant l’entrejambe et en bêlant « wazaaaaa » !

C’est non plus pas de sa faute si elle rassemble autant de clichés. La bière, ça n’est pas seulement la petite binch qu’on sirote au comptoir d’un rade blafard en se demandant comment ça se fait qu’se ressemble autant avant et après avoir été urinée. Ce n’est pas non plus de sa faute si depuis une dizaine d’années, elle est devenue le comble de la hype ! La bouteille d’IPA c’est pas seulement un accessoire aussi indispensable au hipster à moustache que la cannette de 8.6 pour le punk à chien.

Non la bière ne devrait pas être accusée. Elle est même victime. De discriminations. Sur sa couleur de peau. Songer qu’à l’heure où ma glotte tremblotte derrière ce micro, quelques cuistres ne jurent encore que par ce quatuor inepte “blanche, blonde, ambrée, brune”. Mais une couleur ça n’est pas un goût, ni un style ! On peut boire des ambrées qui ont un gout de brune, des brunes qui ont un gout de blondes et surtout des tas de blondes qu’ont PAS de goût. Non la bière c’est aussi un terroir , une histoire riche et complexe, … Alors essayons de comprendre ce qui fait la subtilité de ce qui est aujourd’hui, prétendument, la 3e boisson la plus bue au monde après l’eau et le thé.

Reprenons les choses à la base. D’abord, qu’est-ce donc que la bière ?

La bière, tenez-vous bien, c’est tout simplement une boisson fermentée à base de céréales. Je ne vous apprend rien, ça a l’air simple à dire comme ça, mais il y a quelques subtilités pour produire une bibine de qualité. D’où la deuxième question : comment c’est-y qu’on fait de la bière ?

L’idée de base, c’est de faire tremper des céréales dans de l’eau pour obtenir un jus sucré. On ajoute un soupçon de houblon pour le gout, puis on fait bosser des levures. Les levures, ce sont champignons microscopiques, unicellulaires, qui mangent le sucre et produisent de l’éthanol et du CO2. Ces quatre ingrédients – eau, céréales, houblon, levures – ne suffisent pas, il faut en plus un peu de doigté et pas mal de science.

Penchons-nous sur ces quatre ingrédients, et tout d’abord, les céréales. On utilise aujourd’hui principalement de l’orge. Et pas n’importe quel orge : de l’orge qu’on a malté. Malter une céréale, ça veut dire l’humecter pour qu’elle commence tout juste à germer, et puis on stoppe cette germination en faisant sécher les graines – voire on peut les toaster, légèrement torréfier. Il y a deux buts à cette opération: d’abord la germination permet d’activer des enzymes, on en reparle juste après, et ensuite la torréfaction va donner aux grains un arôme particulier. Plus les grains sont toastés, plus la bière sera foncée et plus cela lui confèrera des arômes sucrés, de caramel, voire de café, de chocolat, de cuir, ce que les œnologues appellent « aromes empyreumatiques »

Mais la palette d’arômes que peut offrir la bière est loin de s’arrêter là. Avant de voir ça, un petit point sur l’orge. Elea vous en dira plus, mais pourquoi l’orge ? Un des multiples avantages de l’orge c’est que c’est une céréale qui – contrairement au blé par exemple – ne part pas trop en « purée » dans la bière (voir les bières blanche dont le trouble vient de l’ajout de blé). Mais surtout l’orge c’est bien riche en sucre, qui se cultive sans trop de difficultés. Ce qui est bien car plein de sucre = plein d’alcool.

Les sucres, c’est une grande famille en chimie, qui regroupe plus de 200 molécules différentes. Problème : dans les grains, ce sucre est principalement sous forme d’amidon. Et l’amidon c’est une très très grande molécule. Elle est constituée de l’enchaînement de sucres plus simples, qui sont attachés les uns aux autres un peu comme les wagons d’un train. Ça n’est pas une forme de sucre très digeste pour les levures. Elles sont un peu fines bouches ces petites bestioles, et pour qu’elles bossent bien, il faut leur prémâcher le travail, c’est-à-dire découper l’amidon en petits morceaux. C’est là qu’interviennent les enzymes. Lors de la première étape du brassage, quand on fait tremper les grains dans de l’eau, ces enzymes vont détacher les wagons du train. Elles découpent l’amidon en divers sucres simples, qui sont plus ou moins facilement assimilables par les levures.

Cette étape, appelée empâtage, est cruciale pour l’équilibre de la bière, la tenue de la mousse, le taux d’alcool… tout ce qui fait le corps de la bière, plutôt huileux, poisseux avec plein de sucres résiduels, ou au contraire plutôt sec. Un empâtage aux environs de 65°/70° pendant une heure, à raison de 150 grammes d’orge par litre d’eau, permet d’avoir un bon ratios de sucres, pour une bière moyenne, pas trop sucrée et pas trop forte.

L’eau

Il faut parfois jouer assez finement sur la chimie de l’eau, notamment sa dureté et son pH, pour obtenir un résultat satisfaisant. Pour être précis, le pH doit être un peu acide, idéalement aux environs de 5.2/5.4. Ce pH eut être atteint assez simplement juste en ajoutant le malt (en particulier du malt torréfié) qui apporte de l’acide phosphorique.

Pour ce qui est de la dureté de l’eau, ca se gate un peu, suivez bien. Prenons par exemple une eau assez dure, assez calcaire, ce qui est fréquemment le cas en plaine. Le calcaire est dissous dans l’eau sous forme d’ions calcium et d’ions carbonates. Et, autant les ions carbonates peuvent être genants, autant les ions calcium sont utiles. Pour faire vite – désolé si je simplifie – les ions carbonates d’un côté empêchent la bonne acidification en jouant le role de tampon. Le calcium d’un autre côté promeut l’activité des enzymes, aide à la coagulation des protéines, ce qui contribue à clarifier la bière, et surtout il est un nutriment essentiel dans le métabolisme des levures. Ca n’est pas évident d’avoir une concentration de 100 à 200ppm de calcium sans faire péter les carbonates. Donc certains brasseurs partent d’une eau plutôt douce, pauvre en minéraux – et ajoutent des minéraux à leur convenance, par exemple avec un peu de gypse (du sulfate de calcium) Le sulfate, lui, est en quelque sorte un exhausteur de gout pour l’amertume. A éviter si vous souhaitez une bière peu amère. A l’inverse pour vous prendre une amertume sèche et franche dans les gencives, tapez un bon 200-400ppm. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les autres ions, notamment le ratio chlorure – sulfate. Mais quoi qu’il en soit passons à l’étape suivante.

Donc, le jus sucré obtenu à la fin de l’empatage est porté à ébullition pour le stériliser et faire coaguler les protéines en excès. C’est lors de l’ébullition qu’on ajoute le houblon. Le houblon c’est en quelque sorte l’épice du brasseur. C’est un peu comme le curry dans un plat. On n’en met pas beaucoup mais effet bœuf garanti. C’est de cette plante que la bière tire son amertume, mais aussi tous ses arômes plus légers, herbacés, résineux, floraux, fruités, (Elea va un peu plus vous en parler mais en passant c’est une plante magique : elle a en plus des propriétés bactériostatiques, ce qui améliore la conservation de la bière).

L’art de la bière

Bien balancer les apports du houblon est une science à part entière. La résine qu’il contient, qu’on appelle lupuline est constituée une flopée de principes actifs, dont on commence à peine à distinguer les effets respectifs.

Les deux premiers types de composés, contribuent principalement à l’amertume de la bière : l’humulone (qu’on appelle aussi acide alpha) dont l’amertume s’affadit avec le temps ; et la lupulone (ou acide beta) qui elle se renforce. Ces composés vont s’extraire tout au long de l’ébullition. C’est pour cela qu’ajouter du houblon au début de l’opération donne une bière amère. Ensuite il y a les huiles essentielles, principalement le myrcène et l’humulène qui apportent des arômes légers complètelment dingues : de fleurs, d’agrumes, de lychee, de mangue, de pêche, de raisin… (l’influence du climat sur ces aromes est déterminante : les houblons de la chaîne des cascades aux Etats-Unis ou les houblons Néo-Zélandais sont particulièrement aromatiques). Ces composés sont volatils et sont donc susceptible de s’évaporer. Il faut donc, pour les extraire efficacement, ajouter du houblon à la fin de l’ébullition, voire bien après, à la fin de la fermentation, juste avant la mise en bouteille.

Au bout d’environ une heure d’ébullition, le liquide doit être refroidit rapidement pour éviter d’éventuelles contaminations par des bactéries étrangères. Arrivé à 25°C, on peut songer à inoculer les levures.

Les levures

Traditionnellement, avant le 19e siècle et les travaux du savant Charles Cagniard de Latour, les brasseurs ignoraient le rôle des levures. Ils laissaient la bière fermenter spontanément à l’aide des levures naturellement présentes dans l’air. Cette méthode est encore utilisée içi même en Belgique. Les levures locales, brettanomyces bruxellensis donnent naissance au fameux style lambic : des bières acide, presque aigres et peu pétillantes. Au-delà de ces fermentations spontanées, au cours de l’histoire, des souches de levures ont été sélectionnées sans le savoir par les brasseurs, de générations en générations (par exemple en récupérant un peu de jus de la cuvée précédente pour ensemencer la nouvelle). Des souches de levures de plus en plus performantes, résistantes à leur propre alcool, au gout plus ou moins marqué sont apparues.

A la fin du 19e siècle on a distingué une première espèce, la fameuse Saccharomyces cerevisiae, qui est représentée par des centaines de souches, de sous-populations différentes. C’est une levure très répandue, la levure de boulanger et certaines levures de vin appartiennent à cette espèce. Ces levures donnent des bières qu’on qualifie de fermentation haute car elles forment une écume en haut des cuves. On appelle aussi ce type de bière des « ale », et la plupart des bières traditionnelles anglaises, belges, du nord de la France et de l’Allemagne sont des bières de ce type. Elles ont généralement un corps franc, et des esthers fruités marqués. La température à laquelle ellees fermentent est déterminante pour le gout final.

L’histoire de saccharomyces pastorianus

Il a une deuxième grande famille de bières, de fermentation basse, ce sont les lager.

Il faudrait presque une chronique entière pour raconter l’histoire de saccharomyces pastorianus, la levure à l’origine des lager. L’histoire de cette levure, son histoire évolutive, génétique, est un bazar sans nom, les spécialistes sont toujours pas d’accord ne serait-ce que sur son nom… il semblerait bien qu’il y ait deux sous-groupes, ils utilisent des gros mots comme « allotetraploid » … Je vais me contenter d’une anecdote. Christian Hansen, scientifique danois qui travaillait dans les laboratoires de la brasserie Carlsberg, dans les années 1880 a inventé une technique pour cultiver des souches pures de levures. Il s’est procuré un échantillon de lager allemande, c’est donc le premier à avoir a isolé la souche. Et dans un esprit précoce d’open access, il n’a pas breveté ses travaux, et cette souche est aujourd’hui utilisée dans le monde entier. En effet la plupart des blondes industrielles de supermarché, insipides, sont des lager. Toutes les lager ne sont heureusement pas insipides, mais c’est vrai qu’en général elles ont un gout plus léger, plus clair.

Emil Christian Hansen au travail

Ce qui est fascinant avec l’histoire de la bière, en particulier au 19e siècle c’est que se met en place un système efficace : la science et la technique aident à améliorer la bière et la bière finance la science. On songe à la brasserie Spaten qui a financé Carl von Linde, inventeur du réfrigerateur, au laboratoire Carlsberg, ou a notamment été inventé le concept de pH et beaucoup d’avancées en biochimie. Carlsberg a aussi financé Niels Bohr, papa de la quantique…

Vous voyez la bière nous rend non seulement plus joyeux, plus forts, mais aussi plus intelligents… elle ne mérite pas d’être réduite à la pisse insipide qu’on nous sert dans 95 % des bars. Pardon si je m’énerve.

Une fois la fermentation achevée en quelque chose comme 3 semaines, on peut mettre en bouteille, la bière montera en pression et continuera de s’affiner.

Bilan

Il faut cultiver notre palais et découvrir la richesse du terroir de la bière. En fonction des propriétés aromatiques différentes des malts et des houblons, en fonction de la qualité de l’eau, des souches de levures locales, etc., on peut obtenir une palette de goûts au moins aussi large que dans le vin – sinon plus.

Alors vous savez ce qu’il vous reste à faire pour avoir une bière de qualité, une bière pas beauf mais pas snob, une bière pas chère (dans les 1€50 le litre), une bière qui vous ressemble : courriez derrière les fourneaux et expérimentez !

A votre santé, m’sieux dames !

 

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