Les Murmures scientifiques de l’ASMR

Dossier écrit de l’épisode 473

ASMR : Autonomous Sensory Meridian Response

Apparu dans les années 2010, l’expression ASMR – Autonomous Sensory Meridian Response – a été inventée pour décrire une certain sentiment de plaisir accompagnée de frissons, qu’encore aujourd’hui on expliquerait difficilement avec des mots (A.Lenay, 2020). Ainsi, rien de scientifique. C’est juste une expression sortie des forums internet pour décrire un vécu subjectif qui n’avait pas encore de mots ou d’expressions pour le définir. Donc, l’ASMR c’est un sentiment de plaisir lié à des sensations spécifiques. Ces sensations sont des frissons qui partiraient la plupart du temps du cuir chevelu pour descendre dans la nuque et le cou, puis parcourir la colonne vertébrale, les épaules, voire tous les membres du corps (Figure 1 ; Barratt & Davis, 2015). En clair, un raz-de-marée de frissons partant de la base du crâne.

En français, l’ASMR est l’Apogée d’une réponse sensorielle autonome. Une réponse sensorielle, donc on ressent quelque chose et on peut la mesurer physiologiquement. Cette réponse ce sont les fameux frissons. Et plus précisément une réponse sensorielle autonome, c’est-à-dire que la sensation n’est pas volontairement induite. Cette réponse arrive spontanément. Le dernier mot « Meridian » – le M de ASMR – fait référence à l’apogée, à l’atteinte d’un point culminant maximal. Comme si c’était au bout d’un pallier que le sentiment de plaisir accompagné de frissons serait ressentie. Tel un orgasme, si on veut. Certains parlent d’ailleurs d’orgasme cognitif ou d’orgasme cérébral. Ouais. Un orgasme cérébral, carrément.

Figure 1 : La ‘route’ des frissons, du cuir chevelu au corps (Barratt & Davis, 2015)

Deux composantes de l’ASMR

Donc pour résumer, l’ASMR est à la fois :
– une réponse sensorielle : les fameux frissons ;
et un sentiment de bien-être : comme si on avait atteint un certain pallier de plaisir.

Deux composantes sur lesquels j’insiste car d’un côté on a une composante physiologique et mesurable, les frissons et tout ce qui est lié au système nerveux autonome ; et de l’autre on a le vécu subjectif, plus difficilement mesurable, qui est ce fameux sentiment de bien-être et de plaisir.

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Un phénomène populaire

Phénomène mesurable ou pas, dans tous les cas, déjà, ce n’est pas quelque chose de niche et d’isolé. La communauté ASMR ne fait que de croître sur les réseaux (Figure 2). YouTube comptait 5,2 millions de vidéos ASMR en 2016, puis 13 millions en 2019. L’expression en 4 lettres « ASMR » est continuellement parmi le top 5 des recherches YouTube (Niu, 2022) devant le simple terme « music » ou encore les célèbres jeux « minecraft » ou « fortnite ». Les vidéos ASMR les plus populaires dépassent largement les dizaines de millions de vues, à hauteur de la popularité des clips de musique et des vidéos de célèbres youtubeurs. Depuis, cela s’étend actuellement sur les autres plateformes à courtes vidéos comme Instagram ou TikTok. Et ça touche tout le monde au niveau mondial, avec en tête les pays anglophones et asiatiques comme les plus intéressés !

Figure 2 : Recherches du terme « ASMR » sur Google au niveau mondial

Déroulement exemple d’une vidéo ASMR

Pour celles et ceux qui ne connaissent pas du tout le phénomène des vidéos ASMR sur internet, lorsqu’on lit la vidéo on se retrouve, a plupart du temps, en face d’une personne – souvent très proche de la caméra – qui chuchote ou parle doucement tout en tapotant sur des objets pour faire des petits bruits. La personne peut raconter une histoire, imiter un métier, jouer un roleplay, vous initier à quelque chose ou… simplement manger, dessiner, lire, découper des choses ou juste carrément filmer des choses satisfaisantes visuellement, telle les lampes à lave avec ses fameuses bulles de couleurs qui montent et descendent… de manière hypnotisante… (ou encore le sable cinétique). Et ça, ce genre de contenu, fait des millions de vues. Autant vous dire que de plus en plus d’opportunistes tentent d’y trouver sa place. Et c’est d’ailleurs aussi la nouvelle cible de diverses publicités et placements de produits.

Une expérience subjective commune !

La première grande étude marquante, sur le phénomène, est une étude exploratoire qui date de 2015. Les chercheurs psychologues, à l’origine de cette étude, Emma Barratt et Nick Davis ont demandé à des consommateurs de vidéos ASMR de remplir un questionnaire en ligne. L’objectif était de savoir si des caractéristiques communes pouvaient être discernées, ou si finalement chacun consommait des vidéos ASMR pour différentes raisons. Sur les 475 personnes qui ont répondu au questionnaire, la quasi-totalité (98% ici ; 83 % dans l’étude de Poerio et al., 2018) expriment consommer des vidéos ASMR pour se relaxer, pour diminuer le stress voire amorcer l’endormissement pour mieux s’endormir. En bref, pour éprouver un bien-être.

Durant le questionnaire, a été également demandé aux personnes quel était le type de stimulus qui provoquait l’ASMR. Est-ce qu’il y a une recette toute faite ? Est-ce qu’il suffit de regarder la caméra et de taper des doigts ? Hé bah, pour environ 70 % des personnes interrogées, la recette miracle d’une bonne vidéo pour déclencher l’ASMR est dotée de chuchotements, d’une attention personnelle (où la personne créatrice de la vidéo porte attention à la personne qui regarde) et de bruits clairs ou des tapotements. Trois éléments clés qui émergent dans cette toute première grande étude et qu’on retrouvera systématiquement parmi les études qui ont suivi jusqu’à aujourd’hui (Del Campo & Khele, 2016 ; Kovacevich & Huron, 2018 ; Poerio et al., 2018 ; Niu et al., 2022).

Tableau 1 – Quelques Mots clés & Stimuli couramment utilisés (appelés triggers ou déclencheurs). Ceux dans les cases grises étant les indispensables, selon la littérature scientifique actuelle.

Peu importe le contenu !

Ainsi, ce qui compte le plus, c’est l’ambiance générée grâce à ses trois éléments : chuchotements, tapotements, et attention personnelle. Après, peu importe le contenu qu’on y met. Qu’elles soient bien écrites ou très improvisées, les vidéos ne sont donc qu’un moyen, un média, pour déclencher artificiellement l’ASMR. Et beaucoup d’habitués (Barratt & Davis, 2015 ; Poerio et al., 2018 ; mais aussi les Youtubeurs créateurs de contenu ASMR et autres témoignages) affirme que ce serait une expérience subjective commune à tout le monde et dont tout le monde serait capable de vivre. Ce serait notamment une expérience subjective vécue depuis tout petit. Les témoignages donnant autour de 5 à 10 ans (Barratt & Davis, 2015) leur première expérience ASMR, entre sensations de frissons et sentiment de plaisir confiant, à s’émerveiller… à contempler… à la limite de l’éveil… ou du sommeil. Selon les habitués et initiés donc, l’ASMR est une expérience subjective 1) unique et 2) accessible à tous. Ça ce qu’en dit la communauté des habitués. Mais qu’en disent les études scientifiques ?

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Une expérience subjective universelle ?

Est-ce un simple effet de mode qui a explosé à la fin des années 2010 ou bien un phénomène qui existe réellement et est mesurable objectivement ? Car oui, jusque là on s’est uniquement intéressé à l’expérience subjective des habitués. Mais peut-être que tout ça est imaginé. Que ce soit une simple invention d’une entière communauté.

Pour le tester, on va rester simple, et simplement parler de relaxation. On est loin d’un sentiment de plaisir avec frissons, mais au moins ça parle à tout le monde. Il suffit alors de demander à des personnes si elles se sentent relaxées après une vidéo visionnée. C’est exactement ce qu’a récemment réalisé une équipe de psychologues britanniques (Eid et al., 2022) en créant deux groupes : le premier groupe avec des initiés et habitués consommateurs de vidéos ASMR ; et le deuxième groupe composé de personnes ignorantes au phénomène. Et puis on a demandé à tout le monde d’évaluer s’ils ont ressenti une différence émotionnelle après avoir visionné la vidéo ASMR. Ici, on s’attend à une relaxation donc. Hé bah, en résultats, seuls les initiés et habitués ont répondu positivement. C’est-à-dire que les non-initiés – qui ignorent l’existante du phénomène ASMR – ont juste vu une vidéo lambda à leurs yeux, sans avoir ressenti une relaxation supposée apporter (Poerio et al., 2018).

Donc coup dur pour les contenus ASMR, car
ça ne semble pas systématiquement relaxer n’importe qui.

« Ça marche mieux chez les personnes chez qui ça marche »

Ça ne veut en revanche pas dire que les vidéos ASMR n’ont aucun effet. Non. Car elles ont bel et bien un effet positif sur les personnes habituées et initiées. Mais uniquement sur elles donc ; celles qui consommaient déjà des vidéos ASMR. Pour les habitués on observe bien, significativement, une relaxation avérée. Et pas uniquement du point de vue subjectif mais aussi du point de vue physiologique, avec une baisse de la fréquence cardiaque notamment (Poerio et al., 2018 ; Paszkiel et al., 2020). En gros, jusque là, on peut dire uniquement que : « ça marche chez les personnes chez qui ça marche » (Poerio et al., 2018). Il y aurait alors comme deux type des personnes. Les sensibles aux vidéos ASMR, et les non-sensibles aux vidéos ASMR. Telles des personnalités, si vous voulez.

Et c’est exactement ce que cette équipe britannique (Eid et al., 2022) et d’autres chercheurs (Fredbord et al., 2018) ; ont étudié : est-ce qu’il n’y aurait pas des traits de personnalités typiques au consommateurs de contenu ASMR ? Et la réponse est : oui ! Les consommateurs de contenus ASMR seraient majoritairement des personnes avec des traits de personnalité comme être ouvert à l’expérience (Ouverture), c’est-à-dire être curieux ; ou encore une tendance à être plus pessimiste et ressentir davantage d’émotions négatives (Névrotisme). Oui, c’est un trait de personnalité. C’est ce qu’on appelle, selon le modèle des Big Five dont il est tiré, le Névrotisme. Et cette année, l’équipe britannique, précédemment citée, a confirmé cela en plus d’être en lien avec une anxiété plus élevée chez les personnes initiées aux vidéos ASMR (Eid et al., 2022).

Figure 3 : le modèle des traits de personnalité des Big Five

Un point Big Five (Goldberg, 1981) : test de personnalité NEO PI-R (Costa & McCrae, 1992)

Juste un petit point sur ces traits de personnalité. J’y reviens. Parce que je ne pense pas que ça vous parle plus que ça. Ouverture et Névrotisme. D’abord on parle de traits de personnalité. De traits. C’est-à-dire que ce ne sont pas des cases pour ranger les gens. Ce sont des traits, des échelles, des continuums, sur lequel chacun est évalué. L’exemple le plus facile à comprendre c’est le trait d’Extraversion. Chaque personne se situe sur un continuum entre les deux extrêmes que sont extraversion et introversion.

Parmi les tests de personnalité scientifique, on a le modèle du Big Five (Figure 3) résumant les personnes à 5 grands traits de personnalités que sont l’Ouverture à l’expérience, la Conscienciosité ou le fait d’être consciencieux et discipliné, l’Extraversion ou à l’inverse l’Introversion, l’Agréabilité ou l’indulgence/l’altruisme et enfin le fameux Névrotisme lié à un fort potentiel d’anxiété.

Sur ces 5 traits, les personnes consommatrices de contenu ASMR semblent avoir en commun un fort score en Névrotisme et en Ouverture et un score plus faible sur les 3 autres (Fredborg et al., 2017 ; Eid et al., 2022). Et, là-dessus, on est sur quelque chose d’assez solide avec plusieurs études confirmant cela dont des études sur des échantillons de près de 300 personnes (études des équipes autour de Fredborg), ce qui est assez conséquent en psychologie.

Maladies mentales et ASMR : bon ménage ?

Dit autrement la personne caricaturale qui écoute régulièrement des vidéos ASMR ne serait pas n’importe qui donc. Ce serait une personne la fois curieuse, ouverte d’esprit, et sensible aux émotions négatives ; et donc – entre parenthèse – favorable à des troubles anxieux, au burn-out et la dépression (Swider & Simmerman, 2010). Et en effet, dans la toute première étude de Barratt et Davis (2015) – au-delà de leur conclusion que les personnes recherchaient un simple bien être – toute personne dépressive de l’échantillon utilisait ce genre de vidéos pour réguler ses émotions, pour se sentir mieux. Une sorte d’auto-thérapie si on peut dire. Et c’est à partir de là que l’intérêt scientifique de ce phénomène ASMR a réellement démarré. Est-ce que finalement de simples vidéos sur internet peuvent-elle être utilisées comme moyen de thérapie ? Ou au mieux de soutien psychologique et émotionnel ? En tout cas les premières études autour de la dépression et de l’insomnie semblent y répondre positivement (Smith & Snider, 2018 ; Tom Smejka, 2022). C’est toutefois trop immature et récent pour en tirer des conclusions générales.

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Vidéo ASMR : un outil para-social

Ce qu’on peut toutefois aujourd’hui affirmer, de manière générale, c’est qu’une simple interaction sociale virtuelle peut effectivement faire baisser le stress perçu lors de troubles d’anxiété. Et oui, même à travers un écran. L’interaction sociale virtuelle, et même pré-enregistrée, permet de diminuer son anxiété. Et plus particulièrement, d’ailleurs, lors d’anxiété sociale (e.g., Kampamann et al., 2016). Dit autrement, je me sens moins stressé en interaction réelle avec les autres, si j’ai préalablement interagi avec une personne virtuelle sur un ordi. Maintenant, plus spécifiquement aux vidéos ASMR, est-ce qu’elles offriraient un lien social et du même coup un apaisement émotionnel ? C’est ce que tendent à montrer la jeune littérature scientifique sur le sujet, autour de la thématique des interactions homme-machine (HCI : Human Computer-Interaction).

Shuo Niu et collaborateurs, dans un récent papier de Février dernier (2022), ont analysé plus de 2500 commentaires sont des vidéos ASMR. Ils ont alors rapporté que ce qui importait le plus aux consommateurs de vidéos ASMR, au-delà des déclencheurs audio ou vidéo pour ressentir des frissons, c’était surtout l’interaction sociale. Un consommateur de vidéo ASMR ne rechercherait donc pas plus les frissons ou des stimuli atypiques, qu’un état de bien-être avec une mimique de relation sociale.

Figure 4 : Recherches du terme « ASMR » sur Google en France (juste pour illustrer)

Cet apport social à travers un ordinateur, appelé para-social, aurait d’ailleurs gagné un grand intérêt durant la crise du Covid, durant le confinement notamment (Vi-Vian et al., 2021 ; Figure 4). Mieux encore, comme l’écrit Alice Lenay (2020), docteure en recherche et création : « Il est caractéristique que le public ASMR émerge à notre époque, symptôme d’une société individualiste et connectée. Il élabore également le remède du manque qu’il entretient par ailleurs en permettant la production de vidéos sur-mesure, partageables en ligne. »

Bam. Je n’aurais pas pu exprimé quelque chose de plus clair, c’est pourquoi j’ai préféré carrément la citer. Elle évoque un manque. Comme si la relation sociale était un besoin à assouvir. Et dans une époque ou on veut tout quand on veut, de chez soi, possiblement à la carte et individualisé… hé bah ce genre de contenu ASMR colle parfaitement à la demande. Avoir une relation sociale sur demande ! Les créateurs de vidéos AMSR vont même jusqu’à proposer des vidéos personnalisées pour certains membres de leur communauté.

Épouillage cérébral

L’apport social qu’offrent les vidéos ASMR est donc une part non-négligeable pour expliquer l’attrait des personnes à ce genre de contenu. Les premières petites études d’imagerie cérébrale (IRM fonctionnelle (Lochtet et al., 2018) et EEG (Fredborg et al., 2021)) vont même jusqu’à dire que les régions cérébrales sur-activées en visionnant une vidéo ASMR, par rapport à un état de repos, seraient similaires à un état de toilettage social chez les animaux. Vous savez là… chez les primates lorsqu’ils s’épouillent entre eux pour enlever poussières et parasites… Et bah, selon ces toutes premières études en imagerie cérébrale, regarder une vidéo ASMR reviendrait à la même chose. Et non… ce n’est pas une blague. Regarder une vidéo ASMR serait comme se faire faire une manucure du cerveau réalisée par quelqu’un d’autre, un épouillage cérébral au point d’inhiber les zones cérébrales liées au stress et à l’anxiété (Yasinski, 2013 cité par https://theasmr.com/the-science-behind-asmr).

Cette partie neuroscientifique du dossier est bien sûr à prendre avec des très grosses pincettes, car on est encore qu’au tout début des études avec, en plus, à peine une dizaine de participants par étude. Car bon. Utiliser l’IRM fonctionnelle à un coût et on ne peut pas faire passer plusieurs personnes à la fois. D’ailleurs, L’utilisation de l’IRM est déjà plutôt étonnant. Car je vous rappelle qu’un appareil IRM ça fait un sacré boucan ! Rien que de se détendre avec une vidéo ASMR dans une telle machine, c’est déjà un exploit, en soi…

Para-social : élément principal des vidéos ASMR ?

Ainsi, de ce que l’on sait pour l’instant, lorsqu’une personne consommatrice de vidéos ASMR y ressent un bien-être, ce n’est pas tant dû aux stimuli visuels et sonores qu’à l’interaction para-sociale. La plupart des études présentent notamment l’argument de l’ocytocine. L’ocytocine est une hormone, notamment liée au plaisir, qui est libérée lors d’interactions sociales justement. Ce qui expliquerait pourquoi les vidéos ASMR aideraient les individus à se détendre, à gérer le stress, à diminuer leur anxiété et à s’endormir plus facilement, juste par cette interaction sociale virtuelle. Tout cela reste toutefois encore à être prouvé. (L’ocytocine fait aussi partie du cocktail hormonal d’un orgasme (Julien Ménielle, Mars 2022 : Dans ton corps ; Podcast Science 125, Alan). Peut-on toutefois réellement parler d’orgasme cérébrale lors d’une sensation ASMR ? J’en doute.)

Un autre indice à l’appui, comme quoi dans les vidéos ASMR c’est davantage l’interaction sociale qui compte plutôt que les stimuli proposés, c’est le curieux phénomène du Mukbang. Le Mukbang est un mot coréen voulant littéralement dire manger-diffuser (sur internet notamment). Ça consiste donc à fabriquer et manger de la nourriture tout en se filmant et en interagissant avec le public connecté. C’est un phénomène très répandu en Corée du Sud où les jeunes personnes qui vivent seuls ne s’imaginent pas manger tout seul. Quitte à être seul, autant manger avec quelqu’un en vidéo en ligne, en direct, ou même préenregistrée. C’est ça le Mukbang donc. Et selon la première étude spécifiquement sur ce sujet, les consommateurs de vidéos de ce genre cherchent, encore une fois, davantage la connexion sociale plus que les déclencheurs ASMR comme les bruits de bouche ou le fait de mâcher (Laurensia Anjani et al., 2020).

Misophonie

Enfin dernier indice comme quoi c’est peut-être l’interaction sociale qui sont davantage recherchées plutôt que les stimuli proposés, en parlant de bruits de bouche, je ne sais pas vous, mais moi c’est quelque chose dont j’ai horreur. Pour eux, consommateurs du phénomène Mukbang, ça n’a pas l’air de les déranger. Mais pour moi, ça peut me donner des frissons ouais, mais de dégoût. Le fait de détester un bruit au point d’en ressentir du dégoût, voire même de la colère, c’est ce qu’on appelle la misophonie. Parmi les bruits les plus détestés on a donc oui de nombreux bruits de bouche (bruits de boucher, souffle fort, reniflements, tousser, bruits en mangeant, aspiration de liquides (slurp), les raclements de gorge, boire, déglutir…) mais aussi d’autres bruits répétitifs et symboliques d’une anxiété tels le fait de titiller son stylo, grincer ses dents, ou faire d’horribles clics avec ses ongles (Schröder, 2013).

Par conséquent, pour certaines vidéos ASMR, au lieu d’une relaxation ça peut au contraire engendrer de l’énervement et de l’anxiété. De fait, dans une étude, en fonction du panel de vidéo ASMR échantillonné on peut alors avoir des résultats inverses que ce que l’on attendait (Presley, 2021). En effet, bien que des caractéristiques communes puissent être distinguées, chaque personne à son petit bruit fétiche. Son petit son favori qui déclenche à coup sûr l’ASMR (Fredbord et al., 2018). Chacun cherchant son trigger, c’est-à-dire son déclencheur, le plus efficace en mettant dès fois en favoris des vidéos perles rares (A.Lenay, 2020). Vous avez un vin fétiche ? Un bon café que vous gardez sous le coude ? Ou un bon film incontournable peu importe combien de fois vous le regardez ? Bah, ça semble être un peu pareil avec les déclencheurs ASMR.

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ASMR = État modifié de conscience ?

Voilà. J’espère que maintenant vous arrivez comme moi à mieux définir et décrire le phénomène ASMR. Reste à savoir, pour terminer, si c’est un phénomène bien unique en lui-même ou comparable voire similaire à d’autres déjà connus. Dit autrement, est-ce que le phénomène ASMR existe bel et bien à lui seul ou est-ce qu’il peut être comparé voire confondu parmi un autre phénomène subjectif qu’on connaît déjà bien ? Outre l’exagération, selon moi, de l’orgasme cérébral, par exemple d’autres chercheurs parlent d’un ressenti proche de la méditation (Fredbord et al., 2018 ; Del Campo & Khele, 2016) ou d’un état modifié de conscience (Vi-Vian et al., 2021).

Si vous ne savez pas ce qu’est un état modifié de conscience, je vous renvoie à mon p’tit dossier en épisode 456 autour de l’hypnose. Très rapidement, un état modifié de conscience est un paradoxe entre une part de soit très attentive et éveillée et une autre part de soit plus endormi et relaxé. Très vulgairement dit, ce serait comme si notre esprit allait à vive allure sur l’autoroute alors que notre corps dort et se repose au garage. L’hypnose, la somnolence ou la méditation sont des états modifiés de conscience : on a le corps endormi, tout en étant toujours conscient et attentif. C’est de ça que j’appelle un paradoxe. On a une part relaxée et une part excitée. Hé bien, parmi les données physiologiques observées lors de l’écoute de vidéo ASMR, on retrouve un paradoxe similaire (Del Campo & Khele, 2016). On a :
– d’une part des éléments physiologiques montrant une relaxation : baisse du rythme cardiaque ;
– et d’autre part des éléments physiologiques montrant une certaine excitation ou vive attention : une réponse électro-dermale plus élevée, c’est-à-dire très grossièrement qu’on « sue d’excitation ».

Peut-on toutefois parler d’état modifié de conscience pour le phénomène ASMR ? Rien n’est moins sûr, mais l’expérience subjective est peut-être plus proche que celle d’un orgasme qui me semble exagérée. Tout ça reste encore à être étudié bien sûr. De plus, durant un état modifié de conscience on a beau avoir ce sentiment de bien-être et de pleine conscience mais on n’a pas les sensations spécifiques associées : les fameux frissons. Ils sont où eux, durant un état modifié de conscience ?

ASMR = Chaire de poule ?

L’état modifié de conscience pourrait éventuellement s’assimiler à la composante subjective de l’ASMR donc : le sentiment de bien-être. Mais qu’en est-il de la composante physiologique : les frissons ? À quoi pourraient s’assimiler les frissons ressentis lors d’ASMR ? À première vue, on pourrait dire que ça se rapproche de la chaire de poule. Un exemple tout bête. Lorsque vous avez froid et que la chaire de poule vous monte dans tous les corps à ériger vos poils tel un chat hérissé. Bah ça, cette sensation, serait semblable aux frissons de l’ASMR. Bien que les initiés et habitués consommateurs de vidéos ASMR affirment que ce soient 2 réponses physiologiques totalement différentes. Ils parlent davantage de picotements ou de frémissements que de chaire de poule (Alexsandra Kovacevich & David Huron, 2018). En gros ce serait plus modéré qu’une chaire de poule qui, elle, peut nous faire bouger tous nos muscles pour nous réchauffer.

ASMR = Frisson musical ?

Ma dernière et meilleure piste pour approcher les ressentis lors d’ASMR, est la piste du frisson musical (et pas du frisson esthétique Poerio et al., 2018). Un frisson musical, c’est quoi ? Alors déjà, oui, ça existe comme phénomène bien à lui. Et oui, a priori, c’est étudié scientifiquement. Je l’ai appris comme vous en préparant ce dossier. Un frisson musical, c’est être totalement emporté par la musique et ressentir tout à coup un frisson involontaire causé par un crescendo, la montée d’une note, une pause inattendue ou le point final d’un solo… Lié aux souvenirs ou à la surprise, une musique peut nous tirer quelques frissons à gros coup d’émotions. Et donc c’est ça le frisson musical. Et ça s’approcherait énormément l’expérience ASMR (Alexsandra Kovacevich & David Huron, 2018 ; Paszkiel et al., 2020 ; Poerio et al., 2018).

C’est pas moi qui le dit. C’est la physiologie ! Vous vous rappelez du paradoxe entre un état relaxé et un état excité ? Hé bien on retrouve les mêmes données lors d’un frisson musical (Alexsandra Kovacevich & David Huron, 2018 ; Paszkiel et al., 2020) entre :
– d’un côté un état relaxé : baisse de la fréquence cardiaque ;
– et de l’autre un état attentif et excité : une réponse électro-dermale plus élevée.

Au lieu de mon propre mot de « paradoxal », entre un état excité et un état relaxé, les chercheurs parlent davantage d’un ressenti mixte et complexe (e.g., Kovacevich & David Huron, 2018). Comme si au même moment on ressentait de la joie et la tristesse. Deux émotions opposées mais qui peuvent exister au même moment pour donner une nouvelle émotion. Ici, dans notre exemple, tristesse + joie = nostalgie. Et donc, de manière similaire, une part de soi relaxée + une part de soi attentive et excitée = quelque chose qui s’approche d’un état modifié de conscience. Reste à savoir d’où viennent les frissons. Qu’est-ce qui les déclenchent ?

Peu importe les frissons

Aujourd’hui, le frisson musical a été plus étudié que l’ASMR. Et de ce qu’on en sait, c’est qu’un frisson musical est déclenchée par de la dopamine libérée dans le corps. Un événement, selon les chercheurs, comparable au plaisir ressenti lors d’un besoin assouvi. Après avoir mangé par exemple. Ou après un orgasme. Ou juste le fait d’enfin uriner après s’être longuement retenu (David Huron, 2006 ; 2010 ; Alexsandra Kovacevich & David Huron, 2018). De la dopamine est donc relâchée lors d’un frisson musical. On peut peut-être supposer que c’est le cas aussi lors d’ASMR. Mais pourquoi frissonner ? Pourquoi pas une autre réaction, comme sourire ou… je ne sais pas moi… fermer les yeux et ronronner ? Pourquoi les frissons sont synonymes d’un état de bien-être alors que dans la nature ils existent uniquement lors de la chaire de poule ? La chaire de poule ! Un état de peur, pas un état de relaxation. Pourquoi alors un frisson ?

Selon la théorie de David Huron, chercheur en psychologie de la musique, le frisson musical serait en fait, selon ses termes, un « émerveillement tenté de peur ». Une théorie que je trouve intéressante, c’est pourquoi je vous la partage. Vous avez déjà rigolé après avoir sursauté de peur ? Bah pour le frisson, ce serait pareil. C’est ce qu’on appelle la théorie de la peur supprimée.

Un frisson musical serait donc quelque chose qui nous surprend tellement c’est créatif et inattendu. Tel un solo de rock de guitare électrique au milieu d’un slow. D’une flûte de pan, en pleine country. Ou d’une batterie sur du Chopin ou du Satie. Quelque chose qui dénote par rapport au contexte et l’environnement. Tel un hurlement dans une forêt calme en pleine nuit.

Ça c’est pour le frisson musical donc. Mais qu’en est-il du frisson lors d’ASMR ? Hé bien, selon David Huron et son équipe c’est la même chose. C’est littéralement un « émerveillement tenté de peur ». Par exemple, si dans un roleplay de coiffure la personne créatrice de la vidéo ASMR nous sort une tronçonneuse pour tailler nos cheveux, il y a de quoi être surpris et éventuellement frissonner tellement ça sort du contexte, tellement c’est plein de créativité.

Même chose pour les frissons déclenchés lors de mouvements intimes et très proches de la caméra. Qu’ils soient visuels au sonores, ce serait un « émerveillement tenté de peur ». Sauf que la « peur » en question ici, c’est le fait de déborder vers son espace intime – une violation de son espace personnel – de déborder d’intensité par rapport à ce qu’on peut tolérer (Alexsandra Kovacevich & David Huron, 2018).

Deux exemples quotidiens cités par les chercheurs. N’auriez-vous jamais frissonné à l’approche, de votre oreille, d’une bestiole qui vole ? Une mouche, une guêpe, une abeille, un scarabée. Sur le moment ça nous surprend. Parce que d’abord c’est proche de nous mais aussi ça peut évoquer un danger de piqûre, une grosse bestiole méchante là… Et puis quand on se rend compte qu’il ne s’est rien passé de dangereux, voilà qu’arrive une montée de frisson. Encore une fois, c’est pourquoi on l’appelle la théorie de la peur supprimée.

Autre exemple, pour illustrer la « peur » entre guillemet de la violation de l’espace privé qu’on peut retrouver dans les vidéos ASMR, les chercheurs prennent l’exemple de quelqu’un qui est en train de vous chuchoter, par rapport à quelqu’un qui hurle au loin. C’est bien par le chuchotement qu’on est plus à même de frissonner.

Pour conclure, j’ai beau terminé sur les frissons, une bonne vidéo ASMR n’en provoque pas forcément. Ce qui compte c’est la connexion sociale, l’attention (Barratt & Davis, 2015 ; Zatorre, 2013 ; Lochte et al., 2018 ; Sakurai et al., 2021). Rien qu’avec ça vous pouvez vous sentir relaxé. Comme l’écrit Alice Lenay : l’importance est de retrouver une temporalité. Prendre le temps d’écouter et de se faire chouchouter, dans un monde qui demande vitesse et production irréfrénée.

Biblio

David Huron (2006) Sweet Anticipation: Music and the Psychology of Expectation : https://doi.org/10.7551/mitpress/6575.001.0001
Swider & Simmerman (2010) Born to burnout : https://doi.org/10.1016/j.jvb.2010.01.003
Arjan Schröder et al. (2013) Misophonia : for a New Psychiatric Disorder : https://doi.org/10.1371/journal.pone.0054706
Robert Zatorre & Valorie Salimpoor (2013) From perception to pleasure : https://doi.org/10.1073/pnas.1301228110
Emma Barratt & Nick Davis (2015) ASMR : a flow-like mental state : http://dx.doi.org/10.7717/peerj.851
Méta-analyse de Marisa del Campo et Thoams Khele (2016) ASMR et Frissons : https://doi.org/10.1080/21683603.2016.1130582
Isabel Kampmann et al. (2016) Virtual social interactions in the treatment of social anxiety disorder : https://doi.org/10.1016/j.brat.2015.12.016
Romke Rouw et Mercede Erfanian (2017) A Large-Scale Study of Misophonia : https://doi.org/10.1002/jclp.22500
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