Interview : André Kuhn – Les sciences criminelles (retranscription)

RETRANSCRIPTION DE L’INTERVIEW D’ANDRE KUHN DANS L’ÉPISODE 45, ENREGISTRÉ ET DIFFUSÉ SUR PODCASTSCIENCE.FM LE 13 JUILLET 2011.

UN IMMENSE MERCI À NOTRE AUDITEUR DRACULITO POUR CETTE RETRANSCRIPTION !

Alan : André Kuhn, vous êtes Professeur de criminologie et de droit pénal aux Universités de Lausanne et de Neuchâtel (en Suisse). Vous avez une double formation de juriste et de criminologue et vous avez exercé de nombreux métiers : juge d’instruction, directeur scientifique d’un institut de sondages, collaborateur scientifique à l’Office fédéral de la justice, directeur du Centre de formation continue de l’Université de Lausanne. C’est déjà très impressionnant, mais je ne peux pas arrêter là mon énumération : vous avez également été expert scientifique auprès du Conseil de l’Europe (notamment pour élaborer une recommandation visant à diminuer la population carcérale) et expert auprès de l’Institute for Crime Prevention and Control (institut affilié à l’ONU).

Aujourd’hui, vous êtes entre autres :

  • Expert scientifique auprès de la délégation dirigeant l’Observatoire de la sécurité de la Ville de Lausanne ;
  • Membre du groupe d’experts sur la statistique criminelle de l’Office fédéral de la statistique ;
  • Membre de la commission fédérale des projets pilotes auprès de la section “Exécution des peines et mesures” de l’Office fédéral de la justice ;
  • Membre de la Commission de dangerosité du canton de Neuchâtel…

Et ce soir particulièrement, vous avez en plus trouvé le temps de répondre à l’invitation de Podcast Science, vous ne pouvez pas savoir à quel point ça nous fait plaisir. Merci beaucoup !

Dans un de vos livres, qui s’appelle « Sommes-nous tous des criminels ? », réédité en 2010 aux éditions de l’Hèbe, dans la collection « La Question » (http://www.lhebe.ch/description.php?&id=74), vous proposez un aperçu de votre discipline, la criminologie, au travers de 21 questions, telles que : « Existe-t-il des sociétés sans crime ? », « Quel est le profil type du criminel ? », « La télévision est-elle criminogène ? » et vous démontez un certain nombre d’idées reçues.

Avant de regarder tout cela de plus près, nous allons poser le décor avec une première question de Xavier.

Xavier : Oui, il faudrait déjà savoir de quoi on parle. Qu’est ce que la criminologie et quelle est la différence avec la criminalistique, qui est une autre discipline qui étudie le crime ?

André Kuhn : Effectivement, ce sont deux sciences du crime, mais qui ont un point de départ très différent. La criminologie est une explication souvent sociologique, mais pas uniquement, elle peut aussi avoir un caractère psychologique, mais c’est essentiellement une explication sociologique du « phénomène criminel ». Alors que la criminalistique est une science exacte, mise au profit des autorités pénales dans le but de découvrir un criminel qui aurait commis une infraction.

Alan : Pour résumer, peut-on dire que la discipline « criminologie » est une branche de la sociologie, mais au carrefour avec le droit, l’anthropologie, la statistique et un peu de psychologie ?

André Kuhn : Oui tout à fait, c’est exactement ça. On essaye d’expliquer le phénomène criminel dans son ensemble. Celui-ci est, entre autres, défini par le Code Pénal donc c’est un peu de droit. Il est évidemment lié à la culture, donc c’est aussi pas mal  d’anthropologie et de la sociologie. Et il est également lié à la personnalité de certains individus donc il y a de la psychologie. Et on fait beaucoup de statistiques puisqu’il s’agit de faire des études, qualitatives et aussi quantitatives, pour essayer de voir comment évolue la criminalité, par exemple dans un certain Etat.

Xavier : Il y a une chose qu’il me paraît important de relever, c’est qu’il s’agit bel et bien d’une science. Donc on s’appuie sur des faits, on utilise une démarche et une rigueur scientifique. C’est bien exact ?

André Kuhn : Oui puisque la sociologie elle-même est une science et que la criminologie est une partie de cette science sociologique. Bien sûr qu’il y a une certaine rigueur : il y a des hypothèses de départ, il y a une recherche empirique qui se fait sur la base des hypothèses, qu’on va essayer d’infirmer ou de confirmer en fonction des résultats que l’on obtient sur le terrain.

Xavier : Pendant que nous préparions l’interview, nous avons trouvé sur internet le résumé d’un ouvrage canadien qui interroge et critique le métier de criminologue au Canada. Un métier qui est dit trop proche des milieux du pouvoir. Alors qu’en est-il en Europe, en Suisse en particulier ? Pouvez-vous personnellement travailler librement dans vos recherches, pouvez-vous être complètement impartial dans vos recommandations ? Ou bien subissez-vous des pressions des politiques, des médias ou même de l’économie ? La distance est-elle toujours possible ?

André Kuhn : Généralement, quand on travaille dans une université, on est très indépendant. On a ce qu’on appelle une liberté académique, donc on choisit les thèmes de recherche dans lesquels on désire s’investir. Évidemment, lorsqu’on parle de la criminologie au service de l’Etat, j’imagine qu’on parle plus de la police scientifique ou de la criminalistique, qui est effectivement au service des autorités de poursuite et de la poursuite pénale. Il y a aussi une partie de la criminologie qui peut être considérée comme étant au service de l’Etat puisqu’aujourd’hui, bon nombre de recherches en criminologie se font dans le domaine de l’insécurité ou de la lutte contre la criminalité. Et évidemment, là où l’Etat est intéressé, il finance des recherches. Et si on participe à ses recherches, on participe à des recherches plutôt financées par l’Etat et donc étatiques. Donc effectivement, on peut considérer, selon ce qu’on fait, que l’on pourrait être un petit peu sous pression des autorités.
Vous avez mentionné tout à l’heure que j’étais membre de l’Observatoire de la sécurité de la Ville de Lausanne. Il va de soi que dans ce cadre là, je travaille entre autre avec des élus lausannois qui ont des idées politiques et qui cherchent à en savoir un peu plus dans le domaine de la sécurité. Évidemment, on va peut-être financer une étude plutôt qu’une autre en fonction de ce qu’on aimerait savoir. Et ce qu’on aimerait savoir dépendra peut-être de son idéologie politique. Il n’en reste pas moins que je me sentirais tout à fait libre de ne pas participer à une recherche si cette recherche pourrait me paraître trop dirigée. Alors je me sens totalement libre.

Xavier : Excellent, ça me rassure passablement. Après ces petites mises en place, on va rentrer dans des questions que vous relevez dans votre livre. Vous dites que « le crime, en tant que tel, n’existe pas ». Qu’entendez-vous par là exactement ?

André Kuhn : J’entends par là que le crime est en fait une définition sociale. Le crime est défini par l’homme lorsqu’il rédige par exemple le Code Pénal : on fait une liste de comportements que l’on ne désire pas avoir dans notre société. Et cette liste de comportements change à travers le temps et à travers l’espace. Les comportements incriminés n’ont pas été les mêmes il y a 300 ans qu’aujourd’hui; les crimes évoluent : l’homosexualité était méchamment réprimée il y a quelques centaines d’années, aujourd’hui elle est tout à fait acceptée. Idem pour l’avortement, l’objection de conscience, etc. Il y a des actes qui aujourd’hui sont réprimés et qui ne l’ont pas toujours été ; il y a des actes qui aujourd’hui sont réprimés et qui ne le seront peut-être plus dans quelques dizaines ou centaines d’années ; et il y a aussi des actes qui sont réprimés ici mais pas ailleurs. Quand je dis « ici », peu importe où on se trouve, il y a des différences à travers l’espace : la loi pénale allemande n’est pas égale à la loi pénale française, à la loi pénale canadienne ou à la loi pénale suisse.
Ça montre bien que toutes ces définitions de la criminalité sont des définitions qui sont socialement produites et qui ne sont pas universelles ou objectives : la criminalité n’existe pas en tant que telle puisqu’elle est construite par l’être humain.

Alan : J’aimerais bien qu’on aborde la question des métriques. Tout comme les concepts de distance et de poids ne sont pas mesurables tant que l’on ne les opérationnalise pas au moyen d’unités de mesure comme le mètre ou le kilogramme par exemple, vous dites que la criminalité n’est pas en soi une notion mesurable. Je me demandais si les criminologues ont pu définir des indicateurs. Ces indicateurs sont-ils fiables? Certaines choses ne sont-elles carrément pas mesurables ?

André Kuhn : Dans le domaine de la criminalité, on n’a pas, comme pour la distance ou le poids, un indicateur qui a été prédéfini et grâce auquel on va pouvoir mesurer des choses de manière simple. On est obligé de faire avec un certain nombre de données que nous fournissent, souvent, des statistiques.
On va travailler principalement avec 3 types de statistiques, que sont

  • les statistiques pénitentiaires, c’est à dire les prisonniers,
  • les statistiques de condamnation
  • et les statistiques policières.

Et en fait, on se rend compte lorsqu’on travaille avec ces statistiques, qui sont finalement des indicateurs de la criminalité, qu’ils ne sont pas forcément excellents. En tout cas, je pense aux deux premiers, statistiques pénitentiaires et statistiques de condamnation.
On les utilise souvent pour dire que la criminalité diminue ou qu’elle est stable. Et finalement, si on y réfléchit un tout petit peu, on se rend compte que ces statistiques ne mesurent absolument pas la criminalité : elles mesurent le nombre de criminels. C’est un petit peu comme si, dans un verger, je mesurais le nombre de pommiers pour savoir combien il y a de pommes. C’est juste impossible, le nombre de pommiers est impropre à mesurer le nombre de pommes. Et bien, les statistiques de condamnés et les statistiques de prisonniers sont impropres à mesurer la criminalité puisqu’un condamné ou un prisonnier peuvent avoir commis plusieurs infractions.
Ensuite, nous avons la statistique de police qui elle compte des cas, des crimes. Néanmoins, ces statistiques de police dépendent un tout petit peu de ce que fera la police. Si on est face à une police proactive – c’est à dire qui va aller chercher la criminalité sur le terrain – et bien il suffit que le commandant de la police dise à ses hommes « aujourd’hui, on va essayer de trouver un maximum de fumeurs de joints » pour que la statistique des consommateurs de stupéfiants augmente ce jour-là. Puis le lendemain, il décidera peut-être de s’attaquer aux voitures mal garées et la statistique des consommateurs de stupéfiants va tout simplement chuter au profit d’une autre statistique qui sera celle des parcages illicites, qui va elle augmenter. Donc on voit que cette statistique est un petit peu tributaire du travail de la police.
Donc les criminologues ont essayé de créer leurs propres indicateurs par l’intermédiaire de sondages. Alors on a inventé le sondage dit de « délinquance auto-révélée », dans lequel on demande aux gens de nous dire si ils ont déjà commis un certain nombre d’infractions. On s’est rendu compte en utilisant ce sondage, que ça marche avec les jeunes et que ça marche relativement mal avec les adultes qui sont plus méfiants. Ils ont des craintes d’avouer des infractions car ils ne savent pas forcément à qui ils sont en train de les avouer et ils préfèrent ne pas prendre de risques.
Puis on a inventé un deuxième type de sondage, le sondage « de victimisation », dans lequel on demande aux gens si ils ont été victimes d’une infraction, et en on partira de l’idée que pour une victime, il doit y avoir un crime commis. On fait un lien qui n’est pas forcément exact mais qui est quand même relativement correct. Il n’en reste pas moins que ces sondages-là ne nous permettront de mesurer correctement que les infractions dans lesquelles il y a des victimes, et absolument pas les infractions dans lesquelles il n’y a pas de victimes, telles que les infractions à la loi sur la circulation routière, à la loi sur les stupéfiants, le blanchiment d’argent. Tout cela n’a pas de victime directe et on ne peut pas demander à quelqu’un « avez-vous été victime de blanchiment d’argent ? ». Personne n’est victime directe d’un blanchiment d’argent.
On a des limitations pour chacun de nos indicateurs, donc il est relativement difficile de mesurer la criminalité et donc il sera aussi relativement difficile d’affirmer que la criminalité augmente, diminue, reste stable puisque cela dépendra de l’indicateur que l’on aura utilisé pour l’affirmer.

Alan : D’accord. Mais quand même, la criminalité augmente, non ? J’en ai une preuve. Je me suis rendu la semaine dernière sur le site de l’Office fédéral de la statistique, comme aurait pu le faire n’importe quel journaliste : c’est une base de données ouverte, avec des données brutes. Je me suis amusé avec le moteur de recherche de la base de données qui s’appelle « Criminalité et peines ». Résultat : j’ai constaté une augmentation des délits de 50% entre 2009 et 2010.
Alors si je vous dis tout, en fait c’était une augmentation de 50% sur un type de délit particulier, c’était la soustraction d’objets mis sous la main de l’autorité : il y a eu 12 cas en 2009 et 18 cas en 2010. Effectivement, c’est totalement marginal et anecdotique.
Mais il y a quand même un danger à avoir accès à ces données brutes, sans explication, et à pouvoir finalement dire n’importe quoi, non ?

André Kuhn : Alors est-ce qu’il y a un danger à pouvoir accéder à de l’information ? Moi je dirais non : heureusement qu’on peut accéder à de l’information. Le danger, c’est l’interprétation faite par des gens qui désirent manipuler une certaine opinion, ou par des gens qui n’ont aucune idée de la bonne manière dont il faut utiliser des données chiffrées.
Alors il va de soi que dans votre exemple, on a passé de 12 cas à 18 cas, une telle augmentation ne sera pas statistiquement significative. Passer de 12 000 à 18 000 cas, là on sera entré dans du statistiquement significatif, évidemment.
Mais là aussi, il existe une erreur lorsque l’on essaye de faire ce genre de comparaison, lorsque l’on  travaille sur une année. Il est clair qu’entre 2009 et 2010, il y a un certain nombre d’infractions qui auront augmenté un petit peu, d’autres qui auront baissé un tout petit peu. Finalement, ce qui serait intéressant, c’est de savoir sur les 10 dernières années, voire sur les 100 dernières années, ce qui s’est passé. Et lorsqu’on fait ce genre de travail-là, on observe que la criminalité n’augmente pas autant que ce que les gens pourraient imaginer.
La criminalité est quelque chose d’oscillant : ça augmente une année, ça rebaisse l’année suivante et puis ça oscille autour d’une sorte de ligne qui est relativement stable. Évidemment, on peut trouver une augmentation ; si vous aviez pris la différence entre 2008 et 2009, vous auriez peut-être vu une diminution. Mais tout ça, pris sur le long terme, est plutôt relativement stable. Voire même, pour les crimes les plus graves, à la baisse. La criminalité n’est pas à la hausse, la criminalité est à la baisse.
Pour ce qui est des meurtres par exemple, on peut aller trouver loin en arrière dans le temps, puisque c’est une des infractions qu’on relevait déjà il y a longtemps, plusieurs siècles en arrière,  on observe que du temps des bandits de grand chemin, on prenait quand même un peu plus de risques que ceux que l’on prend aujourd’hui. On observe surtout que la société actuelle est probablement l’une des sociétés les plus sûres qui a existé dans l’histoire en tout cas en Europe.

Xavier : Mais alors, quel est l’intérêt d’agiter sans cesse le spectre d’une hausse de la criminalité que l’on voit souvent dans les médias ? « La criminalité augmente ». Si on les écoute, on a l’impression que ça augmente tout le temps.

André Kuhn : C’est une superbe thématique politique qui permet de faire croire qu’il y a réellement un problème ou bien d’exacerber un problème – qui existe. Chaque infraction est une infraction de trop, chaque personne qui est victime est une victime de trop. Il n’en reste pas moins qu’il n’y en n’a pas tant que ça. Et mettre ces infractions en avant permet de jouer sur le sentiment d’insécurité des gens : c’est vrai, l’idée est quand même très électoraliste.

Alan : Dans le livre qu’on a cité en préambule, « Sommes-nous tous des criminels ? », vous posez une équation qui m’interpelle. Vous dites « davantage de policiers = davantage de criminalité ». Il y a sans doute un peu trop d’inconnues et de dimensions dans cette équation pour les néophytes que nous sommes. Est-ce-que vous pouvez nous aider à la résoudre ?

André Kuhn : Je vous parlais tout à l’heure de la police proactive : la police ne reste pas dans son bureau à attendre qu’on l’appelle pour ensuite venir sur les lieux d’une infraction qui aurait été dénoncée. La police va rechercher des infractions. Des infractions, il y en a beaucoup plus que celles que la police peut trouver. Il suffit de traverser à coté du passage piéton et vous commettez une infraction. Nous commettons tous des infractions chaque jour. Donc plus on mettra de policiers dans la rue, plus ceux-ci trouveront des infractions. Et d’ailleurs, plus on mettra de policiers dans la rue, plus ils devront en trouver pour justifier leur existence.
Donc ils vont les trouver, mais on va tout simplement descendre de niveau. On ne trouvera pas plus de meurtres : le nombre de meurtres est limité au nombre de cadavres et ceux-là on les connaît tous. Ce qu’on va chercher, ce sont des infractions supplémentaires. Alors on va trouver quelques fumeurs de joints de plus, on va trouver quelques personnes de plus qui commettent des infractions à la loi sur la circulation routière et puis on finira peut-être un jour par sanctionner des gens qui traversent à côté d’un passage clouté. Ce qui est une infraction d’ailleurs, donc il est logique de considérer qu’on pourrait se faire sanctionner pour avoir traversé la route en dehors des endroits où on a le droit de le faire.

Xavier : On parle beaucoup du profil type du criminel, vous en parlez aussi un petit peu dans votre livre. Dans l’immense majorité des cas, c’est un homme jeune, de milieu socio-économique défavorisé, âgé entre 15 et 25 ans, qui n’aurait pas encore trouvé ses marques dans la société. Rarement des femmes, même sur la route !
Contrairement à ce qu’on nous fait croire, à critère identique (âge, sexe, milieu social), il n’y a pas de sur-représentation étrangère parmi les criminels. Nous n’allons malheureusement pas pouvoir développer cela dans les détails, mais il y a matière à réflexion. Un mot peut-être sur la faible criminalité des femmes ? Y a-t-il des exceptions, des situations où la courbe s’inverse ?

André Kuhn : A ma connaissance, et pour ce qui est de la Suisse, parce que je ne connais pas les statistiques de l’ensemble des états européens sur le sujet, il n’y a qu’une seule infraction pour laquelle les femmes sont sur-représentées par rapport aux hommes : c’est l’enlèvement d’enfants. Mais l’enlèvement d’enfant, en Suisse, veut dire « l’enlèvement de ses propres enfants », lorsque l’autorité parentale a été confié à l’ex-mari. En Suisse, on vit encore dans une société où l’autorité parentale est généralement confiée à la mère lorsqu’il y a divorce, et lorsqu’elle est confiée au père, il arrive parfois que la mère le supporte relativement mal et en arrive à soustraire les enfants à l’autorité parentale de son ex-conjoint. Et c’est une infraction qui est plus souvent commise par les femmes que par les hommes.
Pour toutes les autres infractions, y compris la circulation routière, et même en contrôlant par le nombre de kilomètres parcourus, les femmes conduisent mieux que les hommes sur la route et elles commettent moins de crimes que les hommes de manière générale et elles en commettent de moins graves lorsqu’elles en commettent. Donc on voit qu’il y a effectivement une différence importante entre les hommes et les femmes.

Alan : On n’a pas eu le temps d’entrer dans le détail du profil type du criminel mais on sait que ça correspond à certains critères comme Xavier l’a évoqué. En général, plutôt un homme jeune, de milieu socio-économique défavorisé et âgé de 15 à 25 ans. Or, les politiques sécuritaires ont tendance à stigmatiser telle ou telle catégorie de personnes, souvent les étrangers ou les chômeurs. Finalement, tout cela est parfaitement inutile. J’ai bien compris ?

André Kuhn : Çà dépend de ce que l’on cherche comme utilité. Plus qu’inutile, il aurait mieux valu dire que c’est erroné. C’est erroné parce que ça me semble un tout petit peu une solution de facilité : « la criminalité, c’est les autres ! » ou « elle se trouve chez les autres ! ». Les autres, c’est qui ? C’est les jeunes, c’est les étrangers, c’est les chômeurs. Donc voilà ce qu’on va retenir du profil du criminel.
Mais j’aimerais quand même revenir sur cette idée d’étranger dans la criminalité. Je prends tout d’abord un exemple un petit peu idiot, pour essayer d’expliquer ensuite l’étranger. Nous savons aujourd’hui, très clairement, que les adultes de plus de 175 cm commettent beaucoup plus d’infractions que les adultes de moins de 175 cm. C’est très clair. A partir de là, on peut se dire qu’on va faire une politique criminelle qui consisterait à couper les jambes des gens les plus grands. Mais si on y réfléchit un tout petit peu plus, on observe que les gens de plus de 175 cm sont majoritairement des hommes. Et les gens de moins de 175 cm, majoritairement des femmes. Et donc, c’est la différence homme/femme qui est significative ; ce n’est évidemment pas la taille qui va jouer un rôle dans l’explication de la criminalité.
Pour les étrangers, c’est exactement la même chose. La variable « étranger », comme la variable « taille » dans la relation précédente, est complètement contenue dans les variables « sexe », « âge », « niveau socio-économique » et « niveau de formation ». Et lorsqu’on explique la criminalité par ces 4 variables, et bien la couleur du passeport n’explique plus rien du tout. Si on comparait des populations comparables, c’est à dire des jeunes hommes étrangers à des jeunes hommes suisses, on observerait exactement le même niveau de criminalité. Et pourquoi est-ce-qu’on trouve une sur-représentation des étrangers ? C’est tout simplement parce que la population migrante (dans tous les sens : vers nos pays ou de nos pays) est principalement constituée de jeunes hommes, et c’est justement la catégorie des gens les plus criminogènes et c’est donc ceux-là qui vont commettre des infractions à l’étranger.

Alan : Donc on est dans une situation typique d’un biais statistique en fait. On regarde les chiffres de travers, on leur fait dire ce qu’on a envie de dire avant de lancer les propositions de solutions.

André Kuhn : Voilà, c’est ça mais ce n’est pas un biais statistique, parce que la statistique montre des choses. Le problème est un problème d’interprétation : c’est un biais d’interprétation de la statistique.
La statistique nous montre clairement que « les hommes plus que les femmes », « les jeunes plus que les vieux », « les pauvres plus que les riches »… Tout ça est assez clair. Tout ça a des explications aussi, il y a des explications à ces phénomènes. Mais la couleur du passeport n’explique absolument rien de la criminalité lorsqu’on considère les autres variables d’abord :sexe, âge, niveau de formation et niveau socio-économique.

Xavier : En fait, on est typiquement dans le cas d’un indicateur qui n’était pas adéquat.

André Kuhn : Exactement. Comme lorsqu’on prend la taille pour mesurer la criminalité et qu’on a la taille des 175 cm qui serait une sorte de limite au delà de laquelle il ne faudrait pas monter sinon on deviendrait criminel.

Xavier : Ok, c’est extrêmement intéressant.

Alan : On aime bien déconstruire les mythes dans Podcast Sciences. Vous venez d’en déconstruire un tenace.

André Kuhn : Je suis bien content.

Xavier : L’approche sociologique du phénomène criminel, telle que vous la faites, ne laisse-t-elle pas de nombreux cas de côté ? N’y a-t-il pas des criminels nés ? Et qu’en est-il des aspects de la psychiatrie de la criminalité ?

André Kuhn : Quand on parle du criminel né, on entre dans de très vielles conceptions de la criminalité; on remonte à l’origine de la criminologie, puisque c’est de là que c’est parti : caractériser ces gens qui commettaient des infractions. On a fait des études génétiques, on a fait des études sur le faciès des gens : les oreilles décollées, le nez un peu plus ouvert, les lèvres d’une certaine sorte. On parle de la bosse des maths mais il y a aussi la bosse du crime qu’on peut détecter sur une tête, etc. Ça fait partie de l’histoire de la criminologie, et cette histoire n’est jamais morte. On continue aujourd’hui à envisager qu’il pourrait éventuellement exister une sorte de gène criminel. Certains vont même jusqu’à envisager le gène de la victime, « la victime née ». Tout ça existe dans la science, et finalement, depuis le temps que l’on cherche, on n’a jamais rien trouvé de très clair. On s’est mis d’accord sur l’idée d’un éventuel terrain favorable : on nous dit que certaines personnes ont un « terrain favorable » au développement de certaines pathologies, pathologies qui pourraient éventuellement être criminelles.
Et à partir de ce moment là, on pourrait partir de l’idée qu’il pourrait y avoir des pathologies, mais en bout de course, ce terrain favorable ne va pas s’exprimer chez chacun. Il y a des gens qui auront le terrain favorable mais qui ne deviendront pas, ni malade, ni criminel, et il y en a d’autres qui ont le terrain favorable et qui deviendront éventuellement malade ou criminel. Ce qui expliquera le passage du terrain favorable au crime lui-même restera une variable à caractère sociologique. C’est la sociologie qui permettra d’expliquer pourquoi certains qui avaient le terrain favorable ne l’ont pas développé alors que d’autres qui l’avaient l’ont développé.
Tout ça me fait penser au vieux débat entre les rousseauistes qui partent de l’idée que l’homme naît bon et que la société le pervertit, et les gens qui pensent plutôt comme des psychiatres et qui disent que l’homme naît plutôt mauvais, avec plein de pulsions et qu’ensuite la société sert à canaliser les pulsions. Alors, que la société serve à canaliser les pulsions ou qu’elle serve à pervertir un individu, ça reste la société qui fait quelque chose, et cette étude-là est une étude à caractère sociologique. C’est la raison pour laquelle la sociologie a une place aussi importante dans la criminologie.

Alan : Ok, alors on va laisser de côté la question des prédispositions génétiques au crime, et on va regarder les conditions environnementales qui permettent le crime. Vous citez une étude hollandaise qui a trouvé que le risque de vol de vélo est deux fois plus élevé lorsqu’il est situé devant un mur couvert de tags, plutôt que devant un mur propre. Qu’est ce que ça nous apprend, que le crime entraîne le crime ?

André Kuhn : Oui, on peut le dire comme ça. On peut le dire aussi autrement, en affirmant que c’est l’occasion qui fait le larron. On a des murs tagués qui vont laisser penser aux passants que les vélos qui sont devant ce mur ne sont probablement pas très surveillés et donc qu’il pourrait éventuellement en prendre un. Alors que le même mur propre, le même vélo sera considéré comme intouchable parce que garé devant un endroit qui est probablement sous surveillance parce qu’il est propre. Tout ça découle d’une théorie qui est celle des « broken windows », des « carreaux cassés », théorie vérifiée par des observations révélant que nous avons tous tendance à endommager d’avantage ce qui l’est déjà, alors que quelque chose qui est tout propre, on ne l’endommagera plus.
Quand vous avez eu des invités à la maison et que vous avez laissé votre tas de vaisselle dans l’évier, et bien le matin en vous levant, votre tasse à café, vous allez simplement la poser sur le tas de vaisselle et vous allez détériorer encore un petit peu plus votre cuisine. Alors que si vous aviez fait la vaisselle le soir après le départ de vos invités, vous auriez lavé et rangé votre tasse à café immédiatement. Ce sont des logiques psychologiques qui font que l’état des choses va inciter des gens à commettre ou à ne pas commettre une infraction.
Il suffit aussi de vous poser la question de savoir où vous allez faire uriner votre chien : est-ce-que vous allez le faire uriner contre le mur du voisin de gauche qui est tout propre, tout blanc, parce qu’il vient de le repeindre, ou le mur du voisin de droite qui est détérioré et sur lequel il y a un certain nombre de tags ? Logiquement, vous allez faire uriner votre chien là où la chose est déjà détériorée. Et cette logique-là, le criminel l’a aussi. On l’a tous, et le criminel l’a aussi. Le criminel potentiel, que nous sommes d’ailleurs, l’a aussi. C’est clair que pour bon nombre d’infractions, on peut affirmer que c’est l’occasion qui va créer le larron.
Et cela ouvre d’ailleurs une perspective de prévention très intéressante, qu’on appelle la prévention situationnelle, qui tente de travailler sur les occasions de commettre des infractions. Parce que si on diminue les occasions de commettre des infraction, il se pourrait qu’on diminue les larrons.

Xavier : C’est intéressant ça. Ça veut dire qu’on peut diminuer un certain nombre de crimes juste en faisant des aménagements. Mais est-ce-qu’il n’y a pas d’autres moyens d’éviter que des crimes ne soient commis ? Par exemple, est-ce-que certaines peines peuvent avoir des valeurs d’exemple, qui permettraient de les éviter ? On sait par exemple que toutes les études montrent que la peine de mort aux États-Unis n’a aucun effet dissuasif. Faut-il comprendre qu’aucune peine n’a jamais d’effet dissuasif ? Avez-vous une théorie là-dessus ?

André Kuhn : Oui, là aussi, on a une longue histoire de la théorie de l’effet dissuasif par rapport à la sévérité des peines. Tout d’abord on croyait que tout ça était linéaire, que plus on était sévère, plus on allait dissuader les gens de commettre des infractions, et cela de manière linéaire. On s’est rendu compte au 18ème siècle que tout ça était probablement faux et que la courbe n’était probablement pas du tout linéaire, parce qu’au début de la courbe, les choses seront plutôt plates, dans le sens où, qu’on vous mette 1 centime ou 10 centimes d’amende, ça n’augmentera absolument pas l’effet dissuasif alors que vous avez multiplié par 10 votre peine. Alors que si vous passez de 100 à 1000, que ce soit des francs suisses, des euros ou des dollars, vous allez probablement avoir un effet dissuasif un peu plus important. Puis ensuite, tout en haut de l’échelle, lorsque vous mettez 10 millions ou 100 millions d’amende à quelqu’un, là encore il n’y aura plus de différence puisque ce sera la faillite assurée pour chacun. Finalement, tout ça n’est pas linéaire.
Puis, les études sur la peine de mort, puisque vous les mentionnez, nous ont montré quelque chose de très intéressant. Parce que non seulement elles nous ont montré que la prévention générale, c’est à dire la dissuasion par la sévérité de la peine, la sévérité extrême de cette peine de mort, n’augmentait pas l’effet dissuasif par rapport à une peine privative de liberté d’une durée relativement longue, mais en plus de cela, on a pu voir que non seulement cela ne dissuadait pas les gens mais que ça les encourageait à commettre des infractions.
Dans les Etats américains qui ont réintroduit la peine de mort à la fin des années 80, en regardant le taux de criminalité 10 ans avant et 10 ans après la réintroduction de la peine de mort, on a pu observer que les crimes violents sont plus nombreux après la réintroduction de la peine de mort qu’avant son existence. C’est assez incroyable. Alors que dans les états voisins où on n’a pas touché à la peine de mort, rien n’a bougé en termes de criminalité. Donc en fait, la peine de mort a augmenté la criminalité par un effet de brutalisation.
C’est à dire que l’Etat montre l’exemple et désinhibe le citoyen. Si l’Etat montre l’exemple et tue des gens, pourquoi pas moi puisque je me fais cambrioler ? Dans ce sens, on a observé une augmentation des crimes violents dans les Etats qui ont réintroduit la peine de mort.
Cette première recherche, qui a été confortée par d’autres qui ont confirmé cette tendance à ce qu’on appelle la brutalisation, ouvre aujourd’hui aux criminologues un tout nouveau pan de recherche, puisqu’on se rend compte maintenant qu’à un moment donné dans l’échelle des peines, la sanction va augmenter la criminalité plutôt que la diminuer. Mais on ne sait encore pas aujourd’hui où se situe le point de rupture. On pourrait imaginer que 10 ans de prison fasse augmenter la criminalité, plutôt qu’elle ne la fasse diminuer, par rapport à une peine de 5 ans de prison. On ne le sait pas puisqu’on n’a jamais imaginé que l’effet dissuasif pouvait redescendre avec la gravité de la peine. On a toujours considéré qu’il allait monter ou se stabiliser à un certain niveau, mais qu’il redescendrait, ça, on n’y avait jamais pensé. Enfin… On y avait pensé mais on ne l’avait jamais démontré. Et ces recherches sur la peine de mort, qui nous le démontrent, ouvrent aujourd’hui des nouvelles hypothèses de recherche qui sont de se poser la question de savoir « jusqu’où sommes-nous tous peut-être brutalisés par notre système étatique ? ».
Pourquoi les parents, dans notre société, enferment leurs enfants dans leur chambre quand ils font une bêtise ? Et bien, c’est peut-être parce que ce qu’on appelle normalement une séquestration (c’est comme ça que l’appelle le Code Pénal) est autorisé, parce que l’Etat fait la même chose pour résoudre ses propres conflits avec les crimes.

Xavier : Joli mythe démonté aussi.

Alan : Décidément… On a parlé de la peine de mort, on ne peut pas ne pas penser à Robert Badinter, que vous citez justement dans votre ouvrage, lorsqu’il nous enjoignait tous à avoir l’honnêteté d’admettre que notre justice est une justice de prison. C’est vrai que c’est frappant : celui qui détruit un McDo ou qui viole une adolescente, brisant sa vie à tout jamais, se voit infliger le même type de peine, en tout cas de même nature : c’est toujours la prison alors qu’il s’agit de crime de natures très différentes, avec des motivations extrêmement différentes et surtout des conséquences très différentes. Est-ce-qu’il n’existe pas aujourd’hui d’autres réponses que la prison ?

André Kuhn : Il en existe d’autres mais elles sont relativement rares, c’est à dire qu’il n’y en a pas tant que ça. Aujourd’hui c’est soit une peine à caractère pécuniaire, soit un travail à fournir (on appelle ça du travail d’intérêt général), soit une surveillance particulière d’un individu, soit des arrêts domiciliaires. Ce sont des sanctions qui existent, pas forcément dans tous les pays mais on les trouve à certains endroits. Et il y a la prison.
En fait, la prison est une sorte de vestige du 16ème siècle que nous utilisons aujourd’hui encore en pensant que, grâce à ça, on arrivera à résoudre un problème, alors que la prison est probablement plus un problème en soi, qu’elle ne permet de résoudre les problèmes pour lesquesl elle a été créée.
Et cette prison qu’on utilise aujourd’hui comme quasi-réponse unique, en tout cas comme réponse principale à la criminalité, fait du droit pénal une sorte d’objet qui a un retard énorme sur d’autres sciences. Pensez à la médecine et au temps où la pénicilline était le seul médicament pour soigner tous les maux : ce temps-là est révolu. On a développé toute une série de médicaments différents pour des maux différents. Et bien en droit pénal, on n’en est pas encore là, on est loin de là puisqu’on considère qu’enfermer va tout simplement résoudre le problème.
Alors que le problème, pour le résoudre, devrait être pris en charge de manière personnalisée, si bien que la sanction elle-même devrait être hautement personnalisée pour arriver à faire en sorte que l’individu, une fois qu’il aura subi cette sanction personnalisée, puisse à l’avenir vivre en liberté sans commettre d’infraction.

Alan : Dans un tout autre registre, est-ce-que vous pouvez nous parler du poids des traditions religieuses dans la conception de la justice que se fait une société ? Si on pense aux trois religions abrahamiques, elles font l’apologie, à un moment ou à un autre de leur récit, de la loi du Talion qui dit « œil pour œil, dent pour dent, esclave pour esclave, femme pour femme », etc. Le poids de ces traditions doit bien avoir un impact culturel, sociétal, organisationnel à un moment donné.

André Kuhn : Alors on en revient à ce qu’on disait au début : la criminalité est une construction humaine, la réaction sociale au crime aussi, et finalement la religion fait partie de la culture de certaines sociétés. Et il va de soi que la religion aura un effet sur la conception que l’on va avoir de la criminalité et des sanctions à appliquer.
Il y a des religions, des textes religieux, qui considèrent que les textes divins sont des textes de loi pénale. Donc si la loi pénale devient divine, évidemment l’être humain, l’homme, ne pourra pas la modifier. Quand on vit dans cette conception-là, il va de soi que l’on va appliquer certaines peines qui pourraient, dans certaines sociétés qui se disent un peu plus modernes, être considérées comme un peu rétrogrades.
Mais la société judéo-chrétienne n’est pas en reste puisque nous considérons aujourd’hui encore, et depuis bien longtemps, que le travail est sacro-saint. Celui qui sait travailler ou celui qui a un travail est socialisé. Celui qui n’a pas de travail est une personne déviante, voire criminelle. Je ne parle pas ici du chômeur comme étant un criminel mais par contre on va forcer les gens à travailler dans un établissement pénitentiaire à titre de sanction, parce qu’on considère que le travail est re-socialisant, ou est un élément de re-socialisation. Alors que c’est une conception très judéo-chrétienne.
Vous parliez du Talion tout à l’heure, qui se trouve effectivement dans bon nombre de textes religieux. Il ne faut jamais oublier qu’à l’époque où ces textes ont été écrits, la loi du Talion était un progrès. Le droit pénal a fait un certain nombre de progrès. La loi du Talion disait « la vengeance doit se restreindre à 1 pour 1 ». Un œil pour un œil. Et non pas les deux yeux pour un seul œil. Parce qu’auparavant, on en était encore à une société qui se vengeait jusqu’à 10 fois autant que le crime initial. Donc en fait, pour un homme abattu, on se faisait abattre 10 hommes dans son clan. Et cela a été réglementé en disant qu’on ne pourrait pas aller plus haut que « 1 pour 1 ». Donc ça a été un progrès.
Ce progrès s’est poursuivi par la suite et on a considéré que « un œil pour un œil » n’était peut-être pas très intelligent. Gandhi disait d’ailleurs « qu’œil pour œil entraînerait une société aveugle » et il avait probablement raison. Donc ce qu’on a fait, plutôt que d’échanger un œil contre un œil, on a considéré qu’un œil valait quelque chose d’autre : soit une peine d’argent, soit éventuellement une peine de prison. Alors on a commencé à faire des relations entre l’infraction et non plus une contre-infraction identique, mais quelque chose d’un peu différent qui a été appelé « sanction pénale » dans notre système. Donc on voit bien qu’il y a une influence de la religion sur ce que l’on considère comme étant des crimes.
L’homosexualité qui était un crime à une époque où la religion avait une importance plus grande qu’à notre époque, a perdu sa caractéristique de crime lorsque l’aspect religieux est devenu moins pressant dans ce domaine. Donc on voit qu’il y a une relation, mais qui est simplement une relation culturelle : notre définition de la criminalité est liée à la culture dans laquelle nous vivons. Et il y a des cultures très différentes de la nôtre en matière de criminalité et en matière de réaction sociale au crime.

Xavier : Puisque vous le mentionnez, justement, on est baigné dans ce monde judéo-chrétien et on a une bonne idée de ce qu’est la justice chez nous. Mais est-ce-que vous avez des exemples d’autres sociétés qui ont des systèmes fondamentalement différents du nôtre ?

André Kuhn : Oui, il existe plusieurs manières de faire justice dans le monde. Il y en a deux principales.
La première est celle que nous connaissons : elle part de l’idée que lorsqu’il y a des intérêts individuels qui se rapprochent un petit peu trop ou qui se superposent, la justice va intervenir à l’aide de son glaive. Elle va trancher le litige, elle va mettre les positions des uns et des autres sur une balance qu’elle va essayer d’équilibrer et elle va nous imposer cette solution équilibrée. C’est ce que j’appelle la justice du glaive.
Souvent, cette justice du glaive crée des mécontents, que ce soit celui qui s’est fait sanctionner parce que c’est un peu trop, ou celui qui a été victime parce que la sanction n’est pas assez importante. On voit que cela crée du mécontentement.
Il y a une autre manière d’envisager la justice : elle part de l’idée que l’infraction est quelque chose qui vient déchirer le tissu social. Le tissu social se déchire et que va faire la justice, quel sera le rôle de la justice ? Et bien ce ne sera pas de prendre le glaive et d’achever le tissu social, bien au contraire. Ce sera de prendre une aiguille et un fil et d’essayer de recoudre ce tissu social avec l’aide des personnes concernées, c’est à dire la victime et l’auteur. On observe que lorsqu’on pratique ce genre de justice-là, par l’intermédiaire de la médiation ou des cercles de sentence (il y a différentes manières de la pratiquer à travers le monde, surtout en Amérique du Sud et en Afrique, c’est là qu’on trouve le plus ce genre de conception de la justice), on observe qu’on est dans une situation où les gens sont plutôt gagnants ou sont plutôt contents. On est dans une situation win/win, voire win/win/win puisque non seulement l’auteur et la victime sont contents et ont l’impression d’avoir participé à la résolution de leur conflit, mais la société est gagnante aussi puisque les gens qui y vivent sont contents.
Et on peut illustrer ça par une parabole : la parabole de l’orange. Lorsque 2 personnes se battent pour une orange, que va faire le juge de chez nous, avec son glaive ? Il va tout simplement trancher l’orange en 2, il y aura 2 moitiés et il va donner une moitié à chacun des protagonistes.
Dans une autre forme de justice, le juge, le médiateur, va demander aux parties « pourquoi vous voulez l’orange ? ». Et il va peut-être se rendre compte que l’un des 2 veut faire un gâteau et a besoin de la pelure, du zeste, alors que l’autre veut faire un jus et a besoin de la pulpe de l’orange. Il va donc partager en la faisant peler et il va donner la pelure à l’un et le centre du fruit à l’autre. Et tout le monde sera content.
Donc on voit bien que le fait d’essayer de recoudre le tissu social avec les protagonistes plutôt que de leur imposer une solution étatique est une autre manière de faire justice et ça marche très bien là où c’est appliqué.

Xavier : Intéressant, très intéressant. Pour terminer, j’aime bien la dernière question de votre livre « sommes-nous finalement tous des criminels ? »

André Kuhn : Alors, si on définit la criminalité comme étant la commission d’une infraction, la réponse est clairement oui : nous commettons tous, tous les jours, des infractions puisque nous prenons une voiture et roulons un peu trop vite, nous traversons la route à côté des passages cloutés, nous ne laissons pas traverser quelqu’un qui veut traverser la route sur un de ces passages lorsqu’on est dans une voiture, etc. On enfreint régulièrement, tous les jours, des règles sociales qui sont sanctionnées normalement d’une sanction pénale.
On ne se fait pas attraper pour toutes les infractions que l’on fait, heureusement parce que sinon ça fait longtemps que le droit pénal n’existerait plus. Mais lorsqu’on définit la criminalité comme étant le simple fait d’enfreindre la loi pénale, il faut bien admettre que nous sommes tous des criminels. Et si on devait, au contraire, définir la criminalité comme étant quelque chose de très particulier (c’est celui qui tue un autre, qui viole quelqu’un), si on ne pense qu’à cette criminalité-là, alors on devrait avoir en contrepartie l’honnêteté d’admettre que cette criminalité n’est pas très importante en terme de nombre. Évidemment, elle est destructrice pour celui à qui arrive une telle infraction – comme je disais avant, chaque victime est une victime de trop – mais il n’en reste pas moins qu’il faudrait arrêter de dire « les jeunes font du bruit », « les jeunes roulent trop vite »… Non, ce n’est pas comme ça que ça se passe.
Soit on dit « les gens roulent trop vite et j’en fais partie », et on est tous des criminels, soit on ne considère pas que rouler trop vite fasse partie de la définition de la criminalité, et à ce moment-là, on est aussi obligé d’admettre que ces jeunes, à qui on attribue tous les maux de la société, ne sont pas si mauvais que ça. Et que finalement, des crimes, il n’y en n’a pas tant que ça dans notre société.
Donc tout est une question de définition. Le problème est que nous vivons dans une société où nous n’appliquons pas la même définition du crime à nous-même qu’aux autres. Lorsque quelqu’un d’autre roule trop vite, c’est un criminel, mais quand moi je le fais, « c’est parce que j’étais pressé… et puis c’est très rare… et puis je n’ai pas roulé si vite que ça… ». Voilà le fonctionnement de chacun de nous, et c’est bien là qu’est tout le problème de la perception de la criminalité : on l’aperçoit toujours chez les autres et on n’aperçoit jamais la sienne.

Alan : Et bien ce sera le mot de la fin pour cette interview. Un immense merci. Une dernière question peut-être… Comment peut-on faire si on souhaite en savoir un peu plus sur la criminologie ?

André Kuhn : Alors il y a des sites internet qui sont très instructifs, il y a pas mal de portails internet sur le crime. Il y a bon nombre de livres introductifs sur la criminologie. Donc on trouve beaucoup de choses sur la criminologie.
Je dirais plutôt qu’il faut en éviter certaines ! Il faut absolument éviter, si on veut savoir quelque chose d’objectif sur la criminalité : les romans policiers, les médias – sauf le vôtre évidemment (je plaisante). Et puis il faut essayer d’éviter tous les livres qui ne présentent qu’un cas qui est généralement une anecdote à l’intérieur de l’ensemble de la déviance (un cas n’est toujours qu’une anecdote). Le pire, ce sont les gens qui font de leur personne une sorte de cas central : « moi, monsieur machin, grand profiler, je peux vous dire que de la criminalité, il y en a tout plein ». Tout ça, ce n’est absolument pas scientifique donc c’est ce qu’il faut absolument éviter si on veut en savoir un tout petit plus sur la criminalité et sur la criminologie.

Alan : Merci du conseil. On va le suivre! Merci beaucoup pour cette interview, c’était vraiment très intéressant.

André Kuhn : Merci à vous pour cette interview, c’était très intéressant aussi de mon côté.

 

Plusieurs options pour écouter l’interview à la fin de la note de l’émission

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