L’expérience de Lenski

 

Dossier de Marco dans l’épisode #85.

Tout le monde a certainement déjà entendu parler de la bactérie Escherichia Coli, au moins dernièrement lors de cas d’intoxications alimentaires par certaines souches. Mais la plupart d’entre-elles sont inoffensives, voire bénéfiques, puisque nous en avons tous environ 1 milliard dans nos intestins.

Le contexte

L’avantage d’une expérience sur des bactéries est que leur cycle de reproduction se mesure en heures (voire en minutes). Le bactériologiste Richard Lenski et ses collègues de l’université du Michigan ont tiré parti de ce fait, en réalisant des essais contrôlés en laboratoire.

L’expérience a débuté en 1988. Lenski a pris une population d’E.Coli et a infecté douze flacons par des colonies identiques, tous remplis d’un liquide nutritif de même composition, riche en glucose. Au départ on avait donc douze flacons identiques, possédant des populations identiques.

(Enfin, presque identique car les bactéries possèdent un gène nommé Ara, qui se présente sous deux formes Ara+ et Ara-. Sans trop rentrer dans les détails, la différence entre ces deux allèles ne se voit que lorsque l’on ensemence les bactéries avec un mélange d’arabinose [sucre] et d’un colorant chimique, le tétrazolium. Les bactéries Ara+ se voient sous forme de colonies blanches alors que les bactéries Ara- se voient sous forme de colonies rouges. Ce gène constitue en quelque sorte un marqueur de couleur. Lenski et son équipe ont en fait organisé leurs populations de bactéries de façon à ce que six de leurs tribus possédaient l’allèle Ara+ et les six autres Ara-. Ainsi ils prenaient soin de manipuler alternativement les flacons Ara+ et Ara-, ce qui leur permettait de voir s’ils avaient fait une erreur de manipulation, par éclaboussure par exemple. Mais cela avait également une autre utilité fondamentale que l’on verra plus tard…)

Ces flacons ont ensuite été placés dans un incubateur-agitateur, ce qui permettait de maintenir les bactéries bien au chaud et de les agiter pour qu’elles restent bien réparties dans le liquide.

Mais chaque jour, pour chacune des douze “tribus”, un nouveau flacon vierge était infecté du flacon de la veille. Un petit échantillon, précisément le centième du volume de l’ancien flacon, était prélevé et placé dans le nouveau qui contenait une nouvelle réserve de liquide nutritif riche en glucose. La population de bactérie dans le nouveau flacon augmentait alors très rapidement, jusqu’à stagner le lendemain, quand la réserve de nourriture s’épuisait. Et à ce moment-là un nouvel échantillon était prélevé, et le cycle recommençait le lendemain

L’expérience ayant duré près de vingt-cinq années, imaginez donc le nombre de flacons utilisés: douze rangées de plus de huit milles flacons! Et si l’on considère une moyenne de 6 à 7 générations de bactéries par jour, cela donne environ 55 000 générations de bactéries (Le cap des 50 000 ayant été atteint en février 2010)

Pour chaque flacon étaient également prélevés des échantillons, destinés à être analysés afin de voir comment progressait l’évolution, mais aussi des échantillons étaient congelés et l’on verra plus tard leur utilité.

 

Les premiers résultats

Le décor étant posé, la question intéressante de cette expérience était de savoir si les nouvelles générations de bactéries resteraient identiques à leurs ancêtres, ou bien si elles évolueraient. Et si elles évoluaient, est-ce que les douze colonies évolueraient de la même façon ou selon des schémas différents?

Comme dit précédemment, le liquide nutritif contenait du glucose. Ce n’était pas le seul aliment s’y trouvant, mais c’était la ressource limitante. C’était le facteur qui limitait la taille de la population. Ainsi, si une mutation devait survenir sur une bactérie, permettant à celle-ci d’exploiter le glucose plus efficacement, on devrait s’attendre à ce que, grâce à la sélection naturelle, les individus mutants se reproduisent statistiquement mieux que les non-mutants. Et donc ce nouveau type de bactérie devrait se retrouver de plus en plus souvent dans les flacons, jusqu’à retrouver des bactéries de plus en plus efficace à l’exploitation du glucose.

Hé bien, c’est exactement ce qui s’est passé dans les douze lignées de flacons. Elles ont su de mieux en mieux utiliser le glucose. Mais le point le plus intéressant à relever, est qu’elles l’ont fait selon des modes différents! C’est à dire qu’elles se sont développées grâce à des mutations différentes… Pour le savoir, les chercheurs ont comparé la fitness (=”valeur sélective” en français, c’est une mesure de la réussite reproductive) de chaque échantillon aux populations “fossiles” échantillonnées dans la population fondatrice d’origine. D’où l’utilité de la congélation d’échantillons mentionnée précédemment… Ces échantillons “fossiles”, une fois décongelés, se remettent à vivre et à se reproduire normalement.

Ainsi Lenski et son équipe, ont placé dans un flacon vierge un échantillon de la population supposée évoluée avec une échantillon de la population ancestrale décongelée. Cela donne donc un nouveau flacon expérimental, contenant deux souches en concurrence. Et pour pouvoir distinguer laquelle de ces populations va dépasser l’autre, Lenski a pu utiliser la propriété du gène Ara: En mélangeant une population Ara- avec une population Ara+, il devient très facile de voir quelle population l’emporte grâce à leur différence de couleur en ensemençant les bactéries avec le mélange d’arabinose et tétrazolium (Bien sûr des travaux antérieurs avaient montré que les allèles Ara n’avaient aucune influence sur la fitness).

Ainsi la fitness moyenne des douze populations a augmenté au fil des milliers de générations, elles ont toutes amélioré leur capacité de survie dans une situation limite de glucose, et leur taille corporelle moyenne. Si l’on regarde l’évolution de la taille corporelle pour une lignée, la courbe d’évolution ressemble de très près à une hyperbole, c’est à dire que, grosso-modo, la courbe montre que la plus grande augmentation de la taille corporelle se produit dans les 2000 premières générations environ puis semble tendre vers un plateau. Mais ce qui est intéressant, c’est que si l’on compare les 12 courbes d’évolution, on remarque que l’évolution des tailles est assez différents pour chacune. Elles donnent toutes l’impression de s’approcher d’un plateau, mais le plus élevé des douze plateaux est presque deux fois plus élevé que le moins élevé.

De plus, les courbes ont des formes différentes, car celle qui atteint la valeur la plus élevée à la génération 10 000, commence par augmenter plus lentement que certaines autres, puis les dépasse toutes avant la génération 7000.

Tout cela laisse donc penser que dans le cas présent, devenir plus gros présente un avantage pour survivre dans cet environnement alternativement riche et pauvre en glucose. Peu importe quelle en est la raison, mais on a en tout cas l’impression qu’il fallait qu’il en soit ainsi puisque c’est ce qu’il s’est produit dans les douze lignées différentes. Quoi qu’il en soit, il n’existe pas une façon unique de grossir, différents ensembles de mutations peuvent en être responsable. C’est ce que montrent les différentes courbes

Jusqu’ici, cette expérience de Lenski et de ses collègues universitaires montre donc la réalité de l’évolution. Mais la suite va révéler un résultat encore plus surprenant et qui va conforter cette réalité.

 

Mais le plus surprenant reste à venir…

Pour résumer, je vous ai dit que dans les douze lignées, une amélioration de la fitness avait été observée, et que cette évolution s’est faite de la même façon avec simplement des différences dans les détails (Plus lentement chez certaines tribus, plus rapides chez d’autres).

Mais un peu après la génération 33 000, quelque chose de très surprenant s’est produit: Une des douze lignées (qui portait le nom d’Ara-3) a vu sa densité de population maximale (le plateau qu’on atteint une fois les ressources épuisées) totalement exploser! Pour vous donner des chiffres un peu parlants, on va prendre la densité optique, qui est une mesure de la population. Avant la génération 33 000 cette densité optique était sensiblement constante autour de 0,04 (peu importe ce que signifie cette valeur, ce n’est pas important ici) Puis juste après la génération 33 000, pour la population Ara-3, la densité optique est passée en quelques dizaines de générations à 0,25, soit six fois plus! C’était comme si on avait rajouté du glucose dans les flacons des colonies Ara-3. Mais ce n’était pas le cas.

Alors que s’est-il passé dans la population Ara-3?

Lenski a bien sûr cherché à la savoir, et il a trouvé. Vous vous souvenez que le glucose est la ressource limitant l’expansion des populations dans les flacons, mais le glucose n’était pas le seul nutriment présent. Il y en avait un autre qui est du citrate (apparenté à la substance qui rend les citrons acides). Le liquide contenait beaucoup de citrate, et normalement E. Coli ne peut pas l’utiliser (du moins pas en présence d’oxygène). Mais la tribu Ara-3 a tout à coup acquis l’aptitude d’absorber le citrate aussi bien que le glucose. La quantité de nourriture disponible dans chaque flacon a donc considérablement augmenté

La question qui en découlait, était de savoir quelle(s) mutation(s) avai(en)t conduit à cette situation.

Lenski a émis l’hypothèse que cela était dû à au moins 2 mutations (il avait calculé que 30 000 générations était suffisantes pour que chaque gène ait muté au moins une fois dans chacune des douze lignées, et donc que si cela était dû à une seule mutation, il est probable que d’autres tribus auraient acquis la même capacité). On va appeler, pour simplifier, ces mutation A et B. Pour que la capacité d’absorber le citrate se manifeste, il faut vraiment qu’il y ait les deux mutations.

L’hypothèse de Lenski est donc qu’à un certain moment inconnu, la tribu Ara-3 aurait subi la mutation A qui n’a pas donné d’effet décelable, puis plus tard l’autre mutation nécessaire, la mutation B. Il est probable que la mutation A ou la mutation B ait pu apparaître dans n’importe laquelle des autres tribus, cela s’est certainement produit, mais les deux mutations seraient présentes uniquement dans la tribu Ara-3 à partir de la génération 33 000.

Un des élèves de Lenski s’est alors vu attribuer une tâche assez pénible, qui était de vérifier cette hypothèse en retrouvant le moment où aurait eu lieu la première mutation. Pour cela il fallait décongeler les échantillons des tribus ancestrales, et observer celles pour qui la probabilité de “découvrir” comment gérer le citrate, est la plus élevée. Il a ainsi été montré que la première mutation a eu lieu approximativement à la génération 20 000. Tous les clones décongelés après la génération 20 000 ont montré une plus grande probabilité d’acquérir la capacité d’absorber le citrate, cette probabilité est d’ailleurs la même pour toutes les générations du moment qu’elles datent d’après la génération 20 000.

 

En conclusion…

Ce travail effectué par Lenski et son équipe montre un grand nombre des composants essentiels de l’évolution: Les mutations aléatoires soumises à une sélection naturelle non aléatoire, l’adaptation à un environnement par des voies différentes, la façon dont des mutations successives peuvent s’additionner pour opérer une modification évolutive, ou encore que certains gènes ont besoin d’autres gènes pour s’exprimer.

Vous comprendrez donc pourquoi cette expérience qui fait voler en éclat le dogme de la complexité irréductible n’est jamais évoquée par ses détracteurs…

 

Sources:

– “Le plus grand spectacle du monde”, Richard Dawkins

http://en.wikipedia.org/wiki/E._coli_long-term_evolution_experiment

http://myxo.css.msu.edu/ecoli/

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