Le “Cocktail-Party Effect”

Dossier diffusé dans le cadre de notre live public à l’ESPGG “les sciences de l’apéro

De mon côté, si j’avais parlé d’alcool, ça aurait certainement été pour évoquer ses ravages… Et je ne voulais pas plomber l’ambiance… Du coup, je me suis rabattu sur un autre sujet scientifique qui contient le mot cocktail. Élégant, non?

Avez-vous déjà essayé de comprendre ce que dit votre interlocuteur dans un brouhaha comme celui-ci, lorsque tout le monde parle en même temps, de tout, et bien sûr, tous plus fort les uns que les autres ?

Ce soir, je vais vous parler du Cocktail Party Effect, une capacité étonnante du cerveau humain à se concentrer sur une conversation en particulier malgré le bruit environnant. Le matériel électronique plus sophistiqué est encore parfaitement incapable de réaliser une telle prouesse.

Vous ne croyez pas que le cerveau humain ait cette capacité que les ordinateurs cherchent encore à imiter ? Démonstration.

Trouvez un être humain, petit, gros, moyen, mâle ou femelle, n’importe quel spécimen doué d’audition fera l’affaire. Et faites-lui écouter ceci.

Brouhahesque, hein? Et bien maintenant, refaites-lui écouter la séquence en lui passant la consigne suivante:

Repérer la voix qui dit “Johnny” et indiquer quel chiffre et quelle couleur sont énoncés.

En fonction de la qualité de l’enregistrement, votre humain devra peut-être s’y reprendre à deux ou trois fois. Mais il y parviendra.

Vérification:

C’était juste? Passons maintenant à la seconde consigne:

Repérer la voix qui dit “Lapin” et indiquer le chiffre et la couleur

Il a trouvé? On vérifie :

L’air de rien, ça demande du processeur ce truc-là. L’oreille convertit l’onde sonore en une onde électrique et transmet cette dernière au cerveau, comme le ferait un microphone. C’est purement mécanique, il n’y a aucune intelligence dans le processus.

L’oreille ne peut pas faire sens de ce qu’elle perçoit. Elle reçoit un brouhaha en entrée? Elle renvoie un brouhaha en sortie, au cerveau.

Si vous faites du montage audio par ordinateur, vous savez qu’à moins de travailler avec des pistes distinctes, isoler les différents sons d’un enregistrement relève pratiquement de l’impossible. Si on veut un résultat décent, cela demande des heures et des heures de travail pour quelques minutes d’enregistrement. Et pourtant, votre cerveau fait cela en temps réel sans même que vous ne vous en aperceviez.

Epatant, non?

Manchot Royal (Wikipédia)Bon vous devez sans doute vous dire que ce n’est pas n’importe quel cerveau. C’est qu’il a du CPU, l’Homo Sapiens… Et bien, dans ce cas, il n’est pas le seul! Figurez-vous que nous partageons cette propriété suprenante avec certains oiseaux, dont le manchot royal. Question d’élégance, sans doute; c’est l’une des rares créatures à porter le smoking.

Dans une colonie de 80’000 individus, tous blottis les uns contre les autres, et piaillant à qui mieux mieux, c’est par un phénomène tout à fait similaire que les parents et les petits parviennent à se reconnaître et se retrouver.

De la psychologie aux neurosciences

Cela fait un moment que les psychologues connaissaient cette capacité du cerveau humain à l’attention sélective. Le britannique Donald Broadbent avait modélisé en 1958 déjà le concept de “filtre attentionnel”, soit cette aptitude consistant à éliminer ce sur quoi nous ne cherchons pas à focaliser notre attention.

Son oeuvre a servi de point de départ à des travaux ultérieurs, notamment ceux d’Anne Treisman, également psychologue et britannique, qui préférait parler de modèle d’atténuation. Son approche propose que le cerveau continue de prêter une oreille – si j’ose dire – au reste du spectre sonore. Une sorte de mode veille qui fait basculer notre attention lorsque certains mots-clés – comme notre propre nom, par exemple, surgissent dans la conversation d’à-côté. Depuis 60 ans, ce modèle théorique n’a jamais cessé d’évoluer. On vient par exemple de découvrir qu’on ne fait pas attention à un son qui disparaît. Tandis qu’un son qui apparaît, en revanche, mobilise immédiatement l’attention (ce qui fait sens quand on y pense. Un son qui apparaît peut signifier un danger, mieux vaut être vigilant!)

Pour en revenir au Cocktail Party Effect:  jusqu’à récemment, les neurosciences n’avaient pas pu confirmer les modèles des psychologues. En effet, tout ce qui touche au langage va beaucoup trop vite pour être observé sous IRM fonctionnelle (cette fameuse technique qui permet de voir s’activer les zones cérébrales en temps réel mais qui souffre d’un petit temps de latence).

Dans un étude publiée dans la revue Nature au printemps 2012, une équipe de chercheurs de l’Université de Californie à San Francisco a donc eu la brillante idée de tester des personnes qui avaient déjà des électrodes implantées dans le cerveau, dans le cadre de la surveillance de crises d’épilepsie avant une intervention chirurgicale.

Les sujets ont dû se livrer au même exercice que notre Homo Sapiens de tout à l’heure (trouver le Johnny rouge et le lapin vert).

Lorsque les sujets arrivaient à se concentrer, les chercheurs voyaient distinctement qu’un canal était comme effacé dans le cerveau des patients, comme si la 2e voix n’existait simplement pas. Après quelques répétitions, les chercheurs pouvaient même savoir, sans rien entendre, juste en monitorant l’activité cérébrale des sujets, sur laquelle des deux voix leur attention était fixée!

Cette recherche a confirmé deux choses: d’une part, le Cocktail Party Effect, tel que modélisé pas les psychologues, est bel et bien observable au niveau neurologique.

D’autre part, le son est traité à peine parvenu dans le cerveau. Les premières zones du cortex ne proposent pas simplement une représentation du stimulus original, mais déjà une représentation filtrée, soit ce que le sujet en fait!  Epatant, non?

Alors lors de votre prochaine conversation dans un bar bruyant, si vous avez un peu de peine à capter certaines fins de phrases, ne râlez pas contre vos oreilles. Parce qu’elles n’y sont pour rien… Mais réjouissez-vous de l’équipement formidable qui se trouve entre deux… Qu’il s’agisse de votre cerveau ou de celui des manchots, non seulement, les ordinateurs ne lui arrivent pas à la cheville… Mais en plus, ils sont ridicules en tenue de soirée!

Le Cocktail Party Effect n’est pas à la portée du premier venu… Cela demande définitivement une certaine classe!

Sources :

 

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