Einstein et la physique quantique

 

Dossier publié dans l’épisode 259 de Podcast Science.

 

En fait l’idée de cet épisode m’est venue après avoir lu sur internet une énième fois : “Einstein ne croyait pas à la physique quantique”. La preuve ? Sa célèbre citation : “Dieu ne joue pas aux dés”. Et c’est vrai que moi aussi j’ai longtemps imaginé Einstein comme un physicien principalement à l’origine de la relativité mais moyennement intéressé, voire hostile à la physique quantique. Et c’est une accusation grave, car il faut bien admettre qu’au moment de son exposé, la relativité, même en la supposant juste, apparaît très compliquée mathématiquement alors qu’elle ne donne qu’exceptionnellement des résultats ayant des différences significatives avec ceux obtenus par la physique newtonienne (en gros une déviation des rayons lumineux par la gravité légèrement différente de celle prévue par Newton et un pouillième sur l’avance du périhélie de Mercure). À la limite, certaines personnes trouvent même à l’époque que la relativité bénéficie de plus d’attention qu’elle n’en mérite. Son invention n’a d’ailleurs pas valu à Einstein de prix Nobel, et n’intéresse en gros que les astrophysiciens. Je caricature un peu, je suis moi même astrophysicien, mais il faut bien avouer qu’ils mettront plusieurs décennies à l’utiliser de manière vraiment intéressante pour l’explication du monde, ce qui aboutira tout de même au final à la révolution de notre vision de l’univers et de son histoire (voir l’épisode sur les 100 ans de la relativité avec Jean Philippe Uzan de l’année dernière).

A l’opposé, à l’époque, la physique quantique, c’est du lourd : elle explique des phénomènes incompris à la pelle, des prix Nobel au kilo, on peut expérimenter et vérifier ses prédictions dans pas mal de situations et ses applications dans la vie de tous les jours sont innombrables aujourd’hui. Et de fait, tous les jeunes physiciens de l’époque vont vers la physique quantique, c’est la vraie révolution de la physique du début du XXème siècle. Et donc en suivant cette logique, Einstein, dès la publication de sa théorie de la relativité générale en 1915, à 36 ans, se retrouverait catégorisé comme vieux con réactionnaire et dogmatique en butte à la théorie en vogue à son époque ? Bon encore une fois, c’est un peu caricatural, mais personnellement c’est un peu la vision que j’avais jusqu’à il y a peu et je ne crois pas me tromper en imaginant que c’est ce que beaucoup de gens pensent un peu vaguement.

Relié à cette question, enfin, en vient une autre “Einstein était- il vraiment génial ?”. Ça peut être surprenant comme question, alors qu’aujourd’hui le mot Einstein peut littéralement être utilisé comme un synonyme pour le mot génie dans le langage courant. Mais je connais la manière dont la science fonctionne et la façon dont sont présentés la science et les scientifiques dans les journaux. Et cela m’amène assez instinctivement à me méfier de l’image d’Einstein comme figure quasi-mythique. La science fonctionne très souvent par petits pas discrets et un prix Nobel récompensant 2 ou 3 personnes est souvent un peu injuste pour les dizaines de personnes ayant contribué plus ou moins directement à ce prix. En plus, les chercheurs sont souvent ultra spécialisés et le moindre pas en dehors de leur discipline favorite est souvent l’occasion de grosses boulettes. A l’opposé, les journaux et notre culture en général adorent le mythe du savant génial sachant tout faire. En réfléchissant un petit peu, je suis sûr que vous pouvez me trouver facilement un film ou une série mettant en scène un chercheur à la fois expert en physique quantique, relativiste et en génétique selon les besoins du scénario. Donc voila, je pense que la question mérite d’être posée, Einstein était-il vraiment aussi génial qu’on le dit, ou est-il une construction médiatique ? Etait-il vraiment le plus grand physicien de tous les temps ?

Voilà dans cet épisode on va donc parler d’Einstein et de son rapport à la physique quantique. Juste pour rappeler, je ne suis pas un expert en physique quantique. Donc contrairement à d’habitude où je parle de sujets d’astrophysique que je connais très bien, je ne suis pas un expert parlant de son travail, mais juste quelqu’un d’intéressé parlant de physique quantique, au même titre que d’autres vulgarisateurs sur internet. Donc si vous voyez une grosse boulette dans le dossier, n’hésitez pas à me le faire remarquer dans les commentaires ou par mail, poliment si possible.

Je vais en fait parler de deux points spécifiques : dans un premier temps son article de 1905 sur l’effet photo-électrique, qui est quasiment à l’origine de la physique quantique, puis ensuite du grand débat qui opposa Einstein et d’autres à Heinseberg et Bohr, et que je vais résumer rapidement pour m’appesantir sur le paradoxe EPR qu’il va proposer en 1935. Einstein a bien sur contribué sans aucun doute selon bien des formes à la mécanique quantique entre ces deux papiers, séparés de 30 ans, mais on va s’en tenir là pour aujourd’hui.

Etat de la physique à la fin du XIX et rayonnement du corps noir

A la fin du XIXème siècle, tout va bien chez les physiciens. On a une théorie de la mécanique solide qui vient de Newton, une théorie électromagnétique de Maxwell, etc… les théories que l’on a à l’époque permettent d’expliquer la majorité du monde “à taille humaine”, ni trop grand, ni trop petit, ni trop rapide, ni trop énergétique. En passant, je voudrais corriger une grave injustice ! Contrairement à ce qu’on entend souvent (en particulier dans plusieurs épisodes de e-penser), ce n’est pas vrai que Kelvin a dit à la fin du XIXème une quelconque phrase disant que la physique était finie et qu’il ne restait que l’amélioration des constantes à la sixième décimale (la citation “[…] it seems probable that most of the grand underlying principles have been firmly established […] An eminent physicist remarked that the future truths of physical science are to be looked for in the sixth place of decimals.” a bien été prononcée à la fin du XIXème, mais par Michelson, PAS par Kelvin). Lord Kelvin, prononce bien un discours le 27 Avril 1900 intitulé : Nineteenth Century Clouds over the Dynamical Theory of Heat and Light [Les nuages du XIXeme siècle sur la théorie dynamique de la chaleur et de la lumière]. Mais contrairement à ce que l’on lit, sans minimiser particulièrement la taille de ces nuages, il montre plutôt les trous les plus graves de la physique de la fin du XIXeme avec justement beaucoup beaucoup de perspicacité, comme on va le voir (“j’ai bien peur que le nuage numéro 1 (problème de l’éther) soit très dense” dit-il même dans ce texte). Il aurait pu tomber sur un problème qui se révélerait juste une erreur de mesure, mais non, il est vraiment tombé sur les vrais problèmes de la physique classique, et qu’on lui reproche de ne pas avoir su prévoir exactement la profondeur des trous qu’il avait justement eu le nez de pointer, je trouve ça un peu dur.

En effet, le premier nuage selon lui est l’expérience de Michelson et Morley. Pour résumer rapidement cette expérience il s’agissait de voir si la lumière allait plus vite dans une direction que dans une autre à cause de la rotation de la Terre. Cela aurait mis en évidence un mouvement de la Terre par rapport à l’éther, qui était le médium censé porter la lumière. Mais ils ne parvinrent pas à mettre en évidence cette différence. Ce premier nuage que je vais laisser là aujourd’hui, cache en fait la physique relativiste, qu’Einstein va justement développer dans les 15 années suivantes. Le second nuage va faire l’objet de notre première partie, car il s’agit de ce qu’on appelle le rayonnement du corps noir.

A la fin du XIX eme, on avait une théorie qui décrivait la lumière émise par un objet que l’on chauffe, comme un métal par exemple, qui devient d’abord rouge, puis blanc. On appelle cet effet le rayonnement du corps noir, ce qui est un peu paradoxal, mais vous allez voir pourquoi. Un corps noir est un concept désignant un objet qui absorbe toute la lumière qu’on lui envoie et qui ne réfléchit absolument rien. On devrait s’attendre à ce que cet objet ne produise absolument aucune lumière du coup et pourtant on voit une lumière qui lui est propre et qui dépend de la température de l’objet. En pratique, donc, tout objet à donc un rayonnement de réflexion auquel s’ajoute un rayonnement de type corps noir (c’est à dire qui ne peut pas s’expliquer par la réflexion). En pratique, les meilleures approximation d’un corps noir sont donc les objets où ce rayonnement de corps noir est tellement supérieur au rayonnement de réflexion qu’on peut dire qu’il n’y a que lui. Les étoiles, dans le visible, sont des corps noirs en première approximation par exemple (oui je sais c’est paradoxal).

Donc on a réussi à faire des mesures sur ce rayonnement de corps noir (en faisant varier la température de certains objets, en faisant attention de ne pas le confondre avec le rayonnement de réflexion). Et on a trouvé une belle loi expérimentale qui donne, pour une température donnée, le maximum de la lumière qu’il émet et sa position dans le spectre (sa couleur). C’est pour ça qu’une allumette enflammée a des zones qui sont bleues (les plus chaudes) à jaune-rouge (les plus froides). Si vous vous demandez pourquoi il n’y a pas de vert allez voir la vidéo “Pourquoi n’y a-t-il pas d’étoiles vertes ?” sur la chaîne Lanterne cosmique.

On a donc une belle relation expérimentale bien propre, une sorte de courbe en cloche. Le problème, c’est que l’on n’arrive pas à trouver une explication pour cette loi. D’un coté on a la loi de Wien, qui marche bien pour les petites longueurs d’onde mais qui n’arrive pas à expliquer le comportement qu’on observe à grandes longueurs d’ondes et de l’autre, la loi de Rayleigh–Jeans, pas mauvaise pour les grandes longueurs d’ondes, mais tend vers l’infini lorsque la longueur d’onde tend vers zero. Donc pour les longueurs d’ondes petites, comme l’ultra-violet, cela commence déjà a déconner sérieusement et ça se voit. On appellera ce phénomène la catastrophe ultraviolette.

En 1900, Planck trouve empiriquement une loi qui fonctionne bien, que l’on appelle la loi de Planck, plus complexe que les deux précédentes. Mais une fois cette loi trouvée, il n’a fait qu’une partie du travail, il faut maintenant comprendre pourquoi les corps noirs émettent ainsi, à partir de la physique qu’il connait. Il décompose alors ce rayonnement par des petits oscillateurs, pour chacune des longueurs d’ondes, dont il peut mesurer l’énergie une par une en utilisant la physique classique. Il s’aperçoit alors que s’il met un nombre discret d’oscillateurs dans un atome, il peut alors retrouver sa relation. Il faut bien comprendre le caractère un peu particulier de cette méthode. C’est de la même nature que ce qu’a expliqué Robin dans son dossier sur les infinis. Dans la physique de Newton et Maxwell, le monde est continu : une balle envoyée en l’air suis une courbe absolument continue. Au temps 0, elle est à un endroit, au temps t, elle est un peu plus loin. Si vous prenez la moitié de votre temps t, votre loi de Newton vous donne une autre position, si vous divisez encore par deux, votre loi de Newton vous donne une autre position, et ainsi de suite, vous pouvez le faire une infinité de fois, vous aurez une infinité de positions intermédiaires que votre loi de Newton vous donnera. Ce que propose Planck ici, c’est de dire que ce n’est pas vrai pour les énergies, au niveau atomique. Vous avez un oscillateur à une énergie 1 et un oscillateur à une énergie 2, mais si vous prenez l’énergie entre les deux, vous n’avez pas d’oscillateur. En ajoutant tous les petits oscillateurs discrets pour chaque atomes, Planck tombe sur sa loi. Du fait du très grand nombre d’atomes dans un corps noir, on a en pratique une énorme quantité de modes discrets chacun émettant à leur énergie, ce qui fait que la loi de Planck pour les corps noirs est continue, bien que dérivée de la somme de petites contributions discrètes. Ces oscillateurs sont pour Planck hypothétiques, n’ont pas d’existence réelle. Ils sont de simple outils mathématiques permettant la résolution de son problème, mais ils sont tout de même la première introduction de discrétisation dans la physique, qu’on appellera quanta, ce qui lui vaudra le prix Nobel en 1918.

L’annus mirabilis 1905 ou le fossoyeur de la physique classique

Après cette longue introduction, nous arrivons donc à Einstein et à l’année 1905, et nous allons voir que les travaux de cette année là nous permettent déjà de répondre à la question “Einstein était-il vraiment un génie hors catégorie”. Et je peux répondre : oui, il est vraiment le plus grand physicien du XXème siècle et possiblement encore plus grand que Newton. On pourra m’opposer d’autres noms, mais je pense que c’est le seul physicien du XXeme siècle pour lequel on peut dire “waouh, il n’a eu qu’un seul prix Nobel, il s’est vraiment fait voler”. On peut ainsi dire qu’il a inventé la physique moderne dans de nombreux domaines ou peut être plus exactement qu’il a été le plus grand fossoyeur de la physique classique. Pour illustrer mes dires, parlons de l’année 1905 qui a été qualifiée d’”année miraculeuse de la physique”, ou annus mirabilis par la seule force de ses travaux d’Einstein. Le mot Annus Mirabilis est aussi utilisée pour décrire l’année 1666 durant laquelle Newton a :

  • créé une nouvelle branche des mathématiques, l’Analyse,
  • ce qui lui permet de résoudre plusieurs problèmes de physique liés aux vitesses et aux accélérations,
  • proposé un nouveau modèle théorique pour expliquer les comportements des ondes optiques (le modèle corpusculaire).

De la même façon, en 1905, Einstein publie coup sur coup, quatre papiers dans la revue Annalen der Physik, dans des disciplines différentes de la physique, qui seront quatre grands coups de poing dans la physique du XIXème. A ce moment là, il est encore en train de faire sa thèse, et il travaille à l’office des brevets de Berne.

  • Le premier, publié le 9 juin, est intitulé “Un point de vue heuristique concernant la production et la transformation de la lumière”. C’est celui qui nous intéresse le plus aujourd’hui, et je vais le développer plus tard,  il est sur l’effet photo-électrique [original, et traduction anglaise]
  • Le second, publié le 18 juillet, s’intitule “Sur le mouvement de petites particules en suspension dans un liquide immobile, comme requis par la théorie cinétique moléculaire de la chaleur”. Einstein s’attaque à la réconciliation de la thermodynamique, qui étudie les phénomènes comportant un grand nombre de particules, avec la mécanique newtonienne, qui décrit le mouvement individuel de chaque particule, ce qu’on appelle le mouvement brownien. Avant la publication de cet article, les atomes étaient reconnus comme un concept utile, mais leur existence réelle était débattue par les physiciens et les chimistes. Le travail fait par Einstein convainc beaucoup de gens de sa réalité. Bon le mouvement brownien mériterait sans doute un podcast à lui seul. [original, et traduction anglaise]
  • Le troisième, publié le 26 septembre s’intitule “De l’électrodynamique des corps en mouvement”. Il traite de ce qui sera plus tard connu sous le nom de relativité restreinte, qui va amorcer sa réflexion qui aboutira 10 ans plus tard à la relativité générale. Je ne reviens pas dessus, je vous renvoie à notre épisode 226 avec Jean-Philippe Uzan sur la relativité générale, si vous ne l’avez pas encore écouté, foncez, c’est selon moi le meilleur épisode de physique que l’on ait fait sur podcast Science. [original, et traduction anglaise]
  • Enfin, le quatrième, publié le 21 novembre s’intitule “L’inertie d’un corps dépend-elle de l’énergie qu’il contient ?” Il introduit le concept d’équivalence entre la masse et l’énergie, relié par la célèbre relation E = mc2. Là encore, je vous laisse sur votre faim, mais ça mériterait un épisode entier de podcast. [original, et traduction anglaise]

Certaines personnes ajoutent à ces 4 papiers de l’année miraculeuse, sa thèse, qu’il sortira l’année suivante, en 1906, où il explique comment déterminer le nombre d’Avogadro et la taille des molécules. Voila donc rien que pour les articles qu’il a publié cette année là, avant sa thèse, Einstein aurait pu espérer au moins deux prix Nobel et est considéré comme le plus grand physicien du XXème siècle. Et il va continuer à développer dans les années suivantes la théorie de la relativité générale. Mais dans le cadre de cet épisode, revenons à l’article qui lui valut le prix Nobel en 1921, sur l’effet photo-électrique

Einstein lors de la remise de son prix Nobel en 1921

L’effet photo-electrique et théorie des quantas

Dans cet article, Einstein reprend l’idée de discrétisation des fréquences avancée par Planck, mais va plus loin, car il est convaincu que ce phénomène n’est pas un artefact mathématique, mais une réalité physique :

L’énergie, durant la propagation d’un rayon de lumière, n’est pas distribuée de façon continue sur les espaces en constante augmentation, mais se compose d’un nombre fini de quanta d’énergie localisée en des points de l’espace, se déplaçant sans se diviser et étant capable d’être absorbés ou générés comme des entités.

Il appelle ces entités des quantum de lumière, qui deviendront les photons, terme introduit par Gilbert N. Lewis seulement en 1926. En utilisant cette idée, il peut alors expliquer l’effet photo-électrique, qui était un phénomène observé à l’époque selon lequel un courant, donc un mouvement d’electrons, pouvait être généré par une exposition lumineuse. Toujours selon Einstein :

Selon le point de vue d’après lequel la lumière incidente est composée de quanta d’énergie […], la production de rayons cathodiques par la lumière peut être comprise de la manière suivante : la couche de surface du corps est pénétrée par des quanta d’énergie dont l’énergie est partiellement convertie en énergie cinétique des électrons. La conception la plus simple est qu’un quantum de lumière transfère toute son énergie à un électron unique […]

La lumière transmet son énergie aux électrons, mais d’une façon bien particulière : un petit paquet de lumière, d’énergie bien définie, va aller mettre en mouvement un seul électron. Dans un faisceau de lumière, vous avez donc un nombre fini de paquets de lumière, qui peuvent chacun avoir un nombre fini d’énergie {E1, E2, …, En}. Et donc si vous augmentez l’intensité de la lumière que vous envoyez, vous augmentez le nombre de paquets de lumière qui arrivent, donc le nombre d’électrons que vous mettez en mouvement, mais pas l’énergie de chaque électron, qui reste tout le temps dans cet ensemble {E1, E2, …, En}.

On voit bien que cette nouvelle théorie, qui lui vaut son prix Nobel en 1921, semble en complète opposition avec la théorie de Maxwell précédemment admise selon laquelle la lumière est une onde continue. Je ne vais pas revenir sur la dualité onde-corpuscule de la lumière, c’est un classique de la vulgarisation, et de nombreux vulgarisateurs meilleurs que moi s’y sont essayés avec plus ou moins de succès. Je vous conseille la vidéo numéro 16 de Science Etonnante “La mécanique quantique en 7 idées” sur le sujet.

Bon revenons à nos moutons discrets. Einstein, reprend donc la théorie d’énergie proposée par Planck, mais lui donne une existence physique en quantifiant la lumière et en mettant en évidence l’existence de photon. A ce titre, il est donc quasiment à l’origine de la physique quantique. Un peu paradoxal pour une personne que l’on dit opposé à la mécanique quantique, non ? D’où lui vient donc cette réputation ? Pour le comprendre on va faire un résumé rapide sur 30 ans.

De la théorie des quanta à la mécanique quantique

De 1905 à 1915, Einstein va laisser la lumière discontinue à des petits jeunes et régler son compte à la relativité pendant les 10 suivantes (voir notre épisode 226 avec Jean-Philippe Uzan sur la relativité générale). En 1913, Niels Bohr développe son modèle de l’atome, bien connu de tous les étudiants de physique comme étant ce moment de l’année où le prof explique “bon, l’atome de Bohr, c’est important comme étape, mais c’est complètement faux”. On est encore dans la théorie de quanta, ou ancienne théorie quantique, c’est un développement de la théorie d’Einstein. En 1923, les travaux d’Arthur Compton sur la diffusion des rayons X valident définitivement la théorie des quantas introduite par Einstein 18 ans plus tôt. Finalement, en 1924 le physicien français Louis de Broglie généralise dans sa thèse la dualité onde-corpuscule pour toutes les particules, toujours à la suite d’Einstein. Bon jusqu’à cet époque, on est vraiment dans la continuité d’Einstein, il suit les travaux de près et il est tout à fait d’accord. De Broglie déclare même :

L’idée fondamentale de [ma thèse de 1924] était la suivante : « Le fait que, depuis l’introduction par Einstein des photons dans l’onde lumineuse, l’on savait que la lumière contient des particules qui sont des concentrations d’énergie incorporée dans l’onde, suggère que toute particule, comme l’électron, doit être transportée par une onde dans laquelle elle est incorporée […] Mon idée essentielle était d’étendre à toutes les particules la coexistence des ondes et des corpuscules découverte par Einstein en 1905 dans le cas de la lumière et des photons.

Einstein se tient au courant de ces théories et les valide ouvertement. Cette approbation des travaux du jeune chercheur par le génial physicien leur donnèrent même la publicité nécessaire pour que Erwin Schrödinger en prenne conscience et en déduise sa célèbre équation en 1925. Elle décrit l’évolution dans le temps d’une particule massive non relativiste, et remplit ainsi le même rôle que la relation fondamentale de la dynamique de Newton en mécanique classique.

i \hbar \frac{\partial}{\partial t}\Psi(\mathbf{r},t) = \hat H \Psi(\mathbf{r},t)
Equation de Schrödinger

En 1926, Dirac propose une forme modifiée de cette équation, adaptée à la relativité restreinte.

\left(\beta mc^2 + c\left(\sum_{n \mathop =1}^{3}\alpha_n p_n\right)\right) \psi (x,t) = i \hbar \frac{\partial\psi(x,t) }{\partial t}
Équation de Dirac

Juste en passant, on en est déjà à 7 prix Nobel évoqués pour cette théorie des quantas (Planck 1918, Einstein 1921, Bohr 1922, Compton 1927, de Broglie 1929, Schrödinger et Dirac conjointement en 1933), pour vous dire que c’est vraiment la théorie à la mode. En comparaison, ni Einstein, ni Minkowski pour son développement des equations de la relativité, ni Hubble qui a montré que l’univers était en expansion, ni Lemaitre pour le big bang, ni Hawking pour les trous noirs, n’ont reçus de prix Nobel pour leur travaux sur la relativité, pour vous dire que c’est vraiment pas un truc à la mode. Bref, il fallait vraiment être idiot en sortant de l’université pour aller faire de la relativité.

Bon on est donc à Schrödinger et pour le moment, Einstein est toujours à bord, distribuant les bons points aux petits jeunes, et participant aux recherches, comme en atteste sa présence sur les photos du congrès Solvay par exemple. Mais c’est là que ça s’arrête.

Congrès Solvay de 1927

L’interprétation probabiliste et l’école de Copenhague

En 1926, le physicien Max Born introduit une interprétation probabiliste de la fonction d’onde décrite par de Broglie et Schrödinger. On va appeler cette interpretation celle de l’école de Copenhague car Bohr était le directeur de l’institut de cette ville et Heisenberg et Pauli en étaient de fréquents visiteurs. En 1927, Heisenberg énonce son principe d’incertitude : il existe une limite fondamentale à la précision avec laquelle on peut connaître simultanément deux propriétés physiques d’une même particule, comme sa position et sa quantité de mouvement.

Je vais laisser la parole à Heisenberg pour expliquer en quoi cette interpretation est difficile à accepter :

L’interprétation de Copenhague de la théorie quantique prend naissance dans un paradoxe. Toute expérience physique, qu’il s’agisse de phénomènes de la vie quotidienne ou de phénomènes atomiques, se décrit forcément en termes de physique classique. Les concepts de physique classique forment le langage grâce auquel nous décrivons les conditions dans lesquelles se déroulent nos expériences et communiquons leurs résultats. Il nous est impossible de remplacer ces concepts par d’autres et nous ne devrions pas le tenter. Or, l’application de ces concepts est limitée par les relations d’incertitude et, quand nous utilisons ces concepts classiques, nous ne devons jamais perdre de vue leur portée limitée, sans pour cela pouvoir ou devoir essayer de les améliorer.

Werner Heisenberg

En gros, notre compréhension du réel est intimement classique et non-adaptée à ce que la théorie quantique observe. Et ce que la théorie observe, c’est que dans ce monde-là, l’observation a une influence sur le monde réel. Ainsi, l’équation d’onde, solution de l’équation de Schrödinger dans l’interprétation probabiliste, donne par exemple une probabilité de présence sur vitesse de la particule. Mais cela reste une probabilité, la particule est potentiellement à toutes les vitesses possibles, elle a juste plus de chance d’être à une certaine vitesse donnée. Par contre, quand on a pris la mesure, on fait ce qu’on appelle un écrasement de la fonction d’onde et on obtient une valeur (la particule va à X m/s). A partir du moment où l’on a pris cette mesure, on peut la reprendre et on obtiendra toujours X m/s. La mesure a fixé définitivement l’état de la particule. Et cela ça pose beaucoup de problèmes à Einstein. Je laisse encore une fois Heisenberg décrire ce qu’Einstein pense de cette question :

Cette interprétation [dit Einstein] ne nous décrit pas ce qui se passe, en fait, indépendamment des observations, ou pendant l’intervalle entre elles. Mais il faut bien qu’il se passe quelque chose, nous ne pouvons en douter; […] Le physicien doit postuler qu’il étudie un monde qu’il n’a pas fabriqué lui-même et qui est présent, essentiellement inchangé, si le scientifique est lui-même absent.

Je trouve que cette phrase résume bien ce qu’Einstein pense : il existe un monde atomique en dehors de la personne qui prend la mesure, ce n’est pas elle qui le crée. L’interprétation de Copenhague, elle, est formelle, il n’existe tout simplement pas d’état de la particule avant la mesure. Et en allant plus loin certains physiciens disent même que la particule n’existe tout simplement pas avant la mesure, elle n’a pas d’existence propre. En fait, il n’y a pas de monde atomique objectif compréhensible, seulement l’écran que notre mesure projette sur lui. On comprend bien ce que cette idée à de dérangeant pour Einstein. Mais disons le clairement, l’interprétation de Copenhague est aujourd’hui admise quasiment unanimement par les physiciens.

Et donc ça y est, le vieux est au bout du rouleau ? En 1927, à 52 ans, Einstein est définitivement catégorisé comme vieux con par les jeunes de la théorie quantique, plus de 20 ans après qu’il l’ait lui même créée ? Et donc ses détracteurs ont raison, il est dogmatique, rouillé, et aussi incapable d’accepter la théorie des jeunes que votre grand mère d’apprendre à se servir de snapchat ? Mais attendez un peu avant d’enterrer papy.

Une théorie plus complète et déterministe

Dans leur cours actuel de l’école polytechnique, Jean-Louis Basdevant et Jean Dalibard affirment ainsi :

En un sens, on réalise maintenant qu’en opposition avec la majorité des physiciens de son époque, c’est Einstein qui avait raison de penser que l’interprétation de la mécanique quantique pose un véritable problème physique, même si la solution à laquelle il pensait n’était peut-être pas la bonne.

Comment est-ce possible alors si l’interprétation de Copenhague est juste ? Car le vieux sage n’est pas encore mort. Et dire qu’il ne croyait pas à la physique quantique ou qu’il pensait qu’elle était fausse a autant de sens que de dire qu’il a développé la théorie de la relativité générale car il pensait que la théorie de la gravitation Newtonienne était fausse. Bien évidemment, dans ces deux cas, il reconnaissait qu’elles étaient justes et admettait leur caractère prédictif, c’est à dire qu’elles permettent de faire des prédictions qui peuvent être vérifiées par l’expérience.

La gravitation Newtonienne prévoit par exemple que si on lance une balle, elle va tomber à un certain endroit car elle est attirée par la Terre selon une force de la gravitation. Mais l’action de cette force semble immédiate ! Même Newton est perturbé par cette observation. En effet, pas besoin de relativité restreinte et de savoir qu’on ne peut pas dépasser la vitesse de la lumière pour faire tiquer Newton quand on lui dit “action immédiate”. Ca devrait faire tiquer Robin d’ailleurs, car “action immédiate”, ça veut dire vitesse infinie. Et ça, même sans avoir la moindre idée de la vitesse de la lumière, c’est un gros problème dans toute théorie physique.

C’est en partie ce point qui a poussé Einstein à trimer pendant 10 ans pour la relativité générale. On en avait parlé beaucoup avec Jean-Philippe Uzan : ce n’est pas un problème expérimental qui l’a poussé à creuser la relativité. A l’époque les quelques défauts de la théorie Newtonienne comme l’avance du périhélie de Mercure sont absolument négligeables. Non, c’est vraiment un besoin de cohérence de la théorie. Il pousse des arguments logiques les uns après les autres en élaborant des expériences de pensée toujours plus précise. Jean-Philippe Uzan nous avait dit “C’est le maître de l’expérience de pensée”. Et il finit par accoucher de sa théorie : la gravitation n’est pas une force à action immédiate, ce n’est juste pas une force, mais une manifestation de la géométrie de l’espace-temps. Et donc rien ne se déplace plus vite que la lumière et la relativité restreinte est saine et sauve (ouf !). Et il essaie tout simplement de faire le même coup à la mécanique quantique.

De la même façon que la gravitation newtonienne est juste et prédictive, Einstein reconnait que la physique quantique est juste et prédictive. Attention, dans le cas de la théorie quantique, on ne parle pas de prédiction sur l’état de la particule, car ce n’est pas une théorie déterministe, mais de prédiction sur la probabilité de mesure de cet état. Et donc, la mécanique quantique va nous permettre de prédire, que si on fait 1000 mesures, les valeurs mesurées vont se répartir d’une certaine façon et qu’on aura plus de certains états que d’autres et dans quelles proportions. Cela c’est vérifié et Einstein l’admet. Il n’est pas con, il ne va pas aller contre les vérifications expérimentales, ce n’est pas son rayon l’expérimental. Mais comme la gravitation newtonienne, pour lui, la physique quantique n’est pas assez complète, pas assez belle, pas assez auto-cohérente et il essaie de nous refaire le même coup. Il cherche une super théorie, qui serait déterministe et qui reproduirait les résultats de la mécanique quantique dans un certain cas particulier. On a aussi des théories à variables cachées, c’est à dire hors de la théorie quantique, mais qui en tireraientt les ficelles. Et il va donc faire ce qu’il fait le mieux, c’est à dire une expérience de pensée.

Le paradoxe EPR

Pour comprendre le célèbre paradoxe qu’il met en place avec les physiciens Podolsky et Rosen, appelé paradoxe EPR, il faut comprendre un peu ce que sont deux particules intriquées. On en avait parlé dans l’épisode 115 de podcast Science sur l’intrication quantique avec une belle interview de Nicolas Gisin. Ce n’est pas quelque chose qui est spécifique à la mécanique quantique en fait. Si vous avez une carte rouge et une carte noire et que vous les enfermez dans deux boites séparées. En ouvrant la première et en regardant sa couleur, vous connaissez immédiatement la couleur de l’autre sans avoir besoin de vérifier (rouge si c’est noir ou noir si c’est rouge). Les deux cartes sont intriquées : connaitre une information sur l’une permet de déduire instantanément une information sur l’autre sans avoir à vérifier.

Il est possible de “préparer” des particules de manière à ce que leurs états soient intriqués. Comme on l’a dit plus haut, prendre une mesure de l’une d’entre elle permet alors non seulement de fixer l’état de cette particule, ou de réduire la fonction d’onde. Par exemple, on trouve que la particule est dans l’état rouge. Mais du coup cela implique aussi que l’état de celle avec laquelle elle est intriquée soit instantanément fixé aussi, dans l’état noir. Et ça marche quelle que soit la distance de ces particules. Mais la vrai différence avec le coup des cartes, c’est que dans le cas “classique”, regarder votre carte ne change pas la carte à distance. Elle ne devient pas rouge car vous avez pioché noir : elle était rouge depuis le début. Tandis que ce n’est pas vrai au niveau quantique : si mon action de faire ma mesure sur la particule et de trouver noir n’avait pas d’influence sur la particule à distance alors elle serait encore dans un état d’indétermination quantique. Et une autre personne pourrait faire sa mesure et trouver noir aussi par exemple. Mais ce n’est pas ce qu’on observe : réduire la fonction d’onde de la première permet de réduire la fonction d’onde de la seconde, immédiatement et si une autre personne fait la mesure, il trouvera rouge, tout le temps. Et donc mon action de mesure sur une particule a une influence sur l’état de l’autre, pas seulement sur sa connaissance.

Et en voyant cet état d’intrication quantique, Einstein a vu enfin la possibilité de se faire les danois. Il construit une expérience de pensée avec deux particules intriquées très très loin l’une de l’autre et que l’on mesure quasiment simultanément et qui sont suffisamment éloignées pour ne pas avoir le temps de se parler entre les deux mesures. Et c’est la force de son expérience de pensée : le assez loin peut être vraiment très loin et le quasiment simultanément peut être aussi rapproché qu’on veut. Et il tient son paradoxe. Enfin plutôt qu’un paradoxe, c’est une démonstration par l’absurde. En effet, il n’a pas jeté ça juste pour s’amuser à leur faire des nœuds dans le cerveau, il l’a construit comme une démonstration que la théorie de la mécanique quantique dans sa forme actuelle ne peut pas être complète.

Einstein (et sa jolie moustache)

Exemple de raisonnement par l’absurde :

Hypothèse 1 : Je suis Einstein
Hypothèse 2 : Einstein une jolie moustache sur toutes les photos en tant qu’adulte

Or, il existe au moins une photo de moi adulte où je ne porte pas de jolie moustache donc soit l’hypothèse 1 ou soit l’hypothèse 2 est fausse. Soit je ne suis pas Einstein, soit il existe au moins une photo d’Einstein adulte où il n’a pas de joli moustache. Mais revenons au paradoxe EPR.

Dans notre cas:
Hypothèse 1 : l’interprétation de Copenhague est vraie et complète et il n’existe pas de super théorie déterministe derrière, l’état des particules avant la mesure est vraiment totalement indéterminée.
Hypothèse 2 : la mesure d’une particule ne peut pas influencer immédiatement une autre particule à l’autre bout de l’univers.

L’hypothèse 1, c’est celle qu’Einstein veut prouver fausse. Si c’était le cas, les deux particules seraient au courant dès le début de l’état qu’elles vont prendre. L’état dans lequel on trouve la seconde particule après la mesure était déterminé dès le départ, en contradiction avec la représentation de Copenhague. Il existe donc une super théorie derrière, qu’on ne connait pas encore, mais qui est déterministe.
Hypothèse 2, c’est ce qu’on appelle en physique le principe de localité et le fait qu’il soit juste parait une évidence à Einstein. En clair ce principe dit que deux objets éloignés d’une distance très très grande ne vont pas avoir d’influence l’un sur l’autre, un objet ne peut être influencé que par son environnement immédiat, ce que viole la notion d’action instantanée à distance. Et Einstein, comme la plupart des physiciens de l’époque d’ailleurs, avait du mal à concevoir un monde sans ce principe :

Il semble essentiel pour cette disposition des choses introduites en physique que ces [particules], à un moment donné, revendiquent une existence indépendante l’une de l’autre, dans la mesure où elles se trouvent dans différentes régions de l’espace. Sans l’hypothèse de l’existence mutuellement indépendante (de l’«être-ainsi») des choses séparées spatialement les unes des autres, hypothèse qui trouve son origine dans la pensée de tous les jours, la pensée physique qui nous est familière ne serait pas possible. On ne voit pas comment les lois physiques pourraient être formulées et vérifiées sans une telle séparation.

Et c’est le chant du cygne d’Einstein : soit il a raison et leur théorie est incomplète et il existe une théorie à variable cachée encore à découvrir, soit il emporte l’un des principes les plus sacrés de la physique dans sa chute et l’action instantanée à distance existe. Et c’est en ça que le cours de la physique de polytechnique dit qu’il avait compris quelque chose que ses contemporains ne voyaient pas. Et jusqu’à sa mort, Einstein resta persuadé que cette super théorie était à portée de main et entretint ce débat quasi philosophique avec Bohr : existence d’une super théorie déterministe cachée derrière la mécanique quantique ou violation du principe de localité.

J’avoue que je ne suis pas complètement sûr de mon explication du paradoxe EPR, en effet, wikipedia ne dit pas la même chose que le cours de polytechnique à cet endroit et je ne comprends plus trop le cours de polytechnique ici (ici, page 292). En plus, il semble que la formulation du paradoxe ait évolué au cours du temps pour devenir plus précise et plus dérangeante pour la mécanique quantique, en particulier grâce les travaux du physicien David Bohm. En fait il y a trois hypothèses qui peuvent être remises en cause lors de la démonstration par l’absurde :

  1. impossibilité pour un signal de dépasser la vitesse c;
  2. la mécanique quantique est complète et décrit entièrement la réalité (il n’existe pas de super théorie plus complète et déterministe cachée) ;
  3. les deux particules éloignées forment deux entités pouvant être considérées indépendamment l’une de l’autre, chacune étant localisée dans l’espace-temps (principe de localité).

On va assez vite montrer que la relativité restreinte n’est pas remise en cause (donc l’hypothèse 1). Il n’y a pas transmission de signal entre ces deux particules, et on ne peut pas transmettre d’information grâce à ce système, ce qui ouvrirait la voie à la remise du principe de causalité (je pourrais recevoir une réponse à un message avant de l’avoir envoyé par exemple). La partie se joue plutôt entre les deux autres. Il faut voir l’hypothèse 3 comme le fait que les deux particules sont un même objet : un système intriqué forme un tout dont on ne peut pas décrire séparément les composants, quelque soit la distance entre eux. Par définition ce système est non local.

Les équations de Bell et leur vérification

Alain Aspect (et sa jolie moustache)

Allez je conclus rapidement. En 1964, après la mort d’Einstein, le physicien Bell propose des inégalités que l’on peut vérifier expérimentalement pour séparer les deux opposants. On passe alors du débat philosophique à la question scientifique. Mais les capacités techniques de l’époque me permettent pas de réaliser cette expérience. En 1982, Alain Aspect, physicien à Orsay, et son équipe (dans laquelle est Dalibard qui a écrit le cours que je vous ai cité plus tôt) réussissent à mettre au point une expérience pour vérifier les inégalités de Bell. Dans le dispositif, des paires de photons intriqués sont produites, et chacun des photons d’une paire est dirigé vers un détecteur pour mesurer son état. Les deux détecteurs sont suffisamment éloignés l’un de l’autre pour qu’il soit impossible qu’une communication à la vitesse de la lumière puisse fausser le résultat de la mesure (on parle alors d’échappatoire de localité). Et cette expérience montrent que les inégalités de Bell sont bien violées. Pour être plus précis encore une fois, cette violation n’est pas celle de la relativité restreinte : il n’y a pas de signal échangé entre les deux particules. Mais on montre qu’un système de particules intriquées n’est pas local et donc qu’il existe des choses non locales dans l’univers. L’action à distance instantanée est donc une réalité. Mais l’expérience d’Aspect comporte de légères failles. En 2015, Ronald Hanson et son équipe, de l’université de Delft aux Pays-Bas, réalisent enfin une expérience de Bell sans faille, ce qui permet alors de conclure que la localité est définitivement violée.

Attention, ça ne veut pas dire que la mécanique quantique dans sa forme actuelle est complète et qu’il n’existe pas de super théorie cachée derrière la mécanique quantique. Le paradoxe EPR est un raisonnement par l’absurde, on a juste prouvé qu’au moins une des hypothèses est fausse, mais elle peuvent l’être toutes les deux. En reprenant mon exemple, même si j’ai prouvé que mon hypothèse 1 est fausse par une autre manière, à savoir que je ne suis pas Einstein ça ne veut pas dire que mon hypothèse 2 est absolument vraie, à savoir qu’il est absolument et rigoureusement impossible de trouver une photo d’Einstein adulte sans jolie moustache. Par contre, on a prouvé que même s’il existe une super-théorie à variables cachées plus complète derrière, elle ne sera pas locale non plus. Donc au final, Einstein avait bien tort dans son intuition initiale, mais il a réussi à emporter la localité de notre univers avec lui !

Partie du dispositif expérimental de Ronald Hanson et de son équipe, à l’université de Delft aux Pays-Bas (Crédits : Frank Auperle)

Kochen et Specker ont montré dans les années 1960 qu’une théorie à variables cachées admissible était forcément contextualiste : elle devait forcément dépendre du contexte expérimental, et pas seulement des entités physiques seules, portant encore un coup à la vision, dite réaliste, d’Einstein. Enfin, des expériences récentes ont réussi à éliminer une vaste classe de théories à variables cachées. A ce jour, il n’est pas encore totalement exclu qu’une théorie à variables cachées non locales, contextualistedéterministe ou non, puisse encore exister, bien que de plus en plus de physiciens en doutent. Ce champ d’étude continue d’être débattu par les physiciens, qui disposent maintenant des outils pour tester expérimentalement leurs théories.

Je conclus sur une citation de John Bell au CERN en 1990. Il explique le vrai apport d’Einstein à la mécanique quantique, en forçant les autres physiciens de son époque à admettre toutes les conséquences de la complétude de leur jolie théorie, même les plus désagréables. Pour moi, cette citation enterre définitivement le mythe “Einstein n’a jamais compris [accepté] la physique quantique” :

[L]’idée même d’action à distance est très répugnante pour les physiciens. Si j’avais une heure pour le faire, je vous bombarderais de citations de Newton, d’Einstein, de Bohr et de tous les autres grands hommes, vous disant combien il est impensable que, en faisant quelque chose ici, nous pouvons changer une situation lointaine. Je pense que les pères fondateurs de la mécanique quantique n’avaient pas tellement besoin des arguments d’Einstein sur la nécessité qu’il n’y ait pas d’action à distance, parce qu’ils regardaient ailleurs. L’idée qu’il y ait soit déterminisme, soit action à distance, leur était si répugnante qu’ils détournèrent le regard. Eh bien, c’est la tradition, et nous devons apprendre, dans la vie, parfois, à apprendre de nouvelles traditions. Et il se pourrait bien que nous devions apprendre non pas tant à accepter l’action à distance, mais à accepter l’insuffisance de “pas d’action à distance”.

En conclusion

Einstein est véritablement le génie multi-disciplinaire que l’on présente souvent : il a sans aucun doute véritablement révolutionné la physique en posant les bases de la physique quantique et en inventant quasiment à lui seul la realtivité générale. En 2015 et 2016, on est encore en train de tester les implications expérimentales de ses théories (inégalités de Bell et ondes gravitationnelles). En plus de ses apports théoriques à ces deux théories, il a aussi participé à beaucoup d’autres choses, comme les condensats de Bose-Einstein, qui menèrent à la supra-conductivité et qui valurent une prix Nobel en 2011 à ceux qui réussirent à construire le premier.
Le cliché “Einstein ne comprenait rien à la mécanique quantique” est une grosse bêtise. Déjà, il a participé à l’invention même de cette théorie et a accompagné toute sa vie son développement. De plus, si son intuition initiale de la super théorie déterministe plus cohérente que la théorie quantique était fausse, il a par contre eu dès 1927 l’intuition profonde que la théorie quantique avait des implications terribles, que les physiciens ne pourraient pas ignorer. Son opposition à l’interprétation probabiliste de la physique quantique dépassait de loin le simple “point de vue” ou la posture dogmatique.  En forçant ses adversaires à admettre toutes les conséquences de leur théorie, il a (encore une fois) amené à une révolution dans la façon dont on voit le monde.

Jeu de la citation :

Les fausses citations d’Einstein pullulent sur internet. Toutes ces citations lui sont attribuées : lesquelles sont véridiques d’après vous ?

  1. Si l’abeille disparaissait de la surface du globe, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre.
  2. Le Mal est l’absence de Dieu
  3. Ce que vous avez lu sur mes convictions religieuses était un mensonge, bien sûr, un mensonge qui est répété systématiquement. Je ne crois pas en un Dieu personnel et je n’ai jamais dit le contraire de cela, je l’ai plutôt exprimé clairement. S’il y a quelque chose en moi que l’on puisse appeler “religieux” ce serait alors mon admiration sans bornes pour les structures de l’univers pour autant que notre science puisse le révéler.
  4. L’astrologie est une science en soi illuminatrice. J’ai appris beaucoup grâce à elle, et je lui dois beaucoup. Les connaissances géophysiques mettent en relief le pouvoir des étoiles et des planètes sur le destin terrestre. A son tour, en un certain sens, l’astrologie le renforce. C’est pourquoi c’est une espèce d’élixir de vie pour l’humanité .
  5. La seule chose qui interfère avec mon apprentissage est mon éducation.
  6. La mécanique quantique est certainement impressionnante. Mais une petite voix me dit que ce n’est pas encore le vrai truc. Cette théorie en dit beaucoup, mais ne nous rapproche pas encore vraiment des secrets du “vieux barbu”. Dans tous les cas, j’en suis convaincu, Il ne joue pas aux dés.

Réponse : la 3 (tirée de Albert Einstein, The Human Side: Glimpses from His Archives) et la 6 (Quantum mechanics is certainly imposing. But an inner voice tells me that it is not yet the real thing. The theory says a lot, but does not really bring us any closer to the secret of the “old one.” I, at any rate, am convinced that He does not throw dice. Letter to Max Born (4 December 1926); The Born-Einstein Letters (translated by Irene Born) (Walker and Company, New York, 1971)

Pour vérifier si une citation d’Einstein est vraie :

L’argument d’autorité ultime

En tous les cas, méfiez-vous des citations d’Einstein en tant qu’argument, quand bien même il l’a vraiment dit, ca ne veut pas dire qu’une petite phrase résume sa pensée. On a tendance à utiliser Einstein en mode Oscar Wilde pour le côté aphorisme plaisant, mais en plus avec le côté “argument d’autorité ultime”, vu le calibre du bonhomme. Par exemple, la citation ultracélèbre et véridique “Dieu ne joue pas aux dés” peut laisser penser, hors de son contexte :

  1. qu’il croyait en un Dieu anthropocentrique en mode vieux barbu
  2. qu’il rejetait en bloc la mécanique quantique

Mais si on regarde un peu plus large on voit que c’est souvent beaucoup plus complexe.

Donc c’est vrai qu’on vous donne une citation à la fin de chaque épisode, mais ne les prenez pas pour plus qu’elles ne le sont. Elles sont seulement une jolie manière de faire un peu réfléchir en ouverture et ne peuvent certainement pas être utilisées dans un débat scientifique. Et si quelqu’un le fait, ça le décrédibilise sérieusement (à part s’il cite un extrait d’un papier scientifique dans son contexte) même si c’est du Einstein. Donc quand les Bogdanov utilisent des citations d’Einstein pour vendre leur soupe créationniste à la télécomme il le font régulièrement, c’est assez lamentable. Il est à peu près évident qu’Einstein était opposé à une forme très littérale de créationnisme (voir ici), et les Bogdanov ne sortent pas grandis de leur tentative d’essayer de le recruter 60 ans après sa mort sur des formes aussi récentes de créationnisme de type dessein intelligent, dont il n’a jamais pris connaissance de près ou de loin. Einstein et Dieu mériterait un épisode complet je pense. Il évoque souvent Spinoza en réponse à ces questions (car on a passé sa vie à lui demander le pauvre homme) : je vous mets une vidéo sur Dieu et Spinoza si vous souhaitez voir ce que ce concept recouvre chez ce philosophe.

Sources :

Cours de l’Ecole polytechnique. Jean-Louis Basdevant et Jean Dalibard

Wikipedia (articles Einsteinécole de Copenhagueparadoxe EPR, Annus Mirabilis, variable cachée en particulier)

Un bon article de Futura Science

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