Les mathématiques du mariage stable

Mini-dossier publié dans le cadre de la soirée radio-dessinée “L’Amour est dans la Pipette“, enregistrée en public à Paris, à l’Espace des Sciences Pierre-Gilles de Gennes avec le collectif Strip Science le 23 mars 2013

Bienvenue à Tournez manège ! Bon, version mathématique, quand même… Et oui, les mathématiciens ont quelque chose à dire sur le mariage. De toutes façons, ils ont des choses à dire sur tout. Des fois, même, ce sont des gens qui sont venus les chercher. Deux sujets très différents pour avoir un aperçu de la chose…

Chez les Warpilis, en Australie, la vie est compliquée. Enfin, c’est l’avis des anthropologues, pas des Warpilis. Pour eux, c’est pourtant simple : évidemment que Sidonie (oui, les prénoms sont francisés, c’est assez compliqué comme ça) ne peut pas se marier avec Gérard, ni avec Marcel, ni bien sûr avec Sacha. En revanche, elle a tout le loisir de choisir entre Simon et François. Ils ont expliqué ça plusieurs fois aux anthropologues qui ne comprenaient que couic, alors qu’ils leur dessinaient gentiment des plans dans le sable. Même avec les dessins, ça restait assez compliqué. Heureusement pour eux, certains ont croisé des mathématiciens, ce qui, on ne le répètera jamais, peut souvent vous sortir d’embarras. Ainsi, Claude Levi-Strauss lui même, qui n’était a priori pas un imbécile, a grandement apprécié sa rencontre avec André Weil, frère de la philosophe, mais surtout très grand mathématicien (d’ailleurs on devrait évidemment dire que Simone Weil est la soeur du mathématicien, mais bon….). Parce que lui, quand il a entendu ces histoires, il a tout de suite pensé à les traduire en algèbre. Pour ceux qui n’ont pas entendu parler de maths depuis l’école, l’algèbre c’est au mieux de la résolution d’équations, au pire juste un truc auquel ils n’ont jamais rien compris. Pour les autres, c’est avant tout l’étude des structures, c’est à dire des liens entre des objets, et l’art de regrouper sous un même symbole, un même nom des objets ayant le même “comportement”. L’exemple le plus simple, c’est de dire qu’il y a un lien entre toutes les façons qu’on a de faire bouger un triangle équilatéral en le laissant pointe en l’air (en le faisant tourner, en prenant son symétrique…) et toutes les façons de ranger trois cartes. Il suffit pour s’en convaincre de numéroter les cartes 1, 2, 3 et les sommets du triangle aussi…

Revenons à nos mariages de Warlpiris. Ceux-ci sont divisés en 8 groupes. Faisons style on fait des maths : on va les appeler A, B, C, D et alpha, beta, gamma, delta. Pourquoi deux fois 4 ? Parce que c’est plus simple : quelqu’un du groupe A ne peut se marier qu’avec quelqu’un du groupe alpha, et réciproquement, B et beta, C et gamma, D et delta aussi. Dit comme ça, on a l’impression que cette tribu est séparée en 4 tribus distinctes, mais ce n’est pas le cas, grâce aux lois de filiation : les enfants d’une A sont des B, d’une B des C, et caetera, et de l’autre côté, ça tourne dans l’autre sens : les enfants d’une alpha sont des deltas, d’une delta des gammas, et ainsi de suite. On a donc deux cycles qui tournent en sens inverses l’un de l’autre.

Face à ça, et pour savoir directement les liens de parenté qui peuvent exister, un matheux que vous laissez réfléchir deux minutes va prendre un cube.

Il a bien 8 sommets, un par groupe, auxquels on va donc attribuer des lettres. Face à nous, par exemple, on écrira A, B, C, D, dans le sens des aiguilles d’une montre. Si je regarde une personne qui se trouve dans le coin en haut à gauche, pour trouver de quel groupe vient sa mère, il suffit que tourne le cube d’un quart de tour pour que la famille de la mère soit en haut à gauche. Simplifions nous la vie, et disons que pour trouver le groupe du conjoint, il suffit de faire tourner le cube à plat, pour que l’avant se retrouve à l’arrière. Si vous aviez un A en haut à gauche, il faut donc écrire alpha. Et les trois autres lettres se trouvent en tournant cette fois dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Trouver le groupe du père, c’est donc tourner le cube face à nous, puis lui faire faire un demi tour. Ce qu’on peut faire en une seule opération : échanger l’avant et l’arrière en gardant deux des côtés du cube au même endroit.

Pour trouver le groupe de la grand tante maternelle, qui est donc celui du grand père maternel son frère, donc le mari de la grand-mère maternelle : on fait tourner le cube deux fois face à nous, puis un demi tour. Là encore, un mouvement bien choisi suffisait. Et ainsi de suite. Les mathématiciens ayant depuis bien longtemps étudié le “groupe du cube”, c’est à dire l’effet de toutes les rotations, et symétries, et leurs enchaînements, il est donc simple de mettre au point un dictionnaire Warlpiri/Algèbre, pour être d’accord que “on ne peut pas se marier avec son cousin germain”, “ma belle mère et ma belle fille sont dans le même groupe”, “on peut se marier avec certains cousins issu de germain”je suis dans le même groupe que mon grand père paternel » sont des évidences… Et se marier avec sa belle mère complètement interdit, comme c’est très bien expliqué dans le texte d’anthropologie « la diagonale de la belle mère » ! (

D’autres règles existent, en Australie et ailleurs dans le monde : Des règles où les enfants d’une femme A et d’un homme B sont C alors que ceux d’un homme A et d’une femme B sont D, ou les A ne peuvent se marier qu’avec des B, et les C qu’avec les D, ou d’autres règles plus complexes encore.

Elles peuvent nous sembler absurdes, mais une chose est sûre : elles permettent toujours d’éviter la consanguinité trop proche. et comme ces règles se trouvent dans des tribus généralement toutes petites, ce n’est pas si débile. Je suis tombé sur une vidéo d’un membre d’une de ces tribus expliquant les règles (il y en a plein, il n’y a pas que le mariage), et disant que si l’une n’était pas respectée, la tribu serait “malade”… ça ne paraît pas si aberrant !

Passons à des choses plus proches de nous, comme “tournez manège“, ou Meetic, ou Adopte un mec.

Commençons par jouer les matheux entremetteurs avec le “lemme des mariages”. Prenez des filles et des garçons qui ont envie de se marier, autant de filles que de garçons. (Il y a des théorèmes sur les homos aussi, mais on n’a pas le temps de parler de tout…). Le lemme des mariages est parfaitement nul : il ne se préoccupe que de savoir s’il est possible de marier tout le monde quand soit les garçons, soit les filles ont une liste de gens avec qui ils veulent bien se marier. Prenons les filles, par exemple. Est on certain que toutes pourront se marier sans qu’il y ait conflit ? On imagine là qu’il n’y a pas d’ordre de préférence dans les listes de chacune, mais qu’il faut au moins un garçon dans chaque, bien sûr.

Il peut y avoir problème, par exemple s’il y a Brad Pitt dans le lot des garçons. Les filles vont toutes avoir la même liste de un garçon (j’aurais dû raconter l’histoire avec des mecs…) En fait, il y a problème dès qu’on peut trouver un groupe de filles tel que le nombre de garçons présents sur l’ensemble de leur liste est plus petit que le nombre de filles de ce groupe. C’est assez évident, on ne mariera pas 10 filles à 9 garçons, ça ne colle pas. Mais le lemme des mariages est rassurant : il dit que s’il n’existe pas une telle configuration, il y aura toujours moyen de marier tout le monde ! Allez les filles, soyez pas bégueules, on vaut largement mieux que Brad. La démonstration n’est pas très compliquée, il suffit comme souvent en maths de commencer par des petits nombres, et d’augmenter petit à petit…

Corsons les choses. Dans la réalité vraie, les garçons aussi ont le droit d’avoir des goûts. Et pire, des préférences. Là, on en arrive à la « théorie des mariages stables ». Et oui, les maths et l’amour, c’est hyper romantique. Donc voilà, imaginons des nanas d’un côté, et autant de mecs de l’autre, c’est tournez manèges, rien à dire. Chacun doit alors établir une liste des personnes d’en face dans l’ordre de ses préférences. La question est : est il possible de trouver une façon de marier tout le monde de façon “stable”, c’est à dire tel qu’on ne puisse pas trouver deux personnes non mariées qui préfèreraient toutes les deux être mariées ensemble plutôt qu’avec leur conjoint actuel. On ne dit pas “choisir qui ils veulent”, mais “avoir mieux”.

Rassurez vous là encore, un théorème nous affirme qu’il y a toujours au moins une solution, youhou ! Je pense sincèrement que les mecs qui ont mis au point cette théorie étaient traumatisés par le divorce de leurs parents. Pour démontrer ce résultat, il suffit de donner par exemple une méthode permettant d’atteindre cet équilibre (précaire il faut bien dire, parce que bon, au bout de 10 ans de vie commune…). Là encore, il faut choisir entre hommes et femmes… Disons les femmes. Première étape, chacune demande à son « number one » s’il veut bien d’elle. L’homme choisit celle qu’il préfère parmi toutes celles qui se présentent. Fin de la première étape. Les femmes “non casées” font alors leur demande à leur deuxième choix. Celu-ci choisit celle qu’il préfère, en remettant en jeu bien sûr celle avec qui il est déjà casé s’il y en a une (Santa barbara…) Et on recommence, jusqu’à ce que tout le monde soit casé.

En suivant cette méthode, on peut affirmer que cette affaire est stable. Voici une idée de preuve :

imaginons le drame suivant : Steven se retrouve avec Samantha, et Jackie avec John. Or Steven préfère Jackie à Samantha, et Jackie préfère Steven à John. Le drame se profile… Mais si on suit la méthode, Jackie a forcément demandé à Steve avant de demander à John ? Pourquoi donc cet abruti de Steve l’a lâchée pour Samantha qui lui plaît moins ?

D’autres questions essentielles se posent : et si on ne prends que des homos ?

Et des polygames (ou andres, on s’en fout) ?

Sachez que pour avoir lancé cette théorie a priori ridicule, deux mathématiciens viennent de récupérer le prix Nobel d’économie… Bon, pour ne pas donner l’impression que c’est volé, pensez donc aux attributions d’hôpitaux pour les internes, aux dons d’organes (dans quel ordre on distribue), aux problèmes d’optimisation divers… Bref, c’est de la belle mathématique appliquée, ça, messieurs dames !

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