Illusion de Transparence

Cet écrit est une des chroniques de l’épisode 470 sur le thème de la Transparence

Saviez-vous qu’on se pense plus transparent qu’on ne l’est ? Pas physiquement, hein. Mais dans nos interactions et nos communications. On a tendance à se croire très compréhensible et transparent dans nos propos ; alors que finalement, c’est loin d’être le cas. On a tendance à croire que l’autre puisse facilement nous comprendre. On a tendance à surestimer la capacité qu’ont les autres de percevoir nos états mentaux, nos pensées, nos émotions… On appelle cela l’illusion de transparence.

Si ce n’est pas assez clair et transparent pour vous, l’illusion de transparence est, dit grossièrement, se croire être compréhensible tel un livre ouvert. Que les autres puissent nous voir tel qu’on se comprend soi-même. À l’extrême, que le gens puissent facilement deviner voire lire dans nos pensées…

L’étude qui a mis en avant ce biais

La référence autour de cette illusion est un psychologue américain plutôt connu quand on évoque les biais cognitifs, un certain Thomas Gilovich. Dans son premier papier sur le sujet, en 1998 (Gilovich & Savitsky, 1998), il met en évidence l’illusion de transparence par quelques simples petites expériences. Parmi celles-ci, l’une est autour de la capacité à cacher ses émotions. À masquer son dégoût. Chaque participant passe un à un devant une caméra pour goûter des boissons. Certaines sont agréables comme de la grenadine par exemple et d’autres sont désagréables, genre on y rajoute du vinaigre. Et tout le but des participants est de cacher le plus possible leur dégoût pour qu’on ne puisse pas savoir s’il est en train de boire une boisson agréable ou non.

On demande ensuite, d’un côté, au participant d’évaluer sa capacité à cacher ses émotions. Si finalement le dégoût était fortement lisible ou pas sur son visage, selon lui. Et de l’autre, on demande à des observateurs d’évaluer les réactions de ce participant pour savoir si la boisson était agréable ou non.

Résultats ? Hé bien, on a tendance à sur-estimer la capacité qu’ont les observateurs à lire nos réactions et nos émotions. C’est-à-dire que les participants se croyaient très mauvais pour cacher leur dégoût. Alors que finalement, en réalité, peu d’observateur réussissait à le discerner. Bah ça, ce biais là, c’est l’illusion de transparence. Si vous voulez des chiffres, dans leur expérience, les participants estimaient qu’en moyenne 5 observateurs sur 10 pourraient identifier quelle boisson ils venaient de boire, malgré d’avoir tenté de cacher ses émotions, alors qu’en réalité seuls un peu plus de 3 y arrivaient.

C’est clair ?

Si le concept n’est pas encore transparent pour vous, je vais alors insister à ré-expliquer. On a tendance à croire qu’on laisse paraître des émotions et que les gens puissent lire nos émotions voire nos pensées, alors qu’en vérité notre visage est en total « Poker Face », un visage neutre sans émotion, livide de tout ce que vous pouvez vivre dans votre tête. Dit plus joliment l’illusion de transparence, c’est l’écart entre l’expérience subjective et ce que les autres perçoivent réellement (Schroeter, 2007, https://doi.org/10.1080/00048400701654820). D’autres parlent de surestimation de transparence (Vorauer & Claude, 1998) ou du biais d’amplification du signal (Cameron & Vorauer, 2008, https://doi.org/10.1111/j.1751-9004.2008.00096.x), comme si on pensait que notre corps était un haut-parleur de nos pensées, alors qu’en fait peu ne paraît.

En gros, l’Illusion de Transparence, c’est la série Lie To Me mais inversé.

Psychologie sociale et sciences de la communication

Toutes ces notions sont étudiées en sciences de la communication et plus particulièrement en psychologie sociale. Selon le psychologue Thomas Gilovich, l’illusion de transparence expliquerait même en partie le très célèbre effet spectateur, très connu en psychologie sociale. L’effet spectateur c’est le fait de ne pas agir à une urgence lorsqu’il y a beaucoup de témoins autour.

Prenons un exemple. Disons qu’Eléa se fait manger par une plante. Certainement parce qu’elle a bon goût, j’en sais rien. Hé bien, si je suis seul avec elle dans un laboratoire, je vais l’aider immédiatement pour ne pas qu’elle fusionne avec le plante, on a encore besoin d’elle tous les jours. En revanche, si Eléa se fait manger par une plante en plein milieu de Strasbourg avec plein de monde autour, il est beaucoup moins probable que moi-même, ma petite personne, vienne l’aider. En gros je vais me dire « Bah pourquoi, moi ? J’suis pas médecin, il y a bien quelqu’un de plus compétent autour » ou encore « Bwarf… a priori ça n’a pas l’air si grave ou urgent car personne réagit » ; et donc moi-même ne réagit pas pour l’aider. C’est ça l’effet spectateur. La présence d’autres personnes réduit les probabilités qu’une personne agisse, ou vienne en aide à quelqu’un par exemple.

Hé bah, selon Thomas Gilovich, cet effet spectateur serait potentiellement expliquée par l’illusion de transparence. Quand je vois Eléa se faire manger par une plante, je regarde la réaction des gens autour s’ils sont horrifiés ou pas. Si, selon moi, je ne vois personne qui est horrifié, alors moi-même je ne dois pas l’être. Après tout, c’est peut-être un spectacle et… je vais me trouver comme un con à aider une personne en danger alors que c’était pour de faux. Vous comprenez l’idée ?

Effet projecteur = Illusion de transparence ?

Une autre notion proche, est l’effet projecteur (Brown & Stopaz, 2007, http://dx.doi.org/10.1016/j.janxdis.2006.11.006). Un autre biais socio-cognitif. L’effet projecteur est, grossièrement, la croyance d’être davantage le centre du monde que ce que l’on est réellement. Pour l’illustrer, imaginez que vous allez présenter un oral devant des centaines de personne, seul sur une scène. Hé bien, si vous êtes stressé, on a tendance à surestimer sa visibilité. Les jambes qui tremblent ? Les mains qui tremblent ? La voix qui vacille ? Les mains moites ? Hé bah tout ça, on a tendance à exagérer ce que ça ressort réellement du point de vue des autres. C’est ça l’effet projecteur. Nous seul sur scène on ressent énormément le stress. Mais ça ne veut pas dire qu’il est énormément visible par les autres.

Pour beaucoup (Schroeter, 2007, https://doi.org/10.1080/00048400701654820), l’effet spectateur et l’illusion de transparence sont similaires. En effet, les deux biais cognitifs prennent l’expérience subjective vécue comme une réalité perçue par les autres. Comme si on était un livre ouvert. Or selon certains auteurs, ici Brown et Stopaz (2007, http://dx.doi.org/10.1016/j.janxdis.2006.11.006), ces deux biais cognitifs peuvent être différenciés. Alors que l’effet projecteur varierait beaucoup en fonction des conditions sociales – du contexte – l’illusion de transparence ne varierait pas.

Pour en arriver à cette conclusion, les auteurs ont fait passé un test de mémoire à une centaine d’étudiants devant une caméra ou devant un évaluateur seul. Pour ceux qui passaient le test devant une caméra, on leur disait qu’ils seront ensuite évalués par des experts. Dans cette condition, il y alors une forte pression sociale. Alors que dans l’autre condition où seul un évaluateur observe le déroulement du test de mémoire, l’étudiant se sent moins oppressé par le contexte.

Hé bah ce qu’on observe, c’est qu’en condition à forte pression sociale devant une caméra et des experts, les étudiants ressentaient un fort effet projecteur avec une plus grande auto-critique sur ses performances, comparé à la condition d’un évaluateur seul. Ça ok. C’était attendu et c’est ce qui a été déjà démontré. Mais ce qui est nouveau dans cette expérience, c’est que, contrairement à l’effet spectateur, l’évaluation de l’illusion de transparence par les participants ne changent pas quelle que soit la condition, le contexte social ! (Brown & Stopaz, 2007, http://dx.doi.org/10.1016/j.janxdis.2006.11.006)

Ainsi, selon ces auteurs, l’effet projecteur varierait beaucoup en fonction des conditions sociales contrairement à l’illusion de transparence. Dit autrement, l’illusion de transparence serait un biais purement cognitif, comme si c’était codé et programmé dans notre cerveau, toujours présent et identique quel que soit le contexte. Alors que l’effet projecteur est un biais socio-cognitif où les conditions extérieures et sociales jouent énormément. Bon après cette étude date de 2007 et je n’ai pas eu le temps trouvé d’autres articles récents reprenant tout ça. Donc ça reste une interprétation parmi d’autres.

Quels facteurs influencent l’illusion de transparence ?

Le contexte social n’influencerait donc pas le biais cognitif qu’est l’illusion de transparence. Ou tout cas… c’est discuté. On sait aussi que la motivation ne change rien, que ce soit pour convaincre, mentir ou garder des informations secrètes comme dans l’expérience du dégoût évoquée plus tôt ; où en gros on se pense mauvais menteur, alors qu’on est tous très bon à ça… sans trop le vouloir.

Seul un facteur semble accentuer l’illusion de transparence. C’est l’intensité de concentration sur soi (Cameron & Vorauer, 2008, https://doi.org/10.1111/j.1751-9004.2008.00096.x). Ou dit autrement l’intensité de se regarder le nombril. Que ce soit pour un groupe ou une personne. Plus on est focus sur soi-même et son petit monde intérieur, plus on se croit clair et transparent quand on parle à quelqu’un d’autre qui n’y est pas initié.

Le pourquoi un tel biais ?

Vient alors la question du pourquoi. Pourquoi l’illusion de transparence existe-t-elle chez tout le monde, comme si on avait gardé ce programme malgré les milliers d’années d’évolution ? Un réponse serait juste pour son propre bien-être personnel ; en ayant l’impression d’être compris (Cameron & Vorauer, 2008, https://doi.org/10.1111/j.1751-9004.2008.00096.x). Que je ne vie et ne parle pas dans le vide, car l’autre me comprend.

Néanmoins, cette illusion de transparence n’est pas que positive, comme on l’a vu avec l’effet spectateur (où Eléa se fait manger par une plante) ou son presque équivalent effet projecteur (où vous êtes stressé seul sur scène). En effet, l’illusion de transparence peut être source d’anxiété. Ou encore source de conflits et de quiproquo.

Bah oui, l’illusion de transparence c’est croire que l’autre à tout compris de ce que je viens de dire. Si on pense que la personne à tout compris, on peut davantage réagir de manière colérique si deux jours plus tard on se rend compte que la personne a compris tout de travers. Autre exemple. Si je suis en couple avec une personne depuis des années, je vais supposer qu’elle me connaît très bien. Et donc à la moindre petite habitude qui change ou une manière de réagir différemment, ma moitié, l’autre personne devrait immédiatement le percevoir ! Non ? Sauf que ça. C’est encore de l’illusion de transparence. Un biais cognitif qui peut être source de conflit dans un couple donc. Aussi proche que deux personnes soient ensemble, jamais l’une et l’autre réussiront à lire dans les pensées ou ressentir exactement ce que l’autre ressent. Le croire est illusoire. Comment on peut alors imaginer ce que pense l’autre alors ?

Théorie de l’esprit

En fait, tout ceci fait partie d’un grand domaine de la psychologie autour du concept incontournable de la théorie de l’esprit. Un concept développé depuis les années 80 (Premack & Woodruff, 1978, https://doi.org/10.1017/S0140525X00076512). La théorie de l’esprit c’est « la capacité à attribuer des états mentaux à autrui afin de prédire ou expliquer son comportement. »  (Burnel, 2007, Évolution des liens entre théorie de l’esprit, syntaxe et fonctions exécutives au cours du développement chez les personnes avec ou sans troubles du spectre autistique). En gros, la théorie de l’esprit est appelée ainsi car chacun de nous faisons des inférences sur ce que pense l’autre. Si monsieur machin enlève sa veste, c’est peut-être qu’il a chaud. Si madame machin grince des dents, peut-être que quelque chose la stresse sur laquelle elle rumine… Bref. La théorie de l’esprit c’est donné des états mentaux à une personne. Une personne, un animal ou tout être vivant ou même un objet d’ailleurs… Dans Toy Story il est vite arrivé qu’un jouet devienne capable de pensée.

Bref. La Théorie de l’esprit est un concept majeur dans le développement cognitif d’un enfant. « Attribuer des états mentaux aux autres personnes nous permet […] à la fois de décoder et prédire leur comportement mais aussi d’adapter le nôtre, ce qui fait de la [Théorie de l’Esprit] une compétence capitale pour le bon déroulement des interactions sociales. » (Burnel, 2007).

Transparent à soi-même ?

Pour conclure sur l’illusion de transparence, selon certaines explications, ce biais cognitif existe car on a tendance à oublier que nous avons un accès privilégié à nos états intérieurs – nos états mentaux, nos pensées, nos émotions – au point qu’on se croit un livre ouvert pour les autres. On surestime alors, d’une part, notre capacité à exprimer nos états intérieurs ; et aussi d’autre part, on surestime la capacité qu’ont les autres de percevoir ces mêmes états internes. (Cameron & Vorauer, 2008, https://doi.org/10.1111/j.1751-9004.2008.00096.x)

Nous sommes donc loin d’être transparent. Bon physiquement, sauf pour certaines particules où je ne sais quoi… Mais aussi psychiquement. Nos états internes ne se lisent pas comme dans un livre ouvert. Nous ne sommes pas transparents à autrui. Reste à savoir si on est transparent à soi-même… Bah oui. L’idée de l’illusion de transparence est qu’on se comprenne soi-même à 100 % et qu’on ait plus de difficultés perçues de s’exprimer aux autres. Mais finalement, est-ce qu’on se 100 % comprend soi-même déjà ? Sauriez-vous à chaque moment pourquoi vous êtes stressés ? Sauriez-vous à chaque moment pour avoir réagit de telle ou telle façon ?

C’est sur cette ouverture que je termine ma chronique.
On est peu transparent à autrui. Mais est-on transparent avec soi-même ?

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