Ne te plante pas de bière !

 

Dans ce dossier, une petite promenade botanique au pays de la bibine. Une chronique d’Eléa que vous pouvez retrouver dans l’épisode 313 sur la bière, à 20min30s.

“Plant blindness” : les végétaux, ces oubliés.

Un petit exercice pour débuter cet article. Que voyez-vous sur cette photographie ?

Photo : Udayan Dasgupta

Vous voyez des lions ? Rassurez-vous, vous n’êtes pas le seul à ne voir que ça. Qu’en est-il de tous ces arbres ?
Les plantes sont relativement marginalisées, de leur simple étude à leur présence dans un environnement. Qui n’a pas pesté contre ses cours de botanique ? Combien d'”animalistes” n’ont-ils pas critiqué les “plantistes” ?

Ce phénomène a un nom : l’« aveuglement au plantes » ou « plant blindness ».

Le terme a été proposé pour la 1ère fois par deux chercheurs, Wandersee et Schlusser en 1999 (1), et a été défini comme « l’incapacité à voir ou à remarquer les plantes dans un environnement ». De ce phénomène découlent plusieurs conséquences :

  1. Une incapacité à reconnaître l’importance des plantes dans la biosphère et les activités humaines.

2. Une incapacité à apprécier les caractéristiques esthétiques et biologiques des organismes vivants appartenant au règne végétal.

3. Une tendance très anthropocentrique à classer les plantes au rang d’espèces « inférieures » aux animaux et à conclure qu’elles ne sont pas dignes de notre considération.

Dessin : Phip
Dessin : Elo

Il y a des tas de causes à cet « aveuglement aux plantes », autant culturelles que biologiques, que je ne développerai pas dans cet article, mais pour lesquelles vous pourrez avoir plus d’informations dans cet excellent article de blog en anglais. Tout cela est bien dommage, car ce qui fait la bière, ce sont avant tout… les plantes !

Les plantes : la seule chose qui différencie l’eau de la bière…

Je ne vous apprends peut-être rien, mais par ordre de priorité pour faire 25cl de bière telle que vous la connaissez, il faut : 35cl d’eau, 50g de céréales, 2g de houblon et une toute petite pincée de levure… contrairement à l’idée répandue selon laquelle “la bière, c’est du jus de houblon” et au risque de vous décevoir l’ingrédient majoritaire de la bière est donc l’eau. Puis les céréales. Puis enfin ce fameux houblon. Les plantes sont donc les seuls ingrédients qui séparent l’eau de la bière. Allons donc sans plus tarder faire un petit tour au pays de la botanique.

Dessin : Mel

Nommer les plantes : la nomenclature binomiale à la rescousse.

Qui dit “botanique” dit “classification” et qui dit “classfication” dit “nomenclature binomiale“. Grâce à certain Carl von Linné, tous les organismes vivants sont rangés dans des boîtes (Règnes, Divisions, Classes, Ordres, familles, genres, espèces), et portent deux noms  (bi-nomial) latins ou pseudo-latins permettant de les identifier. Tous les botanistes du monde se réfèrent au nom latin plutôt qu’au nom commun (on dit aussi nom vernaculaire), propre à chaque langue, chaque pays, chaque région, voire chaque village d’une aire géographique…
Prenons l’exemple de la fameuse marguerite que l’on peut aussi appeler pâquerette, daisy en anglais, Gänseblümchen en allemand, margarita en espagnol (mais c’est aussi un nom de cocktail). S’agit-il d’une marguerite commune? D’une marguerite géante? D’une marguerite à feuille de graminées? Autant d’espèces différentes que l’on peut confondre, alors qu’il suffit d’attribuer un nom de Genre et un nom d’Espèce pour que l’on ne se trompe jamais. Voici donc Leucanthemum vulgare, la marguerite commune.

Source images : Wikipédia

 

Par convention, le nom de genre s’écrit avec une majuscule, le nom d’espèce sans majuscule, et le nom binomial en italique. Ne demandez pas pourquoi, c’est comme tous les trucs d’académiciens, c’est comme ça et puis c’est tout: pas touche à l’écriture.

 

L’orge : l’ingrédient clé de la bière.

Dessin : Phip

Le petit nom botanique de l’orge est « Hordeum vulgare » ou l’orge commune (parce que oui, l’orge c’est un mot féminin). Hordeum dérive du latin « hordeo » qui signifie « hérissé » et qui réfère aux arêtes hérissées de l’épi d’orge. Vulgare signifie « vulgaire » au sens de « commun ». Avec quelques notions de latin, c’est magique on voit tout de suite de quoi on parle ! Dessin : Phip
L’orge une plante de la famille des Poacées, anciennement appelées « Graminées » pour ceux dont les cours de botanique remontent à très loin. On retrouve chez les Graminées plus de 12000 espèces, allant de l’herbe basique de votre jardin à certains bambous. Selon les estimations, 70% de la surface cultivée et 50% de nos apports alimentaires sont assurés par des graminées. Canne à sucre, orge, blé, maïs, riz… tout le monde y est !

L’humour, c’est cadeau.

Anecdote, on sait d’ailleurs que les graminées étaient déjà consommées par les dinosaures au Crétacé (2). D’ailleurs je sais maintenant que Titi le canari a probablement emprunté sa punchline à un Rapetosaurus krausei « Tiens, z’ai cru voir une Graminée. »

L’histoire de l’homme est étroitement liée à celle des céréales et bien avant qu’on les domestique, leurs versions sauvages étaient déjà consommées par Néandertal il a 50 000 ans. Une chance pour les archéologues qu’on n’ait pas encore inventé les brosses à dents – c’est ce qui nous a permis de retrouver des restes de céréales coincés entre leurs dents. Grâce à la génomique, une discipline qui permet de séquencer et d’analyser le génome entier des organismes vivants, on peut retracer avec de plus en plus de précision l’origine de la domestication des céréales. On sait par exemple désormais que l’orge est parmi les plus vieilles céréales domestiquées dont l’histoire commence il y a plus de 15000 ans, au néolithique dans la région du croissant fertile (3). Sa culture s’est ensuite répandue sur tous les territoires du globe, du sud du Chili au cercle arctique.

Dessin : Phip

Ce succès évolutif s’explique en partie par sa biologie. En terme de reproduction, les Poacées produisent des grains de pollen très petits et légers, dispersant leur semence aux quatre vents, dans l’espoir d’une fécondation avec l’ovule d’une belle plante étrangère… On a vu moins poétique comme sexualité, non ? On parle d’anémogamie.

Grain de pollen de Poacée au microscope électronique

La plupart des céréales sont capables de s’autoféconder (on dit qu’ils sont autogames), et l’orge est encore plus extrême, car sa fleur ne s’ouvre même plus, elle est donc sûre d’être fécondée par son propre pollen. Ce phénomène s’appelle la cléistogamie. Cette caractéristique de l’orge domestiquée a été sélectionnée en tout premier lieu, et facilite encore la sélection et le maintien de traits qui nous intéressent: plus de grains, plus gros, plus nutritifs, et pourquoi pas qui se détachent moins de l’épi à maturité pour augmenter le rendement de la récolte. On dispose ainsi d’orge à 2 rangs de grains et d’orge à 6 rangs de grains, par exemple. Pour devenir des experts du sexe chez les Poacées, par ici.

Source : ENS Lyon

Pourquoi un tel succès ? D’une, parce que les grains d’orge ça se mange. En grèce Antique, en Afrique, au Tibet, sous toutes les latitudes, l’orge était souvent à la base de l’alimentation. Les grecs le consommaient entre autres sous forme de galettes appelées « maza » qui correspondent assez à l’idée qu’on peut se faire du lembas dans le seigneur des anneaux. Une sorte de barre énergétique old school qui permet de courir un marathon avec une bouchée. D’autre part, parce que l’orge… ça se boit. Les infusions de grain d’orge ont servi d’ersatz de thé et de café en France pendant les deux grandes guerres, et certains pays comme la Chine et l’Italie en produisent encore comme boisson. Outre la bière, l’orge rentre aussi dans la composition du whisky (uisce beatha en gaélique, littéralement eau de vie).

Dessin : Mel

Aussi longtemps qu’il y a eu des céréales cultivées, il y a sûrement eu de la bière. Eau + céréales + levure, ce ne serait pas la recette du pain par hasard ? Oui, la bière c’est un peu du pain liquide.

Alors comment passe-t-on du grain d’orge à la bière ? On peut considérer que les grains d’orge sont comme des « œufs » de plantes. Ceux-ci contiennent un embryon, avec un tissu de réserve nutritive que l’on appelle l’endosperme et qui contient ce fameux polymère d’amidon. Une longue chaîne de sucres. La plante va utiliser cette réserve de sucre pour germer, avant de pouvoir devenir autonome à l’apparition de ses premières feuilles capables de faire la photosynthèse. Dans la nature, cette graine est une véritable station météo. Plante en devenir attendant son heure de gloire, elle est capable de sentir – et ce à une échelle moléculaire – la température, le degré d’humidité et la luminosité idéale pour faire son coming-out et sortir de sa dormance. Dès que toutes les conditions sont réunies, elle secrète des enzymes – les amylases entre autres – qui vont dégrader l’amidon et libérer les sucres nécessaires aux jeunes pousses.

Images : Wikipédia

Industriellement, les producteurs de bière, ces petits malins, reproduisent donc les conditions idéales pour faire germer l’orge et préparer les grains à la fermentation, étape qui permettra la production d’alcool à partir de ces sucres. Les graines sont donc d’abord « trempées » pour les sortir de leur état de dormance, ce qui constitue l’étape du maltage.

Ce processus fonctionne avec d’autres types de grains qui contiennent des sucres fermentescibles (blé, avoine, maïs, riz…) et avec des céréales qui n’ont pas besoin de maltage préalable. Tout est bon pour faire de l’alcool !

Bon, c’est bien chouette tout ça, on a du sucre à fermenter pour faire de l’alcool, mais l’alcool pur, ça n’a pas énormément d’intérêt – gustativement parlant. Il faut donc aromatiser sa bière.

Le houblon : l’arôme, la “cerise sur le gâteau”.

C’est là qu’intervient le houblon, symbole fort et intemporel que tout le monde ou presque associe visiblement à la bière.

Dessin : Mel

Le point botanique : Le houblon, Humulus lupulus est une plante de la famille des Cannabacées. Oui, comme le chanvre. Humulus est un dérivé du vieux mot allemand « humela » – « qui porte des fruits » qui désignait déjà le houblon. Humela dérive lui même probablement d’une racine indo-européenne « dghem » qui a donné homme ou humus et qui fait référence à quelque chose qui vient de la terre.

Paradoxalement, une autre explication serait de rapprocher ce mot à « himmel » – ciel en allemand – ce qui aurait du sens aussi étant donné que le houblon est une liane grimpante… et que ducoup on l’utilise dans une boisson qui fait un peu tourner la tête.

Source images : Wikipédia

Le houblon est une liane qui pousse en hauteur (troncs d’arbre par exemple), ce qui fait qu’on a longtemps cru que cette plante « étouffait » son support et lui a valu son petit surnom d’espèce lupulus qui veut dire « petit loup ». Le houblon est toutefois loin d’être un prédateur – si la liane grimpe c’est uniquement pour accéder à une source et une quantité de lumière décente. Les deux sexes mâles et femelles poussent sur des plants séparés, on parle d’une espèce dioïque.

Dessin : Elo

La culture de houblon se fait dans des houblonnières, en cultivant chaque pied de houblon sur de longs fils suspendus par des perches de plusieurs mètres de haut – plutôt impressionnant à voir de loin quand vous passez par exemple au Nord de l’Alsace.

Quelque part vers le 12ème siècle, Hildegarde de Bingen, l’une des seules femmes botaniste que les manuels daignent souvent de mentionner, comprend les propriétés antiseptiques du houblon. L’ajouter à la bière augmente sa durée de conservation, et rajoute en plus une amertume pas dégueu du tout. En plus d’utiliser les fibres de houblon comme textile et ses jeunes pousses comme aliment, on commence donc à intégrer le houblon à la bière, parce que oui, tout est bon dans le houblon.

Dessin : Mel

Pour la bière, on utilise surtout les cônes fécondés femelle qui contiennent les arômes (voir le dossier de Vincent). En plus des arômes, on y trouve également des molécules que je trouve personnellement amusantes, comme le 8-Prenylnaringenin (8-PN), de la famille des flavonoïdes, classée dans les phyto-œstrogènes. C’est à dire une molécule végétale semblable à une hormone humaine, l’oestradiol – qui comme elle favorise la lactation, réduit la libido chez les hommes et en cas de consommation excessive peut avoir un effet féminisant, provoquant un phénomène de gynécomastie chez certains hommes (augmentation de la taille des seins). Son précurseur, l’isoxanthohumol a aussi des propriétés antitumorales, antioxydantes et antimicrobiennes (4).

Pour toutes ces raisons, le houblon est devenu au cours du temps un grand classique et on aurait tort de s’en priver, même s’il est très minoritaire dans la composition de la bière. Pour devenir un pro du houblon, par ici. 

Mais si on ne l’utilise que depuis le 12ème siècle… qu’utilisait-t-on avant ? Avant, on utilisait le gruit.

Le gruit : comment on faisait la bière, avant ?

Source images : Wikipédia

C’est quoi le « gruit »? Un savant mélange de plantes aromatiques (intuitives comme la menthe, le piment, la cannelle, ou moins intuitives comme l’aubépine, l’achillée millefeuille, le myrte des marais, la bruyère, les aiguilles de pin). En gros les gens avant, ils utilisaient un peu toutes les plantes aromatiques qui leur passaient sous la main et avant le houblon grâce à ces intéressants cocktails de fruits et d’aromates, on obtenait la cervoise (Cervoise vient du latin cervesia, terme lui même dérivé du celte « curmus » designant une boisson fermentée). En plus, bien avant que l’on comprenne comment utiliser les levures, la fermentation se faisait toute seule grâce aux micro-organismes qui se baladaient spontanément dans les préparations de l’époque.

Du moment que vous avez des sucres fermentescibles et des plantes aromatiques, vous pouvez faire de la bière avec à peu près n’importe quoi de végétal. Aujourd’hui en cherchant un peu, vous pouvez trouver des bières aromatisées au Génépi, aux airelles, à la noisette, aux lentilles, à l’ortie, au chanvre, ou même à la carotte !

Le bière, ce chef d’oeuvre.

Peintures : Scott Clendaniel

La bière est le résultat de millénaires d’agriculture, de perfectionnement technique, une preuve de notre état de civilisation et incontestablement à mettre au rang des meilleures inventions humaines. Les camarades alsaciens et autres adeptes du picon-bière saisiront la référence : je pense qu’on peut dire “c’est pas l’homme qui prend l’amer, mais l’amer qui fait l’homme”. En termes de recettes, la mode est à l’innovation et nul doute que la nouvelle génération de brasseurs amateurs et professionnels ne cesseront de nous surprendre !

Un petit point étymologique pour terminer : le mot bière vient du latin « bibere » qui désigne le fait de boire. Concernant la mise en bière, c’est à dire le faire d’enfermer un cadavre dans un cercueil et de l’enterrer, cela a une toute autre origine sémantique et dérive directement du l’usage d’enterrer les morts déposés directement sur une civière vers le Vème siècle. Cette planche de bois était autrefois désignée par le terme « bière », dont le nom par extension s’est appliqué au cercueil de bois ultérieur.

Pour terminer cette chronique, rappellons-nous que l’abus d’alcool est dangereux pour la santé alors surtout … ne vous plantez pas de bière !

Références :
(1) Wandersee, J., & Schussler, E. (1999). Preventing Plant Blindness. The American Biology Teacher, 61(2), 82-86. doi:10.2307/4450624
(2) Les poacées, nourriture des dinosaures par Cyril Langlois : http://planet-terre.ens-lyon.fr/article/dinos-poacees-2005-11-29.xml 

(3) Histoire évolutive de l’orge :

Artem Pankin, Maria von Korff, Co-evolution of methods and thoughts in cereal domestication studies: a tale of barley (Hordeum vulgare), In Current Opinion in Plant Biology, Volume 36, 2017, Pages 15-21, ISSN 1369-5266, https://doi.org/10.1016/j.pbi.2016.12.001.

Propriétés nutritives de l’orge : http://whfoods.org/genpage.php?tname=foodspice&dbid=127

(4) Effet de l’isoxanthohumol : www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0367326X15000611

 

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